la réforme commerciale au point où sir Robert Peel l'avait laissée. La question des sucres se présentait après celle des céréales. Dans l'état actuel de la législation, le sucre brut, provenant des pays à esclaves, était frappé d'un droit prohibitif de 63 shillings par quintal. Un droit de 23 shillings 4 pence était imposé sur celui des pays étrangers où le travail est libre; enfin, le sucre des colonies britanniques des Indes occidentales, plus favorisé, ne payait que 14 shillings. Il était donc protégé contre la concurrence des pays où le travail est libre, par un droit différentiel de 9 shillings 4 pence. Lord John Russell proposait d'abord de lever la prohibition contre les sucres provenant des pays à esclaves, puis, dans un temps donné, de les admettre, ainsi que les autres sucres étrangers, aux mêmes conditions que ceux des colonies britanniques des Indes occidentales, c'est-à-dire moyennant un droit uniforme de 14 shillings par quintal. La raison commerciale de cette modification, c'était surtout les représailles exercées contre les marchandises anglaises par les pays à esclaves exclus du marché britannique. De là des débouchés moindres pour ces marchandises, et une atteinte réelle à la prospérité des districts manufacturiers. Mais à la question de sucres s'en rattachait une autre, éminemment populaire en Angleterre, la question de l'esclavage des noirs. On reprochait à lord John Russell de donner, par son projet de loi, un nouveau stimulant à la traite. En ouvrant le marché anglais au sucre des pays à esclaves, ne provoquerait-on pas une plus grande production de cette denrée, et, partant, l'augmentation de nègres employés à la culture de la canne. A cet argument d'une philanthropie exagérée, lord John Russell répondait qu'on encourageait bien autrement la traite en achetant aux pays où la servitude existe, du coton, du café, des métaux précieux et plusieurs autres produits. Quoi qu'il en fut, lord John Russell voyait déjà se soulever contre lui, à propos de cette question, non-seulement les protectionnistes et les propriétaires des Indes occidentales, mais encore tout le parti religieux. Un amendement présenté par lord George Bentinck contre la réduction de droit sur le sucre produit du travail des esclaves fut repoussé, grâce à l'appui que sir Robert Peel accorda au ministère. L'ancien ministre déclara toutefois que, lui aussi, voyait une injustice profonde dans un projet de loi qui generait le travail libre et donnerait une nouvelle activité à la traite des noirs. S'il fût resté au pouvoir, son intention était de faciliter Fimportation des sucres produits par le travail libre, et de maintenir les prohibitions alors existantes contre celui des pays à esclaves. Mais, aujourd'hui, il s'agissait de maintenir le cabinet nouveau qu'une alliance de l'ancienne administration tory avec les protectionnistes et les religieux ent facilement renversé. Sir Robert Peel n'hésita pas. Au reste, les doctrines philanthropiques devaient échouer contre les intérêts véritables qui se rattachaient à la question. La consommation du sucre en Angleterre est susceptible d'un énorme accroissement. Elle suit naturellement les fluctuations des prix, et diminue à mesure qu'ils augmentent. Pendant la campagne finissant au 5 ayril 1846, elle s'était élevée à 252,000 tonneaux. Elle avait été de 20 livres pesant par téte en 1831, le quintal de sucre valant 32 sh. 8 d. le quintal en entrepôts; en 1840, elle avait été de 15 livres seulement par tète, le quintal valant 48 sh. 7 1/3 d.; en 1845, elle avait été de nouveau de 20 livres par tète, le prix étant redescendu à 32 sh. 11 d. le quintal. Les sucres, maintenant, étaient en moyenne de 5 à 6 sh. par quintal plus chers qu'à la même époque l'année dernière. Lord John Russell estimait que la consommation de l'année 1846-47 serait de 280,000 tonneaux. Il ne portait qu'à 260,000 tonneaux la production générale des colonies britanniques. Restait donc un vide de 20,000 tonneaux qu'il fallait demander à l'étranger, sans s'occuper s'ils provenaient ou non des pays à esclaves. Ce système, imposé par la nécessité, triompha devant les Chambres. La loi des pauvres (poor rate) établie sous le règne d'Élisabeth subit, cette année, des modifications nouvelles. Déjà, en 1834, il y avait été introduit un changement radical par l'institution des maisons de travail (workhouses) construites dans chaque district. Mais une enquête ayant prouvé que, malgré les assertions de sir James Graham, les commissaires préposés aux secours abusaient de leur position et changeaient ces maisons en prisons yéritables, fraudaient sur la qualité et la quantité des aliments, et même, à la honte de l'humanité, spéculaient sur la misère pour outrager la vertu des pauvres filles confiées à leurs soins, il fallut modifier encore la loi de 1834 par un bill nouveau (poor removal bill). L'horreur inspirée aux pauvres par le régime des maisons de travail nécessita l'autorisation des secours à domicile dans un certain nombre de cas. La nouvelle administration ne fut pas longtemps sans se heurter aux difficultés de l'Irlande. Les discordes auxquels on avait voulu mettre un frein par le coercion-bill ne faisaient que s'accroître avec la famine. A Dungarvan, à Clonmel, à Cork, à Galway, à Slego, le peuple se rua sur les convois de céréales qui traversaient le pays. Des boutiques de boulangers furent pillées, et, dans quelques localités, il fallut lire le riot act et employer la force. De malheureux affamés aimèrent mieux se faire tuer que de mourir misérablement d'inanition. Une proclamation du lord-lieutenant d'Irlande, datée du 3 octobre, motivée surtout sur les événements de Dungarvan, annonca que le gouvernement était dans la ferme résolution de réprimer énergiquement toute tentative de désordre. Voici les passages les plus saillants de ce document officiel : Son Excellence est déterminée à protéger, par tous les moyens en son pouvoir, le commerce légitime des subsistances, la complète sécurité de ce commerce étant essentielle à l'alimentation publique. Son Excellence insiste vivement sur le danger que l'on court en prenant part à ces actes illégaux. Le lord-lieutenant a aussi été informé de la disposition manifestée en quelques circonstances par les individus employés aux travaux publics, de résister aux règlements faits par les officiers du bureau des travaux pour en assurer l'exécution, et de s'efforcer par la violence d'obtenir un salaire plus élevé; si l'on persévérait dans cette coupable intention, le lord-lieutenant se verrait forcé d'ordonner la discontinuation des travaux.» L'association du rappel publia, de son côté, une adresse au peuple irlandais pour le supplier de ne pas écouter les sinistres conseils de la faim. Elle rendait justice aux efforts du gouver nement. • Le gouvernement, y était-il dit, fait tout ce qu'il peut pour suppléer à cette soudaine et complète destruction de votre nourriture. Vos propriétaires s'occupent de vous procurer du travail. Tout le monde pense à votre misère et éprouve la plus sincère sollicitude pour la soulager. » Cette adresse, signée au nom du comité par M. John O'Connell, présentait en perspective à l'Irlande le tableau de sa future félicité. « Nous sommes en ce moment à l'heure de ténèbres qui doit précéder la prochaine et glorieuse naissance de la liberté et du bonheur. « Il est impossible que nous puissions jamais retourner à l'état de choses dans lequel nous avons été. Il est impossible que les Irlandais puissent descendre de nouveau au degré d'abjection où ils ont été. Il faut qu'ils jouissent des fruits de leur travail. Il faut que l'argent du fermage, si laborieusement gagné, soit dépensé dans le pays; il faut qu'il y reste, comme une source abondante, pour vivifier le commerce épuisé de l'Irlande! Dans l'intérêt de l'Angleterre, ceia doit avoir lieu; autrement elle doit se résoudre à nourrir tout à fait notre population, à sacrifier jusqu'à son dernier shilling et à finir par la banqueroute. » Sans doute, l'Angleterre commençait à reconnaître combien la situation de l'Irlande, si onéreuse aujourd'hui pour elle, pouvait devenir dangereuse un jour; sans doute, ce qu'elle n'avait pas voulu faire par justice et par humanité, elle se verrait forcée de le faire par politique et par le sentiment de sa propre conservation. Mais il y avait loin de là à la chimère du rappel de l'union, et il était difficile de croire à la sincérité des illusions de ceux qui voyaient dans cette mesure un sûr remède à tant de maux. Pendant que tous ces maux accablaient l'Irlande, que faisait celui qui s'est donné le grand nom de libérateur, et qui, depuis si longtemps, fait luire aux yeux crédules des Irlandais la brillante chimère du rappel? Il se consumait en de vaines luttes avec un nouveau parti né des circonstances nouvelles, et à qui le désespoir inspirait des pensées de résistance violente. La jeune Irlande et son chef, M. Smith O'Brien, étaient l'objet des anathèmes du tribun et de son fils, John O'Connell. Lui qui, si souvent, avait préché la séparation, fût-ce au moyen de la force physique, gourmandait aujourd'hui les imprudents qui parlaient d'agression. Au milieu de ces luttes indignes, l'administration whig cherchait, elle aussi, un remède aux souffrances de l'Irlande, et, par la force même des choses, elle se rencontrait avec les tories dans l'emploi des moyens. Ainsi était ressuscité le bill des armes, semblable en plusieurs points à ce coercion-bill qui avait été l'écueil de M. Peel. Forcé de retirer ce projet qui souleva l'indignation générale, lord John Russell, après cet aveu d'impuissance qui justifiait assez les mesures extralégales réclamées par son prédécesseur, dut chercher dans les grands travaux d'utilité publique un moyen de secourir quelques-unes des innombrables misères de l'Irlande. Près d'un demi-million de livres sterling fut dépensé pour cet objet dans chacun des derniers mois de l'année. Ces palliatifs n'empêchaient pas les progrès effrayants du paupérisme, et, à la fin de l'année, des désordres éclataient dans un grand nombre de localités. La mortalité était effrayante; des communes tout entières disparaissaient, enlevées par la faim et par la fièvre. Ceux qui ne mouraient pas employaient à des achats d'armes à feu l'argent jeté en aumône par l'Angleterre. Et cependant le libérateur n'en continuait pas moins de prélever sur la misère d'un peuple à l'agonie ce tribut onéreux, cette rente personnelle par laquelle il se payait à l'avance de ses plaidoyers pour la cause chimérique du rappel. Le Parlement fut prorogé par commission, le 28 août. La pierre de touche de la situation financière de la GrandeBretagne, ce sont les tableaux du revenu. On ne saurait trop |