aussi de cette grande manifestation de loyalisme qu'a été la participation des colonies au Jubilé. Cette éclatante démonstration de l'unité de l'empire a été posée par beaucoup de champions plus zélés qu'éclairés de la fédération impériale comme le point de départ d'une évolution nouvelle. Lord Rosebery l'autre jour s'écriait qu'il ne fallait plus employer ce mot de colonies, reliquat d'une ère de division et de domination d'un côté, de servilité de l'autre, qu'il fallait désormais parler d'empire. Sir Wilfrid Laurier, emporté par l'enthousiasme, peut être entraîné par les souvenirs du Dominion qui a réuni dans une unité supérieure si vivante les provinces si différentes de nationalité, de langue, de religion, d'esprit et d'intérêts de l'Amérique du Nord s'est plu à devancer en imagination la convocation d'une assemblée fédérale de tous les représentants de l'empire britannique. Il est évident qu'à cette heure on est sur le seuil d'une entreprise de la plus haute gravité. A force de célébrer l'unité du sentiment national, on aspire à le réaliser sous une forme pratique. On sent que, pour l'instant, il y a beaucoup de fiction dans cette unité, qu'en fait, les colonies ne sont nullement solidaires des charges de défense nationale de la métropole, que les légistations diffèrent sur des points essentiels; que tandis que la mère-patrie donne à toutes ses dépendances le bénéfice du libreéchange absolu, nombre de celles-ci se sont hérissées de barrières de douanes, sous la forme de tarifs quelquefois, souvent même spécialement dirigés contre la Grande-Bretagne. Il n'y a rien d'étonnant à ce que l'on se prenne d'un bel enthousiasme pour l'abolition de ces anomalies. C'est, croit-on, marcher dans le sens des destinées de l'empire, en consolider l'unité, obéir à la logique et suivre les impulsions en quelque sorte instinctives d'un état d'âme universel. Dans le même temps certaines tendances locales très puissantes semblent concourir à ce même grand œuvre. Le Dominion a déjà réalisé le premier degré de l'idée fédéraliste. En Australie une convention vient de jeter les bases d'une constitution fédérale qu'une assemblée spéciale va bientôt rédiger. Dans l'Afrique australe, il paraît de plus en plus clairement, en dépit des lamentables déviations infligées à la marche normale des choses par la folle précipitation de M. Rhodes et de ses complices, que la vraie solution est dans l'établissement d'une fédération. Tout cela naturellement, on l'interprète comme autant de pas accomplis dans la voie au bout de laquelle il y a la réalisation du rêve, de l'idéal cher à lord Rosebery et à ses amis : la fédération de l'empire britannique. Je ne m'arrêterai pas aujourd'hui à examiner s'il est bien exact que le vrai moyen de håter ou de rendre facile la formation d'untel lien fédératif entre les colonies et, la mère-patrie ce soit bien la fédération préalable de ces colonies; si la constitution d'un corps de nation canadien, australien ou africain tendrait vraiment à faciliter la création de l'organisme gigantesque et monstrueux que serait la fédération de l'empire; si l'Australie ou l'Afrique fédérée ne prendrait pas conscience tout à la fois de sa propre unité et de son absolue et irréductible diversité à l'égard de la métropole; si des petites colonies séparées, privées par définition des instruments et des conditions d'existence d'un grand Etat, ne sont pas infiniment plus aptes à vouloir leur union avec la mère-patrie sous la forme d'un grand empire que de grandes communautés, pourvues de tout le nécessaire, capables de vivre et conscientes de leur force; si enfin, à supposer que les aspirations unitaires existent, non seulement parmi les politiciens, mais dans les masses populaires, elles ne trouveraient pas une satisfaction amplement suffisante dans une fédération limitée et locale et si, du coup, la fédération impériale ne perdrait pas le grand ressort de sa mise en œuvre. Contentons-nous, sans nous lancer dans la politique purement conjecturale, de noter qu'en fait, le jubilé vient de le mettre en lumière une fois de plus, - le degré d'unité nationale, purement idéal et sentimental, atteint par l'empire britannique l'a été grâce à la sage libéralité des concessions faites, au relâchement des liens artificiels, à la graduelle émancipation, au don progressif du self-government le plus étendu et du home rule le plus large. Il y a bien là, semble-t-il, une contre-indication à l'aventureuse entreprise d'un fédéralisme unitaire. Je sais bien que le trait propre, l'avantage distinctif du fédéralisme, c'est de permettre la répartition exacte des attributions, le partage des compétences, de laisser au self-government local ce qui lui appartient en conférant au gouvernement central ce qui lui revient. Belle formule, admirable théorie qui est bien faite pour faire venir l'eau à la bouche, mais à laquelle la pratique n'est pas toujours conforme! Les hommes d'Etat anglais, s'ils sont avisés, feront bien de ne pas oublier que le mieux est l'ennemi du bien, de ne pas perdre de vue que le paradoxe heureux en vertu duquel l'unité de l'empire britannique a été fondée, agrandie, consolidée, par des doctrinaires de l'école de Manchester, - lesquels n'avaient pas la foi et, tout en étant libéraux dans l'âme et autonomistes conséquents, faisaient de l'impérialisme sans le savoir, comme M. Jourdain de la prose, pourrait bien avoir pour pendant moins agréable le paradoxe en vertu duquel ce grand et magnifique édifice serait renversé par les mains maladroites d'admirateurs trop enthousiastes, d'amis trop zélés, empressés à lui imposer une trop lourde surcharge. A vrai dire, ma conviction très déterminée et depuis longtemps formée pour de vives raisons, c'est que le mouvement impérialiste avec son alliage de chauvinisme agressif, avec ses démangeaisons fédéralistes outrées, avec son contre-coup fâcheux sur le libéralisme en soi et à l'intérieur marque un commencement de dégénérescence de l'esprit public, trahit un certain abaissement de l'idéal des générations antérieures et constitue en même temps le premier et le plus grand danger pour cet empire même dont il compromet l'unité en l'exagérant, et dont il minera les fondements en ébranlant le système de liberté publique et de franchises locales qui en sont la base et qui doivent aussi en devenir le couronnement. D'ailleurs, c'est là affaire aux Anglais eux-mêmes, quelque sincère admiration que je ressente pour l'un des plus splendides mouvements de l'activité humaine, si persuadé que je sois de l'importance de l'évolution de l'empire britannique, dans les diverses parties duquel il semble que doivent se faire quelques unes des expériences sociales et politique les plus dignes de l'attention du monde civilisé, on m'excusera de ne pas me faire un féliche de la perpétuité d'une domination qui risque de devenir un péril universel. La culture anglaise, la civilisation britannique me sont chères. J'ose dire qu'il est peu d'esprits aussi pénétrés de leur influence, aussi respectueux de leurs bienfaits. Il n'en est pas moins vrai qu'à toutes les époques ç'a été un danger, contre lequel il fallait se mettre en garde, que la constitution d'une hégémonie trop universelle. Successivement l'Espagne de Charles-Quint, la France de Louis XIV et de Napoléon ont vu se faire contre elles des coalitions spontanées et les champions de l'équilibre nécessaire se mettre en travers de la réalisation d'un rêve trop ambitieux. L'empire britannique, s'il se développait et se maintenait conformément aux espérances de ses promoteurs actuels menacerait encore bien plus la liberté du monde. Deux cent millions d'hommes libres formant un seul Etat, unis sous un seul sceptre, se gouvernant en commun sous tant de climats différents et sur tant de terres séparées, mais ce serait le plus formidable instrument de conquête, de suprématie, voir d'oppression que l'humanité aurait vu! C'est là un sentiment dont on commence à prendre vaguement conscience un peu partout. Il ne s'agit nullement, qu'on veille bien m'entendre, de faire brutalement appel à je ne sais quelles passions égoïstes et de chercher à évoquer le spectre d'un empire universel pour faciliter les louches combinaisons d'une diplomatie suspecte. Personne n'ignore, qu'à supposer même que la nécessité d'une coalition défensive fût aussi urgente qu'elle est encore à lointaine échéance, il y a dans l'état de l'Europe depuis 1870 quelque chose de permanent, d'immuable, de fatal qui paralyse les meilleures volontés, qui fausse les conceptions les plus justes, qui détruit les aftinités les plus fortes et qui interdit les rapprochements les plus nécessaires. Quand l'empereur Guillaume II, reproduit par M. de Blowitz, parle du péril de l'impérialisme britannique et semble faire appel à un syndicat de champions de l'équilibre, il ne tient pas assez compte de cette donnée primordiale et il se meut dans le domaine des chimères. Aussi bien n'y a-t-il pas précisément péril en la demeure. J'ose croire qu'il est peut-être plus pressé, à vouloir s'occuper d'avenir, de restaurer l'équilibre du continent que d'empêcher la destruction de l'équilibre de l'univers. Qui nous dit d'ailleurs que l'évolution unitaire britannique se poursuive dans les conditions rêvées par ses fauteurs; que la fédération impériale se réalise et que, si elle y parvient, elle se maintienne, et même que le lien actuel, si lâche et si souple, subsiste indéfiniment entre les colonies et la métropole ? Il ne manque pas de symptômes que l'on peut interpréter en des sens bien divers. L'état de l'Afrique australe est tel qu'il peut aussi bien aboutir à la constitution d'une république fédérative africander indépendante qu'à celle d'une ligue sous la suzeraineté de la Reine. Le Canada n'est si loyaliste, si ardemment britannique que parce qu'il est encore très français et qu'il redoute l'absorption de sa nationalité et de sa religion dans l'immense REVUE POLIT., T. XIII 13 Tout-y-va des Etats-Unis; que l'immigration anglaise s'y développe, qu'elle réduise à la portion congrue l'élément français et catholique et ce Dominion anglo-saxon pourrait bien subir l'attraction de la république voisine. L'Australie est en train de se créer une nationalité et il n'y aurait rien d'impossible à ce que ce fût le premier pas inconscient et involontaire dans la voie des séparations et de l'indépendance. Enfin ne voyons-nous pas dans l'Hindoustan se multiplier les effrayants symptômes d'un malaise, d'une irritation générale, d'une réconciliation de mauvais augure entre Musulmans et Hindoustes, en un mot quelque chose comme les signes avant-coureurs de la terrible révolte des Cipayes de 1857? En somme qui sait si le Jubilé de 1897, avec l'éclatante démonstration du sentiment impérialiste et du loyalisme colonial, n'aura pas marqué l'apogée d'une ère et l'ouverture d'une autre, le couronnement splendide de la période créatrice, conquérante, unitaire et le début de la période des difficultés, des malentendus et de la lente décomposition? FRANCIS DE PRESSENSÉ.. II. CHRONIQUE POLITIQUE INTERIEURE Le renouvellement du privilège de la Banque de France a été voté. La discussion, commencée le 25 mai, ne s'est terminée que le 1er juillet. II est inutile de revenir sur les précédents de cette importante question, qui ont été déjà complètement exposés dans la Revue (1). Il suffit de rappeler que, en 1891, un premier projet, préparé par M. Rouvier et dont M. Burdeau fut le rapporteur, avait été déposé par le Gouvernement, puis abandonné, à la suite d'une remarquable discussion (2). A part quelques différences de détail, le projet actuel reproduisait celui de 1891; à tous les égards la question était restée au même point. Les arguments pour et contre devaient être les mêmes. Mais l'imminence de l'expiration du privilège (31 décembre 1897) était de nature à faire réfléchir les novateurs les plus hardis. La discussion devait donc porter bien plus sur les conditions de renouvellement du privilège, que sur son existence même. L'élection des commissaires, dans les bureaux, en fut la preuve. Tous furent unanimes, ou à peu près, à se prononcer pour la continuation du monopole dont la Banque est investie depuis 1803, et qui fut successivement étendu et prorogé par les lois de 1806, 1840 et 1857. Sans doute, il fallait prévoir une démonstration des socialistes en faveur de la création d'une banque d'Etat. En réalité, là n'était pas le danger. II était dans l'état d'esprit d'une assemblée qui touche à sa fin, et qui, après avoir gaspillé son temps, est portée à vouloir hativement résoudre une foule de questions, au risque de tout brouiller, de compromettre ce qui (1) Voir les articles de M. Fournier de Flaix: La Banque de France et le renouvellement du privilège, no de juin 1896; Les conditions de la prorogation du privilège de la Banque de France, no de janvier 1897. (2) Séances des 21, 27, 28, 29 juin, 5 et 6 juillet 1892. existe, sans néanmoins rien faire de viable. Le mal s'aggrave par l'incompétence de beaucoup de députés, jointe aux préoccupations électorales. Pour ceux-là, le renouvellement du privilège de la Banque est une oссаsion favorable d'avoir l'air de résoudre le problème du crédit agricole, du crédit au petit commerce ou du crédit ouvrier, comme, à d'autres époques, on s'est vanté d'avoir organisé l'armée coloniale ou la réforme des boissons hygiéniques. C'est ainsi qu'une loi dont le principe était acquis, dont les dispositions contestées ont été votées à des majorités presque toujours considérables, a pu traîner pendant près de six semaines. La discussion a été coupée par des hors-d'œuvre, comme la question du crédit agricole, ou par des questions de politique générale, qui ont à plusieurs reprises obligé le président du Conseil à intervenir. Il a semblé, à certains moments, que la Chambre perdait totalement de vue l'objet du débat. Le privilège accordé à la Banque n'a qu'un but: faire du billet de banque une valeur que tout le monde accepte avec autant de confiance que la monnaie. Pour cela, il faut fortifier le crédit de la Banque, ne pas immobiliser ses réserves, et veiller à ce que les opérations qu'elle fait soient sûres, plus encore que lucratives, car la confiance dans le billet de banque dépend de la certitude d'un remboursement immédiat et à vue Comme l'a fait observer M. Jules Roche, dans la discussion, le billet de banque porte son échéance avec lut; à chaque heure, à chaque minute, au moment même où il est reçu, il doit pouvoir être remboursé. Ce principe, pourtant si élémentaire a été constamment méconnu par les auteurs d'amendements. Beaucoup semblent croire que la planche qui imprime les billets est une source inépuisable de richesses. Dans leur conception, le billet de banque n'est pas autre chose qu'un assignat. Avant de tracer une esquisse rapide de cette laborieuse discussion, il faut résumer les principales dispositions du projet. Les termes de ce projet avaient été acceptés par le Conseil général de la Banque, ce qui lui donnait un véritable caractère contractuel. Le privilège concédé à la Banque était prorogé de vingt-trois ans, pour prendre fin le 31 décembre 1920. La limite d'émission était portée de 4 à 5 milliards. LEtat bénéficiait, de son côté d'avantages qui peuvent se ramener à trois chefs principaux: il devait toucher diverses sommes ou s'exonérer de certaines obligations; il trouvait des commodités nouvelles pour le service de la Trésorerie ; enfin, il stipulait des conditions plus favorables pour le remboursement éventuel des écus de l'Union latine. Au premier point se rapportent: la redevance proportionnelle que devra payer la Banque (1); l'abandon des intérêts sur les avances de 140 mil(1) Jusqu'ici la Banque n'acquitte qu'un droit de timbre sur les billets en circulation. |