CHAPITRE VI. LA JUSTICE ET LA FRATERNITÉ. Si l'on veut énumérer les devoirs de l'homme envers ses semblables, on mettra en première ligne : la Justice. Et, de même, en dressant le tableau des droits de l'homme dans la société, il faut placer en tête : la Justice. L'homme doit, en effet, la justice aux autres hommes; c'est son devoir. La justice lui est due par ses semblables et par la société, c'est son droit. Tant il est vrai que droits et devoirs sont corrélatifs et réciproques, et qu'en accomplissant ceux-ci, on a toutes chances de voir respecter ceux-là. Ce qui vient d'être dit de la Justice peut être répété pour la Fraternité. La fraternité est, pour l'homme, un devoir envers autrui, si elle ne correspond pas à un droit précis, directement exigible. Il faut donc, pour obéir au devoir, être juste et être fraternel. C'est la loi rigide et douce, qui détermine la marche de l'humanité. LA JUSTICE ET LA FRATERNITE. 85 Le sentiment de la justice paraît préexister en nous à toute éducation. Il est une de ces bases, un de ces axiomes de la morale, sans lesquels rien n'existerait, aucune loi humaine ne pourrait être légitimement établie. Telles les vérités évidentes qui sont les assises de la géométrie. Si l'on s'avisait de les mettre en doute, toute la science mathématique s'écroulerait, avec la plupart des connaissances dont nous sommes fiers à juste titre. Mettons donc l'idée de la justice, qui veut qu'on rende à chacun ce qui lui appartient, au-dessus des discussions et des contestations. C'est le premier et le plus solide lien des sociétés. Celles-ci, au début, font de leur propre défense et aussitôt après du soin de rendre la justice les attributs principaux de la puissance souveraine. Les hommes peuvent vivre d'accord et en paix seulement lorsqu'une exacte justice leur est assurée. L'homme que l'égoïsme et la passion ne troublent pas voit s'éveiller en lui, à tout instant, le sentiment de la justice. Il juge d'après ce sentiment chaque acte qui se produit. Si l'auteur est un autre homme, il loue ou il blâme; si c'est lui-même, il éprouve une satisfaction intérieure ou bien il ressent du remords. Proudhon a dit que l'homme, avant tout, était né pour la justice, qui est «l'efflorescence de l'âme », et il en appelle à l'histoire des nations pour l'établir: << Point de précepte, dit-il, même le plus élémentaire, qui n'ait été l'occasion d'un doute et le prétexte d'une lutte terrible; mais le triomphe final de la justice sur l'égoïsme est le phénomène le plus certain et le plus admirable de la psychologie, et, comme il démontre l'efficacité de la conscience, il prouve en même temps sa haute garantie. » Le devoir de justice de l'homme envers ses semblables est un devoir étroit, absolu, impératif. Le précepte de la morale universelle qui a été ainsi formulé dans l'Évangile : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'il te fût fait», contient la même prescription de justice et quelque chose de plus encore. Quoique négative, l'obligation de ne pas faire ce que nous ne voudrions pas qu'il nous fût fait va au delà de ce qu'il n'est pas juste de faire. Bien des choses, qui seraient permises en toute justice, ne le sont pas si l'on accepte ce principe de réciprocité entre les hommes. Du reste, la maxime évangélique est complétée par cette formule positive: «Fais à autrui ce que tu voudrais qu'il te fût fait», et elle comprend cet autre commandement : «Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». C'est alors le résumé des devoirs de l'homme LA JUSTICE ET LA FRATERNITÉ. 87 envers ses semblables : devoir de justice et devoir de fraternité; devoir de ne pas nuire, devoir de servir et devoir d'aimer. Le devoir de justice nous prescrit de respecter les personnes dans leur vie, dans leur liberté, dans leurs biens, dans leur honneur, dans leurs croyances et dans leurs sentiments. Et comme le devoir est égal pour les autres et pour nous, nous avons le droit d'exiger que le même respect soit observé à notre égard. La société nous doit de l'imposer par ses lois. Mais la loi ne peut saisir et réprimer que ce qui est tangible et en quelque sorte matériel. La morale est plus sévère. Elle réprouve ce qui ne cause pas de dommage apparent, et même ce qui n'est que dans les intentions. Un acte, ne fût-il pas répréhensible ni de conséquences fâcheuses, est condamnable si l'intention en est mauvaise. C'est ce que la loi ne pourrait rechercher sans donner naissance aux plus graves abus. La probité consiste à observer rigoureusement les devoirs que, tout à la fois, la loi et la morale imposent. L'homme probe est, par excellence, un homme d'honneur. Il doit être l'idéal moral de celui qui entre dans la vie, auquel on peut, par suite, donner ce nouveau précepte : Sois juste et sois probe. Mais il faut le compléter par cet autre, qui ajoute une douceur à la rigidité du premier : Sois bon, bienveillant, fraternel. L'éducation, la volonté font un homme juste. Peuvent-elles faire un homme bon ? Beaucoup prétendent que cela est impossible, qu'on naît bon ou qu'on naît méchant et que, sur ce point, on ne refait pas ce que la nature a créé. Est-ce bien exact? Et d'abord, y a-t-il un grand nombre d'hommes qui soient vraiment mauvais ? Jean-Jacques Rousseau disait : « Les hommes sont méchants, mais l'homme est bon. » Ce qui signifie que si les hommes pris d'ensemble ou mist ensemble sont méchants, chacun d'eux, pris individuellement, n'est pas dépourvu de bonté. Il semble bien que le philosophe ait raison. Il y a toujours quelque bonté chez l'homme; chacun en a sa part, petite ou grande. C'est à en augmenter la dose, quand elle est faible, que doit s'exercer la volonté de l'homme de caractère. La bonté, la bienveillance ne sont pas seulement des sentiments généreux, qu'il est utile d'acquérir à ce titre, ce sont des forces de la vie. Nos semblables nous rendent, multipliés par leur nombre, le bien ou le mal que nous leur faisons. Soyez bon, bienveillant pour les autres, et vous |