hommes, et que la félicité n'est jamais de longue, Perses, il était venu dans la Macédoine; qu'il durée quand la vertu l'abandonne. Je trouve donc qu'Alexandre avait tous les avantages et de l'esprit et de la fortune qu'on pouvait souhaiter à un prince qui devait monter un jour à un si haut degré de puissance. Les rois de Macédoine se croyaient descendus d'Hercule; et Olympias, mère d'Alexandre, rapportait au grand Achille l'origine de son sang et de sa maison. Il ne manqua, dès son enfance, ni d'amorces, ni d'exemples pour l'attirer à la gloire, ni de maîtres pour lui enseigner la vertu, ni enfin de grands exercices pour acquérir de l'expérience. En effet, le roi Philippe, son père, mit en réputation par des guerres continuelles les Macédoniens qu'on méprisait auparavant, et les rendit formidables aux autres peuples de la Grèce, qu'il réduisit sous l'obéissance. Enfin, nonseulement il jeta les fondements de l'ouvrage qu'on acheva après sa mort, mais comme il mourut dans le dessein d'aller porter la guerre en Perse, il avait fait de grandes levées, il avait beaucoup d'argent, il avait des troupes toutes prêtes et toutes sortes de munitions, et, par le moyen de Parménion, il s'était déjà ouvert l'Asie 2. Il mourut donc à cet instant, comme pour laisser à son fils et de si grandes forces pour la guerre, et la gloire des triomphes que son esprit s'était proposés ; et l'on eût dit qu'il était mort par un artifice de la fortune, qui se plut, pour ainsi dire, de rendre au seul Alexandre une obéissance perpétuelle 3. Aussi l'admiration qu'on eut de ce prince mit tous les esprits en doute, non pas depuis qu'il eut fait de si grandes choses, mais dès qu'il commença à paraître, s'il n'était pas plus raisonnable d'attribuer tout d'un coup une naissance divine à un si grand homme, et de le croire fils de Jupiter, que de le faire descendre de ce dieu par les Eacides et par Hercule. Quant à lui, lorsqu'il alla dans la Libye visiter le temple d'Hammon, il voulut qu'on l'appelât son fils 4, comme nous le dirons ensuite. Au reste, plusieurs ont cru « que Jupiter avait pris la forme de ce serpent 5 qu'on vit entrer dans la chambre et dans le lit de sa mère, et qu'il en fut engendré; que des songes divins et les réponses des oracles ont fait foi de son origine; et que, quand Philippe envoya à Delphes pour en consulter le dieu, il fut averti par l'oracle de révérer surtout Hammon. » D'un autre côté, l'on ne manque pas d'auteurs qui assurent << que tout cela n'est qu'une fable; mais que ce ne fut pas sans sujet qu'on parla de la mère d'Alexandre ainsi que d'une adultère. Que Nectanébus, roi d'Égypte, ayant été chassé de son royaume, n'alla pas, comme on croit 6, en Éthiopie; mais que, parce qu'il espérait du secours particulièrement de Philippe contre la puissance des Plut. Alex. 2. Diodor. Sic. XVII, I. Arrian. 11, 3. Pausan. Attic. 1. Vell. Paterc. 1, 6. Oros. 111, 12. - 2 Q. Curt. VII, 1. Diod. Sic. XVI, 91. 3 Q. Curt. x, 5. Voyez aussi les deux livres de Plutarque, De la fortune d'Alexandre. — Q. Curt. Iv, 7. Lucian. Dial. mort. x11; Solin, 14; Aurel. Vict. in Galerio; Plut. in Alex. 2; Justin. XI, 11; XII, 16. Dio. Chrys. orat. 4. Diod. Sic. xvI, 51. avait trompé Olympias par la force des enchantements, et qu'il avait souillé le lit de son hôte; que depuis elle avait été suspecte à Philippe, et qu'on reconnut ensuite que ce fut là la plus forte raison de leur divorce; que le jour que Philippe amena Cléopâtre dans son palais, Attalus, oncle de la mariée, eut la hardiesse de reprocher à Alexandre la honte et l'infamie de sa naissance, et que même le roi déclara qu'il n'était pas né de lui 1; qu'enfin le bruit de l'adultère d'Olympias ne s'est pas seulement répandu parmi nous, mais par toutes les na tions que ce prince avait subjuguées; qu'on avait tiré ce serpent des vieilles fables pour cacher l'infamie de cette princesse ; que les Messéniens avaient autrefois publié d'Aristomène la même chose, et les Sicyoniens d'Aristodème. » On a fait courir le même bruit de Scipion 2, qui ruina le premier Carthage; et la naissance d'Auguste a tout de même quelque chose de merveilleux et de divin. Car, pour ce qui concerne Romulus, le père et le fondateur de Rome, serait-il besoin d'en parler, puisqu'il n'y a point de nation et si basse et si méprisée qui n'attribue à quelque dieu, ou à quelque homme né d'un dieu, son origine et sa naissance 3? Au reste, la fuite de Nectanébus ne s'accorde pas avec ce temps-là; car quand il fut vaincu par Ochus et chassé de son royaume, Alexandre était déjà âgé de six ans; mais ce que l'on dit de Jupiter n'en est pas moins faux ni moins ridicule. Ôn a laissé par écrit qu'Olympias ayant perdu toute crainte après la mort de son mari, se moqua de la vanité de son fils, qui voulait faire croire qu'il était né de Jupiter, et le pria par une lettre de ne la point mettre mal avec Junon et de ne la pas exposer à la haine de cette déesse, puisqu'elle n'avait rien commis qui méritât ce châtiment 4. On a cru pourtant que ce fut elle surtout qui donna auparavant de l'autorité à cette fable, et qu'elle avertit Alexandre, lorsqu'il alla en Asie, de se souvenir de son origine, et de ne rien entreprendre qui ne fût digne de son père. Mais au moins tous les auteurs demeurent d'accord que, entre la conception et la naissance de ce prince, une infinité de grands prodiges et de présages différents donnèrent assez à connaître qu'il devait naître un grand homme de cette princesse. Comme Philippe dormait, il vit en songe le ventre d'Olympias cacheté d'un anneau, où il y avait un lion gravé5; de quoi la ville d'Alexandrie qui fut bâtie en Égypte a conservé la mémoire, ayant été longtemps appelée Léontopolis. Aristandre, le plus fameux devin de son temps, qui accompagna depuis Alexandre, et qui fut son sacrificateur, dit que ce songe marquait le courage et la vertu de l'enfant qui devait naître. La même nuit qu'Olympias accoucha, le temple de Diane à Éphèse, le plus célèbre de toute l'A 'Justin. 1. c. Plut. Alek. 14.-2 T. Liv. XXVI, 19. Sueton. Octav. 94; Valer. Maxim. 1, 2. -3 T. Liv. præfat.-A. Gell. Noct. Attic. xnı, 4, 2. — § Plut. Alex. 2. sie, fut brûlé et réduit en cendre: et le feu y fut mis par la fureur d'un homme perdu, qui, ayant été pris et mis à la torture, confessa qu'il n'avait fait cette action que pour faire parler de lui par quelque chose de mémorable. Mais les mages et les devins qui étaient alors à Éphèse ne considérèrent pas cet embrasement par la perte seule de ce temple; ils le prirent pour un présage de quelque plus grande ruine, et remplirent toute la ville de ces tristes bruits: « qu'il s'allumait un flambeau quelque part qui devait un jour embraser tout l'Orient par une semblable raison". » En même temps qu'Alexandre naquit, Philippe subjugua Potidée, colonie des Athéniens; il apprit qu'il avait été vainqueur aux jeux Olympiques, où il avait envoyé quatre chariots; et il arriva un courrier de la part de Parménion, qu'il avait envoyé en Illyrie, qui lui apportait nouvelle d'une victoire bien plus importante: « que les Macédoniens avaient défait les barbares dans une grande bataille 3. » Comme il se réjouissait de tant de succès favorables, on lui vint dire qu'Olympias était accouchée, et les devins assurèrent « que l'enfant qui était né parmi tant de palmes et tant de victoires serait un prince invincible. » Sur quoi l'on dit que Philippe, comme étonné de tant de prospérités qui lui arrivaient en foule, pria la déesse Némésis « de se contenter de punir par quelque calamité médiocre ces soumissions et ces respects que la Fortune semblait lui rendre. » Enfin l'on a laissé par écrit «< que, dans la ville de Pelle 4, deux aigles demeurèrent tout le long du jour sur le faîte de la maison où la reine était accouchée, et que ce fut là un présage qu'il aurait les deux empires de l'Europe et de l'Asie; » ce qu'il fut aisé d'interpréter après que les choses furent arrivées. Je trouve aussi dans quelques auteurs « que la terre trembla le jour de la naissance de ce prince, qu'on entendit de grands tonnerres, et qu'il tomba beaucoup de foudres. » α Or, il naquit comme le rapportent ceux qui ont écrit plus exactement son histoire, au commencement de la cent sixième Olympiade, lors qu'Elpinès était préteur dans Athènes, le sixième jour de juin que les Macédoniens appellent Lous 5. En ce temps-là, le peuple Romain, ayant environ quatre cents ans, s'exerçait dans les guerres de ses voisins, et apprenait par ses victoires, qui le rendaient de jour en jour et plus grand et plus glorieux, à subjuguer toute la terre. II. Philippe, se voyant un fils de qui tant d'heureux présages lui faisaient concevoir des espérances si avantageuses, n'eut point alors de plus grands soins que de son éducation et de le faire élever en roi. Car comme il était sage et qu'il aimait son pays, il connaissait facilement qu'il n'avait rien avancé par toutes les choses qu'il avait faites et qu'il avait entreprises, s'il laissait après lui à la Macédoine un prince lâche et qui ne sût pas régner et 'Plut. Alex. 5; Cicer. de Nat. deor. 11, 27; Valer. Maxim. VIII, 10, 14. — Cicer. de Divin. 1, 23; Solin. 43. — 3 Cicer. 1. e; Justin. xu, 16.- Pompon. Mela, 1, 3; Serv. ad Georg. IV, 278.5 Plut. Alex. 5; A. Gell. XVII, 21. QUINTE CURCE. vaincre; et que même sa réputation ne serait pas de longue durée, s'il laissait perdre et ruiner par l'imbécillité d'un successeur ce qu'il avait commencé de grand. On voit encore de ses lettres, toutes pleines de civilité et de sagesse, qu'il écrivit à Aristote, qui était alors avec Platon dans Athènes; et ces lettres sont à peu près conçues en ces termes : « Philippe à Aristote, salut. Je vous mande qu'il m'est né un fils; et je ne remercie pas tant les dieux de me l'avoir donné, que de l'avoir fait naître de votre temps. J'espère que quand vous l'aurez instruit, et que vous aurez pris le soin de son éducation, il sortira de votre école digne de vous et de moi, et capable de succéder à un grand royaume; car j'estime qu'il vaut mieux n'avoir point d'enfant, que d'avoir engendré pour sa peine et pour sa honte le déshonneur de son sang et de ses ancêtres. » Et, sans mentir, Philippe ne fut pas trompé; car Alexandre profita de telle sorte sous la conduite d'un si grand homme, qu'il en reçut le meilleur secours, qui lui servit depuis ce temps-là à exécuter de si grandes choses. Mais, dans ses plus jeunes années, on lui donna pour gouverneurs et pour pédagogues Léonidas, parent d'Olympias, et Lysimachus d'Acarnanie 2. L'on mit auprès de lui un médecin que l'on appelait Philippe 3, qui était du même pays, et on lui choisit une nourrice d'un bon tempérament et de bonnes mœurs : elle s'appelait Hellanicé 4, et était fille de Dropis, des meilleures maisons de la Macédoine. Ce soin que l'on prit à l'élever eut un succès si heureux, qu'Alexandre, encore enfant, semblait déjà promettre ce roi qu'on vit depuis en sa personne. En effet, on remarqua dès son enfance une vigueur extraordinaire en tout son corps ; et toutes les marques qu'on peut souhaiter d'un naturel héroïque avaient de beaucoup devancé son âge. Il était beau et agréable 5, et méprisait tous les ornements qui peuvent ajouter au corps de la grâce et de la beauté 6. Il disait « que le trop grand soin de se parer appartenait seulement aux femmes, qui ne pouvaient se faire estimer par de plus grands avantages; qu'il avait assez de beauté s'il pouvait avoir de la vertu. » Il avait les membres fort bien proportionnés, et le corps robuste et ramassé; et comme il était d'une taille médiocre, il était plus fort et plus vigoureux en effet qu'en apparence 7. Il avait la charnure blanche, excepté que ses joues et son sein étaient colorés d'une agréable rougeur. Il avait les cheveux dorés et entortillés en anneaux; il avait le nez aquilin et les yeux de couleurs diverses; car on dit que le gauche était bleu, et que le droit était noir. Mais au reste ils avaient je ne sais quelle vertu secrète qui produisait partout cet effet, qu'on ne pouvait le regarder sans vénération et sans crainte. Il avait une merveilleuse légèreté de corps qu'il Dio, orat. 2; A. Gell. ix, 3. 2 Plut. Alex. 8. 3 Q. Curt. III, 6. Q. Curt. vi, 1, Ælian. XII, 26; Arrian. iv, 9; Athen. Iv, 2. — 5 Ælian. XII, 14; Arrian. vII, 28; Plut. Alex. 6; Solin. 14. Eumen. Paneg. Constantini, c. 17. — • Q. Curt. III, 5.1 Q. Curt. III, 12; V, 2; VI, 5. 7 ne négligea pas d'entretenir par l'exercice, comme une chose nécessaire dans une infinité d'occasions; et quelquefois il disputait le prix de la course avec les plus légers et les plus vites d'entre les siens il supportait le travail avec une patience si admirable qu'elle surpasse la croyance; et souvent, par cette vertu, il s'est conservé avec ses armées dans les plus grandes extrémités '. Il se purgea de telle sorte par de fréquents exercices, par son tempérament qui était naturellement chaud, de toutes ces mauvaises humeurs qui s'engendrent d'ordinaire entre cuir et chair, qu'il sortait une agréable odeur de sa bouche et de tout son corps, qui parfumait même ses habits c'est pourquoi quelques-uns ont cru qu'il était si sujet au vin et à la colère 2. On voit encore de ses portraits et de ses statues de la façon des plus excellents ouvriers; car afin que son visage ne perdît rien de sa grâce et de sa vigueur par la main des peintres communs et des sculpteurs ordinaires, il défendit soigneusement que personne ne fit son portrait qu'il n'en eût ordre de lui, et imposa une peine à ceux qui contreviendraient à cette défense. Ainsi, encore qu'il y eût en ce temps-là quantité de bons ouvriers, Apelle seul le peignit de sa volonté et de son consentement; Pyrgotèles le grava sur des pierreries, et Lysippus et Polyclète en firent seuls des médailles 3. On dit que Léonidas son gouverneur avait le défaut de marcher trop vite; qu'Alexandre tenait de lui la même imperfection, et que depuis il lui fut impossible de s'en corriger. Véritablement j'avoue qu'on doit beaucoup attribuer à l'éducation néanmoins j'impute cela plutôt au naturel de ce prince, qu'à l'habitude qu'il avait prise; car c'est en quelque sorte une nécessité que les mouvements du corps suivent l'ardeur et l'impétuosité de l'esprit. Au reste, loin que ses successeurs aient mis cette promptitude entre ses imperfections, ils se sont efforcés de l'imiter; et comme il penchait le col sur l'épaule gauche 4, et qu'il avait le regard ferme et la voix élevée, ils l'ont aussi imité en cela, ne pouvant imiter son courage et sa vertu. En effet, il y en a eu beaucoup entre eux de qui toute la longue vie n'est pas digne d'être comparée avec l'enfance de ce prince. Et certes il ne disait point de bassesses et ne faisait jamais rien de bas; mais ses paroles et ses actions étaient égales à sa fortune, et la surpassaient bien souvent; car, bien qu'il aimât la louange, il n'affectait pas d'en tirer de quelque chose que ce fût, mais seulement des choses louables 5. Il croyait que la louange qu'on tirait des choses basses était sans gloire et sans honneur, et que la victoire était plus noble d'autant plus qu'il estimait les ennemis qu'il avait vaincus. C'est pourquoi, lorsque quelquesuns lui dirent que, puisqu'il excellait à la course, il devait paraître au nombre de ceux qui disputaient le prix aux jeux Olympiques, à l'exemple d'un roi qui Q. Curt. v, 6; VI, 6; Plut. de Adul. et Amic. disc. 30; de Tranq. anim. 25.2 Plut. Sympos. 1, 6. —3 Cicer. ep. ad fam. v, 12; Plin. Hist. Nat. vII, 37; XXXV, 10; XXXVII, I; Horaf, ep. 11, 1. V. 239. — Plut. 1. c. Id. de Fort. Alex. 11, 5. Plut. Alex. 7, Id. de Fort. Alex. 1, pass. Pyrrh. 14. Apophth. 28. avait porté son nom, et que cette action toute seule remplirait toute la Grèce de sa gloire et de son estime : « Je la ferais, répondit-il, si j'avais des rois pour compétiteurs et pour adversaires. >> Toutes les fois que Philippe son père gagnait quelque victoire signalée, ou qu'il prenait quelque place de réputation, il montrait ouvertement parmi les réjouissances publiques qu'il en avait de la douleur 1; et on l'entendit un jour se plaindre à des enfants de son âge, « que son père ne lui laisserait rien à faire avec eux, quand ils pourraient porter les armes. » Ainsi il appréhendait que l'on ôtât à sa gloire ce qu'on ajoutait à la jouissance et aux richesses de l'empire, et avait plus de passion pour l'honneur que pour les trésors. Il dormait peu naturellement, et employait l'artifice pour dormir encore moins. S'il arrivait quelque chose de conséquence et qui méritât une longue méditation, il mettait le bras hors du lit, et s'empêchait de dormir par le bruit d'une balle d'argent qu'il faisait tomber sur un bassin 2. Il eut toujours, dès son enfance, un grand respect pour les dieux 3; et un jour, comme on faisait un sacrifice, il jeta dans le feu une si grande quantité d'encens, que Léonidas, son gouverneur, homme sévère et qui n'aimait pas les dépenses, ne pouvant souffrir sa profusion, s'écria : « Vous pourrez brûler tant d'encens quand vous aurez conquis les lieux d'où l'on vous l'apporte. » Depuis, Alexandre ayant pacifié l'Arabie qui produit l'encens, et se souvenant des paroles de Léonidas, lui envoya de cette contrée une infinité de parfums, avec ordre de lui dire : « Qu'il ne fût pas une autre fois si retenu quand il s'agirait de faire de l'honneur aux dieux, puisqu'il voyait par expérience qu'ils rendaient avec usure les offrandes qu'on leur faisait. » Il donna bientôt des marques qu'il avait le courage grand et qu'il entreprendrait de grandes choses. Artaxerxès, surnommé Ochus, était en ce temps le roi de Perse; et Artabaze et Ménapus, tous deux satrapes, accompagnés de Memnon Rhodien, grand et fameux capitaine, s'étaient révoltés contre lui, et lui avaient fait la guerre 4; mais, ayant été vaincus par les forces de ce prince, ils avaient abandonné l'Asie et s'étaient retirés auprès de Philippe. Alexandre, qui n'avait pas encore sept ans, prenait un plaisir extrême à s'entretenir avec eux, et leur faisait sans cesse des questions qui n'avaient rien de bas ni de puéril, de l'état et des affaires de la Perse. Il s'informait principalement « sur quels fondements la grandeur et la puissance royales s'appuyaient en Perse 5? de quelles armes on s'y servait? si les peuples étaient vaillants? si les chevaux y étaient bons? combien il y avait de journées de Suse en Macédoine? quelle était l'humeur du roi; quels étaient ses exercices et ses divertissements, et quelle opinion il avait de la vertu? » Depuis, lorsque par l'entremise de Mentor qui était frère de Memnon, et dont Artabase avait épousé la sœur 6, Ochus eut pardonné aux bannis, et qu'il les eut redeman-eut tant d'amour pour une science si belle, qu'il y dés à Philippe, Alexandre donna tant d'admiration fit même des dépenses et qu'il y employa des soins dont il était comme assuré qu'il ne verrait jamais en un âge si jeune de son naturel héroïque aux le fruit. On trouva, cent ans après lui, des cerfs : à ambassadeurs du roi de Perse, qu'il y en eut un d'entre eux qui ne pût s'empêcher de dire1 : « Cet qui il avait fait mettre des colliers d'or, afin qu'au enfant est un grand roi, et le nôtre est un prince moins la postérité reconnut combien il fallait ajouter de foi à ceux qui avaient écrit de la longue vie riche. » de ces animaux. Mais, bien qu'il semblåt devoir toutes ses bonnes qualités à la bonté de sa nature, toutefois il ne les devait pas moins à la bonne éducation; car son père, qui savait assez combien la compagnie d'Épaminondas lui avait été profitable, et qu'il avait exécuté un plus grand nombre de grandes choses par l'éloquence que par la force, avait eu soin que son fils fut instruit dès son enfance à l'étude des bonnes lettres. Ainsi, par de royales récompenses, il obligea Aristote, philosophe de grande réputation, d'enseigner à Alexandre les premiers commencements 3; et ce savant homme ne refusa pas cette charge, sachant combien il importe qu'un prince qui doit porter la couronne soit d'abord fort bien instruit, et que ce n'est pas être sage que de mépriser les petites choses, sans lesquelles on ne peut monter aux plus grandes. . Il eut depuis plusieurs maîtres, selon que chacun excellait en ce qu'il voulait apprendre; et nonseulement il cultiva son esprit et le remplit des belles sciences, mais il se forma le corps par toutes sortes d'exercices qui pouvaient servir à la guerre, et l'accoutuma de bonne heure à supporter le travail. Il n'était pas même sans rien faire lorsqu'il semblait qu'il ne fit rien; car en se divertissant ou à la paume ou à la danse, il ne relâchait pas tant son esprit, qu'il se préparait le corps à des choses plus impor tantes 4. 2 Il était savant aussi dans ces hautes disciplines qu'on appelle acroamatiques : nous en avons pour témoignage une de ses lettres 3, par laquelle il se plaint qu'Aristote en avait profané la majesté et le mérite en les donnant à tout le monde. La réponse d'Aristote en est encore une autre preuve; car il lui écrivit, en s'excusant, qu'il les avait données de telle sorte au public qu'on pouvait dire qu'il ne les avait point données, puisqu'il n'y avait personne qui les pût comprendre, s'il n'avait été particulièrement instruit de toutes les choses qu'elles contenaient. Lorsque Alexandre lui demanda ses livres de rhétorique, il lui défendit exactement de les donner à d'autres qu'à lui; car il n'avait pas plus de passion de surpasser les autres par la puissance et par la grandeur que par les belles disciplines; et il ne pouvait endurer qu'on en partageât la gloire avec les moindres d'entre les hommes. Davantage, ses lettres font foi qu'il sut aussi la médecine et qu'il l'apprit d'Aristote, qui était fils d'un médecin de la race d'Esculape. Mais il cultiva si bien cette partie de la philosophie qui apprend à l'homme à se commander et à commander aux autres, que l'on croit qu'il entreprit de ruiner l'empire des Perses plutôt par la générosité, par la prudence, par la tempérance et par la justice, que par les armes et les richesses. Il ne feignit point de dire « qu'il n'était pas moins redevable à Aristote qu'à Philippe 4; que véritablement il devait à l'un la vie, mais qu'il devait à l'autre la bonne vie. » Néanmoins on n'a pas cru sans sujet que son esprit, déjà brûlant d'ambition, s'était encore enflammé par la trop grande estime qu'Aristote faisait de l'honneur et de la gloire, qu'il mettait au nombre des choses qu'on peut appeler des biens 5. De sorte qu'Alexandre, persuadé par ce sentiment qui le flattait, faisait naître la guerre de la guerre, pour étendre plus avant sa domination et son empire, et voulait que tout le monde le considérât comme un dieu. III. Quand il fut un peu plus âgé et que son esprit devenu plus fort se fut aussi rendu plus capable des études les plus sérieuses, on fit revenir Aristote qui était alors à Mytilène; et il l'eut toujours auprès de lui, jusqu'à ce que, après la mort de son père, ayant succédé au royaume, il fit le voyage de l'Asie. Il apprit durant ce temps-là tout ce qu'on pouvait apprendre d'un si grand maître et d'un si fameux philosophe. Il eut d'autant plus de passion de connaître la nature 5, qu'il avait conçu l'espérance de posséder quelque jour l'empire de toute la terre; et depuis il contribua à la recherche des choses naturelles et par un esprit royal et par des Au reste, non-seulement durant le règne d'Adépenses royales. Il voulut que toute l'Asie et toute la Grèce, que tous ceux qui gagnaient leur vie lexandre, Aristote reçut de grands présents et de ou à la chasse ou à la pêche, et qu'enfin tous les grands honneurs, mais du temps même de Phiautres qui avaient quelques connaissances de sem-lippe il avait déjà reçu la récompense et le prix de blables choses, obéissent à Aristote, afin qu'il pût reconnaître, et avec plus de certitude et avec plus de facilité, la nature des animaux. Il est constant que ce philosophe a reçu huit cents talents pour venir à bout d'un si grand ouvrage 7; et ce prince l'éducation d'Alexandre, ayant obtenu qu'on rétablirait sa patrie, qui avait été ruinée 6. Les Olynthiens s'étaient déclarés ennemis de Philippe; et comme ils étaient proches de la Macédoine et qu'ils Plin. H. N. VIII, 50. 2 Plut. Alex. I; Dionys. Halic. ad Amnæum, p. 121. 3 A. Gell. Noct. Att. xx, 5. Plut. Alex. 1. c. Ethic. IV, 7; Zamos. Analect. Antiq. Daciæ, 1. Lucian. Dial. mort. XIII. - Plut. Alex. I. c; Id. adv. Colotem. c. 51; Apopth. 28; Ælian. Var. Hist. XII, 54; Val. Max. v, 6, 13; Laert. in Aristot. Tzetzes, chil. VI, 140. Dio Chrys. orat. 2. Plin. VII, 29. ne lui étaient pas inégaux en puissance, ils n'avaient pu endurer, sous un roi prudent et belliqueux, l'accroissement d'un royaume dont les forces ne s'augmentaient que pour ruiner ses voisins ou pour les mettre en servitude. C'est pourquoi plus on témoigna de haine dans cette guerre, et plus la victoire fut rigoureuse. Philippe ayant pris la ville d'Olynthe, la fit aussitôt raser, en fit vendre les habitants, et exerça la même fureur sur toutes les villes qui en dépendaient. Stagire, où Aristote était né, eut part à cette infortune, et fut détruite comme les autres : mais ce philosophe la fit rebâtir par la permission et des deniers de Philippe ; et quand il l'eut rétablie, il lui fit lui-même des lois, qu'elle a depuis observées. Ainsi l'esprit d'un seul homme releva cette ville, de qui les mains et les efforts de tant de grands capitaines n'avaient pu empêcher la chute, tandis qu'elle était debout et dans un état florissant. On peut encore juger en quelle estime était Aristote auprès de Philippe, de ce qu'il avertissait souvent son fils de s'appliquer soigneusement à l'étude de la sagesse sous un si excellent maître, de peur de faire ensuite des choses dont la honte et le repentir lui serviraient de châtiment. Aussi Alexandre l'eut toujours depuis en une particulière vénération, parmi ses plus grands soins et ses plus importantes affaires. Il s'entretenait souvent avec lui par lettres, et lui demandait non-seulement ce qu'il y avait de plus secret dans les sciences, mais des remèdes pour les mœurs. Sur quoi Aristote lui écrivit, « que ce qu'il croyait le plus capable de faire sa félicité et celle de tous ses sujets, était de se souvenir qu'une si grande puissance lui avait été donnée, non pas pour être nuisible aux hommes, mais pour leur être profitable; qu'il donnât des bornes à sa colère, à laquelle il était enclin; qu'il ne fallait pas se mettre en colère contre ses inférieurs; et qu'il n'y avait personne qui lui fût égal. Mais enfin, lorsque l'orgueil se fut emparé de son esprit, il commença à le dédaigner, principalement après s'être persuadé qu'il était devenu son ennemi à cause de la mort de Callisthène 1, et que, contre les préceptes de la sagesse et par une espèce de vengeance, il se plaisait à le contredire et à le presser dans ses disputes, sous prétexte de mépriser les grandeurs et l'ambition. Au moins on dit qu'il s'écria un peu avant que de mourir, lorsque Cassander justifiait son père du crime qu'on lui imputait, « qu'il était venu armé des inventions et des artifices d'Aristote pour éluder de justes plaintes avec de faux arguments, et qu'ensuite il menaça l'un et l'autre de les perdre, si ce qu'on lui avait rapporté était véritable; » et qu'au reste il lui parla avec un visage si furieux et si redoutable, que longtemps après sa mort Cassander, qui avait alors la puissance, voyant à Delphes une image d'Alexandre, et se souvenant du péril où il s'était rencontré, en frissonna encore d'horreur et de crainte. Cela fut cause que l'on parla mal d'Aristote. En effet, on a soupçonné que ce fut par son invention qu'on porta à Babylone, 1 Plut. Alex. 92; Id. de profeetu virt. sent. 10; et de laude sui, 19.2 Plut. Alex. 119. dans une corne de cheval, le poison dont on croit qu'Alexandre mourut 1. Ce prince aima aussi la musique, et s'y appliqua d'abord avec toute sorte d'affection; mais enfin son père lui ayant demandé par mépris << s'il n'avait point de honte de savoir si bien chanter,» il commença à s'en refroidir comme d'une chose malséante à la majesté royale. En ce même temps, lorsque son maître de musique lui eut dit qu'il touchât une certaine corde : « Qu'importe, lui répondit-il, que je touche celle-là? » en mettant le doigt sur une autre 2. A quoi le musicien fit réponse, « qu'il n'importait pas pour un homme qui devait un jour être roi, mais qu'il importait pour celui qui avait dessein de se rendre parfait joueur d'instrument. » Depuis il se plut aux airs qui étaient mâles et vigoureux, eut la même aversion pour les airs délicats et efféminés que pour les choses qui corrompent et qui amollissent les mœurs. C'est pourquoi il fit une estime particulière de Timothée 3, qui était en réputation par cette espèce de musique qui réveillait le courage et le poussait aux grandes choses. Et certes, comme il savait accommoder sa science à l'esprit et à l'humeur de ce prince par ces airs que l'on appelle phrygiens 4, il le ravissait quelquefois de telle sorte, qu'il paraissait transporté comme par une inspiration divine, et courait aussitôt aux armes comme si l'ennemi eût été proche. et Il eut aussi pour maître dans l'étude de l'éloquence Anaximène de Lampsico; ce qui fut cause de la conservation de cette ville qu'Alexandre avait résolu de ruiner, parce qu'elle favorisait le parti des Perses. En effet, voyant qu'Anaximène en sortait 5, et se doutant bien qu'il venait demander la grâce et le salut de son pays, il jura par le dieu des Grecs ‹ qu'il ne lui accorderait point ce qu'il venait lui « demander. » Mais comme Anaximène était adroit, aussitôt qu'il eut ouï cette parole, il le pria de ruiner et de détruire Lampsico; et alors Alexandre, engagé par son serment ou adouci plutôt par l'adresse de son maître, donna aux Lampsacéniens la grâce et le pardon de leurs fautes. Il méprisa les comédiens comme des gens qui ne traitaient rien de conforme à ce qu'il s'était proposé, et qui étaient nés seulement pour la corruption des mœurs 6. Il ne fit pas aussi beaucoup de cas de ceux qui s'exerçaient l'un contre l'autre à coups de poing, encore qu'on les estimât beaucoup par toute la Grèce; et peut-être qu'il en fit si peu d'estime, parce que c'étaient des gens oisifs, et qui se conservaient plutôt pour les divertissements et pour les spectacles du peuple que pour les nécessités de la patrie. Il favorisa tous les autres arts 7, et même ceux auxquels il ne s'était point appliqué. Aussi tous ceux qui excellaient en quelque art et qui avaient quel Q. Curt. x, 10; Arrian. VII, 27; Plin. H. N. xxx, 53; Plut. Alex. 123. - 2 Ælian. 1. c. III, 32. — 3 Suidas, voc. Tiμół. Dio pr. orat. 3; Plut. de Fort. Alex. II, 5. 5 Pausan. VI; Valer. Max. VII, 3, 14; Suidas, voc. Avažu.—6 Plut. Alex. 7; Id. de Fort. Alex. orat. 11, 4; Id. in Phoc. 120; Quintil. Inst. orat. II, 20. - Plut. cont. Colotem. c. 50; Id. de Fort. Alex. II. 1. 4. |