sous la surveillance des courtiers d'élection. Pendant ce temps, les Tziganes jouent toujours et l'on ne cesse de boire que pour retourner boire (1). L'excitation est ainsi à jet continu. Malgré l'intimité qui s'établit entre les députés une fois élus et qui va jusqu'au tutoiement, plus d'une fois le sang coule. Il est même arrivé que deux candidats, pour décider de l'élection au second tour de scrutin, se sont battus au pistolet dans un duel où l'un des deux a été tué (2). A Neusohl, cinq cents paysans du parti chrétien populaire ont été chargés par les troupes et l'on a compté plusieurs morts et blessés. A Erdockoez, l'état de siège a été décrété. Un candidat libéral, M. Engelmayer, a failli être lapidé dans sa circonscription. Dans celle d'un autre député, M. Hock, les partisans de ce dernier ont tué le juge Kowatz et sa femme. Intimidés par les assassinats, beaucoup d'hommes politiques ont renoncé à se porter candidats. Des tumultes sont souvent provoqués pour empècher des communes entières de voter et les tenir à l'écart du scrutin. Dans la ville de Tyrnau où se portait le comte Zichy, membre de la Chambre des Seigneurs et chef du parti chrétien du peuple, les plus nombreux groupes de ses électeurs, au nombre de mille environ, ont été entourés de troupes, sous prétexte de désordres à éviter, et il leur a été ainsi interdit d'approcher du bureau. Dans plus de trente élections, les électeurs des candidats de l'opposition ont été empêchés par la force ou la ruse de pouvoir exercer leurs droits. Quand ce n'est pas la violence qu'on emploie, c'est l'argent qui se prodigue. Comment ne pas payer les transports, les frais de nourriture et de boissons? Aussi le projet de loi qui avait été présenté pour transférer aux cours de justice la vérification des pouvoirs des députés admettait-il, sans vaine dissimulation, que les candidats ne pouvaient être considérés comme coupables de corruption, quand ils faisaient transporter les électeurs à leurs frais et leur donnaient pendant le trajet, ainsi que le jour de l'élection, la nourriture nécessaire. L'argent joue souvent son rôle moins excusable. Les votes s'achètent plus ou moins secrètement et se vendent plus d'une (1) Voir le Journal 24 oct. 1896, article de M. A. Saissy. (2) A Rina-Szaes le duel a eu lieu entre M, Druscozy et M. Fay qui a été tué. fois au dernier enchérisseur, surtout quand à la fin d'une élection on peut prévoir que le succès ne tiendra qu'à un petit nombre de suffrages. Aussi la moyenne des frais d'une élection peutelle être évaluée à 25.000 francs, et il y en a qui coûtent plus de 100.000 francs. Pour se rendre compte de ce que valent les élections en Hongrie, il ne reste qu'à montrer la candidature officielle dont on pourrait dire qu'elle broche sur le tout. Tous les fonctionnaires et employés de l'Etat sont obligés, surtout par le vote public, d'être ses auxiliaires, malgré l'ordonnance qu'à son honneur le ministre de la justice de 1892, M. de Syilagyi, adressait aux membres de l'ordre judiciaire et qui n'a pu que rester lettre morte. La candidature officielle ne se dissimule pas, sous des voiles plus ou moins transparentes comme celle d'aujourd'hui en France; elle s'étale à découvert avec tout son appareil, en défiant hardiment les articles de la loi qui atteignent la pression exercée sur les électeurs. Le ministre n'a qu'une préoccupation c'est celle de transformer en agents électoraux les présidents des conseils généraux des comitats et les présidents des bureaux d'élection. Dans le comitat de Nógrád, où M. Jean de Scitovszky, qui avait représenté trois fois sa circonscription, se portait candidat contre le secrétaire du ministère de l'Intérieur, M. Latkoizy, celui-ci disposant, sur 576 votants, des voix de 300 fonctionnaires ou employés dans la ville de Balassa-Gyarmat, chef-lieu du district, c'était surtout des vil-lages, qui comptaient à peu près 1.500 votants, qu'il fallait s'assurer. On avait promis à la ville un gymnase, une fabrique de tabac, en prodiguant les promesses aux uns, les menaces aux autres, notamment aux cabaretiers. Avec les paysans on avait moins à se gêner. Des fonctionnaires subalternes, accompagnés de gendarmes, arrêtaient ceux qui se chargeaient de transporter les électeurs du candidat de l'opposition, venaient réveiller la nuit ses partisans, les obligeaient à changer de drapeaux et de cocardes, les mettaient en voiture sous bonne escorte pour les conduire au chef-lieu du district où ils étaient enfermés la nuit dans des cabarets pour être conduits le lendemain matin à ce qu'on pouvait appeler l'exercice militaire électoral. L'élection du candidat du gouvernement était ainsi assurée, mais seulement avec 300 voix de majorité et au prix, dit-on, de 140.000 francs dépensés. Ce sont là les procédés qui ont cours et ce qu'il y a de plus triste à constater, c'est qu'on y est tellement habitué, qu'ils ne font pas scandale. C'est ainsi que le parti gouvernemental qui se décore du nom de parti libéral et qui est représenté par le ministère du baron Banffy a remporté aisément une victoire triomphante, en s'assurant dans la nouvelle Chambre une majorité qui dépasse les deux tiers. Mais il ne suffit pas de prendre une étiquette pour justifier l'appellation qu'on se donne. Encore plus que le parti libéral allemand, avec lequel il fait cause commune en Autriche, le parti libéral en Hongrie n'est qu'un parti sectaire et autoritaire à outrance. Le ministèredu baron Banffy vient d'en donner une nouvelle preuve par la présentation d'un projet de loi qui soulève l'opinion, si docile qu'elle soit, et qui est destiné à enlever au jury, pour les transférer aux tribunaux ordinaires, les procès de presse pour diffamation. Après avoir fait des élections un instrument de domination, il se propose d'employer la magistrature à faire la loi aux journaux. A ce titre, il ne faut pas s'appeler libéral, mais libérâtre. La Hongrie peut se vanter de sa prospérité financière; elle peut être justement fière de l'éclat un peu fastueux de sa civilisation dont la ville de Pest donne le brillant spectacle; elle a le droit de s'enorgueillir des fètes splendides et vraiment nationales avec lesquelles elle a fèté en 1896 son millénaire. Elle peut s'être donné, au prix de 14 millions de florins (28 millions de francs), le magnifique palais du nouveau parlement dont elle a voulu faire l'imitation du palais de Westminster. Mais à la différence de l'Angleterre, tant qu'elle ne changera rien à ses lois et à ses mœurs électorales, la liberté des élections lui. manquera, et quoiqu'elle considère l'Autriche, vis-à-vis d'elle, comme arriérée, c'est de l'Autriche qu'elle aura à cet égard des leçons et des exemples à recevoir. << Améliorez vos institutions sans les détruire, élargissez vos scrutins, rendez les secrets et indépendants », ce sont ces conseils d'une voix amie, sympathiquement exprimés (1), qu'il est bon de faire entendre à la Hongrie, et dont elle aurait intérêt à profiter. (1) La Patrie Hongroise, par Mme Adam, p. 135. LEFÈVRE-PONTALIS. ENCORE LE CADENAS Plus j'étudie le projet de loi, dit du Cadenas, plus il me parait détestable. Aussi, malgré les deux longs discours dont j'ai fatigué la Chambre, je voudrais résumer dans cet article une note des mieux documentées, que je viens de retrouver dans mon dossier et qui m'avait été adressée par un ancien directeur des douanes et un des hommes les plus distingués et les plus justement appréciés de cette administration. Mon correspondant débute en faisant observer que la simple étymologie du « Catenaccio » prouve que ce projet de loi constitue une chaîne destinée à entraver les opérations commerciales, à lier les importateurs de marchandises étrangères; cela seul me paraît tout à fait en désaccord avec l'idée que, pendant de longues années, on s'était faite du commerce. Remontons jusqu'au commencement du siècle. Nous sommes en l'an X, et il s'agit de mettre aux mains de Bonaparte des pouvoirs qui, dans l'esprit de toute constitution libérale, doivent être réservés au Parlement. On va discuter la loi du 29 floréal; Roederer, qui a rédigé l'exposé des motifs dira: <<< les taxes de « douane sont sans doute un impôt; mais elles sont bien plus <<< encore: elles sont essentiellement un moyen de police com<< merciale et diplomatique. >> Et, plus loin, il ajoutera : « Comme impôt, ces taxes ne peuvent être établies, suppri<< mées ou modifiées que législativemant; comme police diplo<<matique et commerciale, il est nécessaire que le gouvernement << puisse les modifier avec une promptitnde égale à celle des << circonstances qui peuvent rendre un changement nécessaire, << souvent même avec secret et précaution. » Chassiron, qui rapporte la loi, dira à son tour: << qu'elle est << imposée par le système politique de l'Europe entière », et il << montrera : « la guerre de tactique, la guerre de Cabinets que se << font sans cesse, sans s'attaquer à force ouverte, les états civi<< lisés, par le régime et l'administration de leurs douanes. » La loi de l'an X, accordée à Bonaparte, n'a pas sauvé Napoléon: elle l'a aidé à poursuivre jusqu'à l'absurde, cette idée, grandiose à coup sûr, mais absolument irréalisable, de parquer l'Angleterre dans son île, et chacun sait combien cette idée fausse a influé sur la chute du premier Empire. Chacun sait également combien ces changements de tarifs opérés avec secret et précaution, selon le mot de Roederer, ont contribué à exagérer les ruines commerciales, qu'accumulaient les guerres incessantes de ce temps. Sans doute, la loi à l'étude ne se présente pas dans des conditions identiques à celle de l'an X; mais comme celle-ci, elle entend créer - et cela, sans l'excuse de la guerre ouverte que se faisaient jadis les nations, - un régime de secret et de précaution, qui est absolument inconciliable et aujourd'hui, plus inconciliable que jamais, - avec la notion la plus élémen-. taire de ce qu'est une opération commerciale. Lorsque, après la chute de l'Empire, le Gouvernement de la Restauration soucieux de restaurer, au moins en apparence, les libertés confisquées par Napoléon - voulut sembler ne pas tirer profit des lois votées sous ce dernier régime, il présenta aux Chambres un projet de loi qui est devenu la loi du 17 décembre 1814. Ce projet ne passa pas sans difficulté, il fut même considérablement amendé; les pouvoirs du Gouvernement furent, en réalité, réduits beaucoup plus que ne le désiraient les ministres du temps. A la Chambre des Députés, Admirault combat l'article 34 en invoquant « la nécessité de la stabilité des Tarifs >> et il n'admettait dit-il, la disposition « que pour en être usé en cas de guerre ». Desgraves en demande la suppression pure et simple rappelant « le résultat déplorable de la faculté donnée à Napoléon ». Lehir, fait de même, déclarant que « le droit de modifier la loi qui détermine l'impôt ne se délègue pas », Lezurier de la Martelle et Flaugergues soutiennent la même thèse. Enfin, Lehir revenant à l'assaut, dit qu'il préférerait qu'on ne fît pas de loi : « C'est en l'an X, ajoute-t-il, que Napoléon a réclamé cette faculté destructive de la liberté et de la sécurité de tout commerce ». En somme, le rapporteur Francoville et le député Delattre |