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autre montagne de la Ligurie. On l'appelle aujourd'hui, il monte Cerrara.

SUISSA, ville de la petite Arménie. Elle est marquée dans l'itinéraire d'Antonin, sur la route de Nicopolis à Satala, entre Arauraci & Satala, à vingt-quatre milles du premier de ces lieux, & à vingt-fix milles du second. Au lieu de Suiffa quelques manuscrits lifent Suisa, & d'autres Soiffa. La premiere de ces ortographes paroît préférable, parce qu'elle est suivie par la notice des dignités de l'Empire, où on lit, Sub dispofitione ducis Armenia de minore laterculo, Ala prima Ulpia ducorum Suiffe.

SUISSATIUM, ville d'Espagne. L'itinéraire d'Antonin la marque sur la route d'Afturica à Bourdeaux, entre Belleia & Tullonium, à sept milles du premier de ces lieux, & à égale distance du second. Les manuscrits varient pour l'ortographe de ce nom: il y en a qui lisent Suiffatium, & d'autres portent Suifatium on Duiffatium. Il y a grande apparence que c'est la ville Sueftafium de Ptolomée.

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la) pays d'Europe, entre la France, l'Allemagne & l'Italie. Ses bornes ne sont pas aujourd'hui les mêmes que dans le tems que ce pays étoit connu sous le nom d'Helvétie. Voyez HELVETII.

Si ce que dit Céfar de la Suisse ancienne, ou Helvétie, est juste, la Suisse moderne est plus étendue qu'elle ne l'étoit autrefois. L'étendue du pays occupé présentement par les Suitles, par les Grifons & leurs autres alliés, est proprement entre les terres de l'Empire & de la France; car il confine vers l'orient avec le Tyrol, vers l'occident avec la Franche Comté, vers le nord avec le Sungtgaw, avec la Forêt Noire, & avec une partie de la Suabe, & vers le midi avec le duché de Savoye, la vallée d'Aoste, le duché de Milan & les provinces de Bergame & de Bresce. Ce pays, en le prenant dans sa plus grande largeur, s'étend environ l'espace de deux degrés de latitude, depuis le 45° 45' jusqu'au-delà du 47 & demi, & il comprend environ 4d de longitude; c'est-à-dire depuis le 24 jusqu'au 28. A ce compte sa longueur est d'environ quatre-vingt-dix lieues de France, & fa largeur de cinquante. De cette façon, aujourd'hui comme autrefois, la Suisse est bornée au midi, par le lac de Genève, par le Rhône & par les Alpes, qui la séparent des Vallaisans & du pays des Grifons; mais à l'occident elle ne se trouve bornée qu'en partie par le mont Jura, qui s'étend du sud-ouest au nord-est, depuis Genéve jusqu'au Botzberg, en latin Vocetius, comprenant audelà du Jura le canton de Bâle, & les terres de l'évêque de ce nom, avec deux petits pays, qui autrefois étoient hors de la Suiffe, & dont les habitans portoient le nom de Rauraci. A l'orient & au nord, elle est encore bornée aujourd'hui par le Rhin, à la réserve de la ville & du canton de Schaffhouse, qui font au-delà de ce fleuve, & dans la Suabe. * Etat & Délices de la Suiffe, t. 1, p. 14 & Suiv.

Les anciens historiens nous apprennent que les Suisses ont été réputés une nation celtique ou gauloise: cela est fondé fur le témoignage de Céfar, Bello Gallico, l. 1, qui dit que les Suisses surpassent en valeur le reste des Gaulois, & fur celui de Tacite, qui les appelle gens Gallica, hift. 1.1, 0.67, & German. c. 28. Mais pour remonter encore plus haut j'ajouterai qu'il y a grande apparence que les anciens Helvetii étoient grecs d'origine, & passés de la Gaule Narbonnoise dans l'Helvétie. Voici sur quoi je fonde ce sentiment. On convient affez généralement que les premiers habitans de Marseille & de la plus grande partie de la Gaule Narbonnoise étoient venus de la Gréce. Les peuples de la Phocide fur-tout y avoient envoyé des colonies; & presque perfonne ne doute que la ville de Marseille elle-même n'ait été une colonie de Phocéens. Qui empêche de dire qu'à mesure que le nombre de ces peuples s'accrut, ils s'étendirent insensiblement dans la Gaule Narbonnoise des deux côtés du Rhône, & qu'enfin, avec le tems & la force de s'avancer dans le pays, ils parvinrent jusqu'à habiter l'Hel. vétie? Cette pensée n'est pas fans fondement. On ne peut ignorer que les premiers noms de l'Helvétie avoient une origine grecque; car la premiere division du pays fut faire en Pagi, cantons, mot qui vient du grec Πηγαί, qui, dans l'idiome dorique, fignifie une source, une eau qui fort de la terre; & l'on donna anciennement ce nom au canton qu'un même peuple ou une portion d'une nation habitoit, parce qu'ils usoient de la même eau. Lorsque les Helvétiens se furent multipliés au point de ne pouvoir plus de

meurer tous au bord des rivieres, ils furent forcés de s'étendre dans les terres, & d'habiter même les hauteurs. Alors ils eurent des noms nouveaux, & leurs terres, qui étoient divisées en certains cantons, furent appellées Geuw & Goa, du mot grec Γή, qui veut dire terre. Les forteresses qu'ils éleverent fur les montagnes furent nommées Burgen, nom qu'elles confervent encore aujourd'hui, car il n'est pas difficile de voir que Burgen vient du grec Πύργος, D'ailleurs Céfar, Bel. Gel. l. dit qu'on trouva dans

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le camp des Helvetii, des inscriptions grecques, qui lui furent apportées. Qui porta ces inscriptions grecques dans l'Helvétie, si ce ne fut les habitans de la Gaule Na rbonnoise, qui a été habitée par des Grecs? Ce sentim ent a au moins quelque probabilité. A l'égard du nom de SUISSE, que le pays porte aujourd'hui, il n'est pas ancien. Les Romains appelloient le peuple Helvetii, & le pays Helvetia. Les Italiens lui donnent encore aujourd'hui le même nom. Il faut avouer qu'on ne fait pas d'où ce mot dérive. Ce qui est surprenant, c'est que l'on ne convient pas fur l'origine du nom moderne. Les écrivains Latins disent Suicenfes, Suitones & Suiceri; les François disent les Suiffes, & les Allemands Schweitzer : tout cela a du rapport. Mais comment se perfuader que ce nom leur a été donné par Charlemagne, comme le prétendent, sans fondement, divers auteurs? Je trouverois plus naturel de dire avec d'autres, que le nom de Suisses vient de celui du canton de Schwitz, parce que ce fut dans ce canton que se donna le premier combat qui assura la liberté helvétique & répandit la renommée de la valeur du peuple dans l'Europe. En effet, les Suisses depuis le tems de leur confédération ont toujours porté ce nom. La république d'Achaïe donna son nom à tous ceux qui entrerent dans son alliance : la ville de Rome donna le sien à ses alliés; aujourd'hui les Suiffes portent celui du canton de Schwitz, qui jetta les fondemens de l'alliance helvétique. * Pausania, 1. 10, c. 8. Festus, 1. 14.

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La Suisse n'est pas seulement séparée de ses voisins; mais quelques cantons le font l'un de l'autre par des suites de montagnes, qui leur servent également de limites & de fortifications naturelles. Elle est séparée particulierement de l'Italie, par une si longue chaîne d'Alpes, que l'on ne peut aller d'un pays à l'autre, sans en traverser quelqu'une. Il n'y a que quatre de ces montagnes, par lesquelles on puifle paffer de la Suisse en Italie, ou du moins n'y en a-t-il pas davantage où il y ait des chemins battus, & pratiqués communément par les voyageurs. L'une est le mont Cenis, par lequelle on passe par la Savoye dans le Piémont; la seconde est le S. Bernard, entre le pays nommé le bas Valais & la vallée d'Aoste; la troisiéme est le Sampion ou le Simplon, situé entre le haut Valais & la vallée d'Ossola, dans le Milanez; & la quatriéme est le S. Godard, qui conduit du canton d'Ury à Bellinzona, & aux autres bailliages suisses en Italie, qui faisoient autrefois partie de l'état de Milan. Mais quoique ce pays soit par-tout montagneux, il est assez fertile. Les montagnes ont jusqu'au sommet de bons pâturages tout l'été, pour de vastes troupeaux de bétail, & l'on voit croître du bled à quelques endroits, où l'on diroit que la terre est trop rapide, pour qu'un homme y pût grimper, & l'air trop froid pour laiffer murir le grain. Dans d'autres parties on trouve des collines & des plaines où sont d'excellens pâturages. Le comté d'Argau, dans le canton de Berne, est un pays plat & abondant en grain; & celui qui est situé entre Moudon & Morat, dans le pays de Vaud, est également fertile, & fait une perspective beaucoup plus riante. Je nomme ces deux plaines comme les plus beaux morceaux du canton de Berne, quoique l'on puisse dire avec vérité, que plus des deux tiers de ce canton en général font un bon pays, qui produit du bled pour ses habitans, même pour ses voisins. Il croît auffi beaucoup de grain dans les cantons de Zurich, de Solleure, de Fribourg, de Lucerne & dans les petits états de Bâle & de Schaffhouse, que l'on peut appeller les plaines de la Suiffe, en comparaison des autres cantons. Cependant dans ces cantons même, la terre est également pierreuse, & de peu de rapport, tellement que ce que les habitans en tirent se doit uniquement à leur travail, & les Suisses peuvent passer pour les meilleurs laboureurs de l'Europe. Les cantons de Lucerne, Ury, Schwitz, Underwald, Zug, Glaris & Appenzll, ne produisent pas affez de bled pour leurs habitans. La stérilité de ces cantons

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pourroit être réparée par la fertilité des autres, si l'on n'avoit point d'inconvéniens à craindre comme pluies continues, gelées, &c. Pour prévenir une disette, les Suisses, touJours sages, font des magasins de bleds, & l'entretiennent toujours à bon marché dans leur pays. La Suisse est si féconde en toutes fortes de bestiaux, qu'elle peut en pourvoir ses voisins, & ils font si bons dans leurs différen tes espéces, que leur débit fait l'article le plus lucratif de fon commerce. Elle abonde aufli en oiseaux domestiques & sauvages, dont les derniers, étant nourris dans les montagnes, ont un gout beaucoup plus relevé que ceux des pays plats. L'on peut dire la même chose de leur venaison. Sous ce terme général ils comprennent les ours, les cerfs, les daims, & quelques espéces de chevres sauvages qui nous font inconnues, comme les bouquetins & les chamois, dont on travaille la peau, que l'on appelle en anglois schammy. Ce pays produit plusieurs fortes de vins, dont deux font également sains & agréables. L'un est blanc & croît dans le pays de Vaud, sur les bords ou les côtes du lac de Geneve, d'où il a le nom de vin de la côte; l'autre est rouge, & croît, nom dans le comté de Neufchâtel, comme le dit la relation de la Suisse, mais dans le canton de Berne: car le terroir, qui produit le vin de la côte, produit aussi cet excellent vin rouge. Le blanc n'est ni trop foible ou aigre; mais s'il est fait en de bonnes années, c'est un excellent vin de table, & il devient meilleur en vieillissant. Le rouge a quelque chose du gout des vins de Bourgogne; mais ils ne fauroit atteindre à la délicatesse des meilleures fortes de ces vins. L'on fait aussi du vin dans les cantons de Zurich, de Schaffhouse, & en d'autres endroits, que les habitans boivent avec plaisir, mais que les étrangers n'estiment guères plus que du verjus. Si les vignes de ce pays n'étoient pas si souvent gâtées par le dérangement des saisons, elles produiroient allez de vin pour tous les habitans; mais ces dégâts y font si fréquens, qu'une grande partie du commun peuple est réduite à se contenter d'eau. * Stanian, Etat de la Suiffe, 1714.

rope,

On croit que la Suille est la partie la plus élevée de l'Eu& l'on allegue deux raisons principales pour appuyer ce sentiment; l'une est la subulité de l'air, & l'autre les diverses rivieres qui y ont leur source. On ignore fi ces qualités de l'a'r viennent plutôt de la hauteur naturelle du pays, que des amas de neige & de glace, qui sont éternellement dans les cavernes des montagnes, où le foleil

ne peut

atteindre, c'est une question que je ne prétends pas décider. Pour les rivieres il est certain qu'il y en a un grand nombre qui sortent des montagnes de la Suiffe. On y trouve à de petites distances l'une de l'autre, les sources de l'Adde, du Tesin, de la Lintz, de l'Aar, de la Russ, de l'inn, du Rhô. ne & du Rhin, auxquelles on peut ajouter le Danube; car quoiqu'à la rigueur il ait sa source hors des limites de la Suisse, néanmoins elle n'est que peu de lieues éloignée de Schafthouse. L'ill est une autre riviere, dont la source est près de Basle; & celle de l'Adige, quoique proprement dans le comté de Tyrol, est pourtant sur les confins des Grifons. Voilà les plus considérables rivieres de l'Europe, qui prennent leurs sources dans la Suiffe ; & outre celles-ci, il y en a un grand nombre de moindre considération; tellement qu'à peine y a-t-il un vallon qui ne soit arrolé de quelque ruisseau. On donne cette quantité extraordinaire de rivieres, à proportion de ce qu'on en trouve en d'autres pays de la même étendue, pour un argument convaincant de la hauteur naturelle de la Suiffe. Je ne dois pas passer sous filence les divers lacs qui s'y trouvent. Je me fouviens d'en avoir compté près de trente, dont quelques-uns sont affez considérables pour mériter le nom de mer, qu'on leur donne en allemand. Les lacs de Constance & de Genève ont près de dix-huit lieues de longueur, & quatre de largeur, & ceux de Neufchâtel, de Zurich & de Lucerne, ne font guères moins longs Ces lacs abondent en poisson, particulierement en truites, d'une grandeur si prodigieuse, qu'on n'est point étonné d'en prendre qui pesent jusqu'à soixante livres; & ce qu'il y a de plus fingulier, c'est que plus elles sont grandes, plus la chair en eft ferme & délicate. Outre ces lacs, qui sont dans les plaines & dans les vallées, il n'y a guères de montagnes où il n'y en ait un sur la cime, bien garni de poissons, dont le débit dédommage en quelque maniere les habitans de la perte du terrein qu'il inonde. Au reste je n'ai jamais vû de pays plus éloigné de la mer, qui abonde tant en eau, que celui. ci: l'on trouve par-tout un nombre infini de sources des

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703 eaux les plus pures & les plus douces que j'aye jamais gou. tées ; & il n'y a presque point de champ, ni de pré, qu'on ne puisse mettre sous l'eau, toutes les fois que le paysan le juge nécessaire. De tous les côtés de ce pays, sur les montagnes & dans les plaines, il y a un très-grand nombre de bois, de forêts entieres de pins & de sapins, que l'on pourroit vendre à grand profit, pour la construction des vaisseaux, s'ils croiffoient plus près de la mer, mais cette espece de négoce est impraticable, à cause des frais excessifs qu'il y auroit à les voiturer de si loin par terre. Ils ont aussi quelques bois de chêne, & d'ormes; mais le bois, dont ils se servent communément pour les bâtimens, & pour le feu, c'est celui de sapin; & comme il s'en fait une consommation prodigieuse à ces deux usages, l'on diroit qu'il devroit devenir rare; mais on ne s'apperçoit pas de la moindre diminution dans les arbres. J'ai déja remarqué la fubtilité de l'air de ce pays à proportion de sa latitude. La ville de Berne, où je demeurai, est de tout un dégré plus méridionale qu'Orléans, quoique l'air de ce dernier endroit soit beaucoup plus doux & plus modéré que celui du premier. Cependant j'ai pallé des étés bien chauds en Suiffe. A la vérité le tems passe souvent du chaud au froid en moins de vingt-quatre heures. Les Alpes causent de fréquentes pluies; & comme il neige ordinairement sur les montagnes, lorsqu'il pleut dans la plaine, il faut nécessairement que l'air se réfroidisse toutes les fois qu'une pluie dure. Mais quoique l'air de ce pays ne soit pas fort sec, il est fort sain. Les gens y deviennent généralement fort vieux, & l'on n'y voit régner que trè rarement ces maladies malignes & contagieuses, qui dépeuplent souvent des villes entieres. Enfin des quatre élémens, la terre est ici le moins bon. Elle traite les habitans en rude marâtre: elle leur donne ce qui est absolument nécessaire pour la vie, mais peu pour le luxe. Ils gagnent avec bien de la peine ce qu'ils en tirent, & semblent le devoir plutôt à leur travail qu'à sa bonté.

Jules Céfar est le premier qui ait fait mention de ce peuple comme d'une nation. Il les défit & les foumit comme il est marqué à l'article Helvetii. Ils vécurent sous la domination romaine jusqu'à ce que cet empire même fut déchiré par les inondations des nations septentrionales, & qu'il s'éleva de nouveaux royaumes & de nouvelles principautés de ses ruines. L'un de ces royaumes fut celui de Bourgogne, dont la Suiffe fit parrie. Il commença avec le cinquiéme siécle, mais il fut bien-tôt réuni à celui de France. Environ l'an 870, il se forma deux nouveaux royaumes de Bourgogne, l'un nommé Burgundia Cisjurana, qui est le même que le royaume d'Arles, & l'autre Transjurana. Le premier ne dura pas plus de cinquante ans. Alors il fut incorporé à la Burgundia Transjurana, par la cession volontaire faite à Rodolphe II, roi de Transjurana, par Hugues, le dernier roi de Cisjurana, environ l'an 926. Dans ce royaume de Burgundia Transjurana fut compris le pays des Suifles, & il en fit partie jusqu'à ce qu'environ 1032 Rodolphe III, le dernier roi de Bourgogne, mourant fans enfans, laissa tout ce royaume à l'empereur Conrad II, surnommé le Salique, dont les successeurs le posséderent près de deux fiécles. Après ce tems-là, soit que les empereurs fussent trop occupés d'autres affaires, pour pouvoir donner toute l'atten tion nécessaire à celles de ce royaume, soit qu'ils ne fussent pas en état de reprimer les divers soulevemens qui s'y firent par la noblesse, il arriva que vers la fin du douziéme siécle, ce royaume fut divisé de nouveau en plusieurs petites fouverainetés, sous les comtes de Bourgogne, de Maurienne de Savoye & de Provence; sous les dauphins du Viennois, & sous les ducs de Zeringue. C'est l'opinion de la plupart de leurs historiens, touchant le fort de la Suiffe, depuis le tems de Jules César jusqu'à la fin du douziéme siécle, qu'elle fut unie à l'Empire, quoiqu'il y en ait d'autres qui prétendent que la Suiffe ait fait partie du royaume d'Austrasie, autrement appellé le royaume de Metz, jusqu'à ce qu'il fut détruit, & fes états annexés à l'Empire. Mais je crois qu'il ne sera pas difficile de concilier ces contradictions apparentes; car il est trop probable que la Suitse, dans l'étendue qu'elle a aujourd'hui, ne fut jamais entierement jointe, ni au royaume de Bourgogne, ni à celui d'Austrasie, mais que la partie de ce pays, qui parle la langue françoise, ou romande, comme ils l'appellent, appartint au royaume de Bourgogne, & l'autre, qui parle allemand, à celui d'Autrafie. Cette conjecture pourroit être foutenue par plusieurs autres raisons, outre celle de la différence des langues, qui

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semble lever les difficultés, dans lesquelles leurs historiens s'embarraslent, en faisant la Suifle au même tems partie de deux différens royaumes. Après la dissolution de ces royaumes, je ne trouve plus toute la Suifle réunie sous un même chef. Quelques-unes de ses villes furent faites villes impériales, ne confervant que la simple dépendance de l'Empire : l'empereur Frédéric Barberousse en donna d'autres, avec leurs territoires, pour les posséder en fiefs de l'Empire, aux - comtes de Habspourg, desquels la maison d'Autriche est descendue; le reste de la Suifle, ou du moins son gouvernement héréditaire, fut donné au duc de Zeringue, que l'on crut y avoir quelque droit, comme étant issu des rois d'Austraße. Néanmoins tous leurs auteurs conviennent que ces villes & ces peuples furent en poffeffion de très-grands priviléges, & que le pouvoir de leurs princes étoit tellement limité, que l'on peut dire que ce pays a plutôt été sous leur protection, que sous leur domination immédiate. La race des ducs de Zeringue s'éteignit dans le treiziéme siécle, ce qui fit jour aux comtes de Habspourg d'agrandir leur pouvoir dans ce pays, plus par intrusion, & par les défordres de ces tems , que par confentement, , ou par une foumiffion volontaire. Mais ce qui mit la liberté de la Suisse le plus en danger, ce fut le grand schisme, qui partagea tant l'Empire dans le treiziéme liécle, lorsque Othon IV & Frédéric II, étoient tous deux empereurs à la fois. Ils furent excommuniés, chacun à son tour, par deux papes qui se succéderent immédiatement, parce qu'ils ne voulurent point reconnoître leur prétendu droit de disposer de la couronne impériale, ni mettre en exécution les vœux, que ces papes leur avoient extorqués d'entreprendre une croisade. Cependant après la perte d'une bataille, Othon fut contraint de renoncer à ses prétentions, & de céder la couronne à fon antagoniste Frédéric. Comme dans cette division de l'Empire les Suifles avoient été attachés au parti du dernier, & qu'ils lui

dit pas non plus à leur awente. Rodolphe eut d'autres occupations, pour donner à ces villes la protection qu'il leur destinoit, & qu'elles s'en promettoient. Ainsi les Suisses furent exposés de nouveau aux infultes de ces petits tyrans, qui à la fin leur devinrent si insupportables, que tout le peuple prit - les armes, & démolit les châteaux des principaux de la noblesse, en chassa plusieurs hors du pays, dans une guerre de près de douze ans. Lorsque Rodolphe devint empereur, la noblesse accusa les Suisses de rebellion au sujet de cette guerre; mais après avoir entendu les deux parties, il prononça en faveur du peuple, &, en considération des services que les Suiffes lui avoient rendus dans ces guerres, il leur envoya des baillis, non pas au nom de la maison d'Autriche, mais en celui de l'Empire en général. Il les gouverna avec douceur pendant qu'il vécur, & augmenta leurs priviléges, afin d'affermir leur liberté sur un fondement durable. Avant de passer au gouvernement tyrannique de l'empereur Albert, fils de Rodolphe, qui donna occafion à la révolte de ce pays contre l'Empire, il feroit à propos de tracer, pour ainsi dire, une carte politique de tous ses états, & de diftinguer les villes de la Suiffe, qui étoient sous la domination de la maison d'Autriche, & d'autres fouverains, de celles qui étoient libres, & ne reconnoisloient d'aute dépendance que celle de l'Empire en général, de spécifier encore les priviléges dont jouissoient celles qui étoient sujerles à la maison d'Autriche, & les dégrés de pouvoir, dont leurs gouverneurs, ou fouverains, éroient revêtus. Un pareil plan de leur état politique, avant leur révolte, feroit nécessaire pour bien juger de la justice de leur cause, & des moyens dont ils se fervirent pour recouvrer leur liberté. Mais leurs histoires sont si obscures & fi défectueuses dans ces circonstances, qu'il est impoffible de contenter sa curiosité à cet égard. Tout ce qu'on peut en recueillir en général, c'est que la plupart de leurs villes étoient libres & impéria

avoient rendu de bons services, il augmenta leurs privilé-les, & celles qui ne l'étoient pas, possédoient de grands

mort,

ges, & fit tout ce qu'il put pour affurer leur liberté. Néan- priviléges. Les villes de Berne & de Fribourg furent båties
moins le reste de fon regne fut tumultueux. Il se brouilla par un duc de Zeringue, & le dernier de cette race leur per-
avec le pape, qui l'excommunia de nouveau. Et comme nme mit de se gouverner elles-mêmes, & les unit à l'Empire après
l'Empire, & ses dépendances en Italie, se diviferent alors sa mort. Cependant, contre la dispofition de son teftament,
entre lui & le pape, ce fut de cette divifion que les noms de Fribourg tomba, je ne fais comment, entre les mains des
Guelphes & de Gibelins furent donnés à ces deux partis. comtes de Kiboug, l'un desquels les vendit à l'empereur
Les historiens de ce tems ne peuvent trouver de termes affez Rodolphe, & il continua sous la domination de la maifon
forts pour exprimer les désordres & la confusion qui regne- d'Autriche près de deux cents ans, jusqu'à ce qu'il entra
rent dans l'Empire vers la fin du regne de Frédéric, pen- dans l'alliance des cantons, & devint un de leur membre. Les
dant le tems de son excommunication, & après fa mo
villes & pays, qui furent donnés en fiefs à la maison d'Au-
durant un interregne de vingt huit ans, jusqu'à ce que Ro- triche, comme Lucerne, Zug & Glaris, avec leurs territoi-
dolphe de Habspourg, premier empereur de la maifon res, jouilloient de si grandes immunités, que le pouvoir du
d'Autriche, fut établi tranquillement sur le trône impérial. souverain en fut extrêmement borné. Zurich, Bafle &
Alors tout ordre & tout gouvernement fut bouleverfé, & Schaffhouse, étoient des villes impériales, & je ne trouve
l'Empire se trouva dans une parfaite anarchie. Les villes de point qu'elles ayent jamais été sous aucun prince particulier.
la Suiffe en particulier sentirent les effets fâcheux de cette A la vérité Bafle avoit un évêque, qui s'arrogea le titre de
confufion; car comme ce pays étoit rempli de noblesse & fouverain, & qui agit quelquefois comme tel; mais il le fit
d'ecclésiastique puislans, chacun tâcha de subjuguer quelque plutôt par ufurpation, que par une autorité légitime. Et il en
ville voisine, sous prétexte qu'elle étoit du parti de l'empe- paroît pas que les trois cantons d'Ury, de Schwitz & d'Un-
reur, qui fut excommunié, & les terres de tous ses adhé- derwald, ayent jamais dépendu de la maison d'Autriche,
rans données en proye, par la bulle du pape, à quiconque
avant de choifir Rodolphe de Habspourg pour leur protec-
pourroit s'en rendre maître. Cette espèce d'oppreffion teur, comme firent la plupart des villes de la Suitle, de la
donna lieu à une coutume, qui s'établit alors parmi plu- maniere, & pour les raisons dont je viens de parler. Il faut
sieurs villes d'Allemagne & de la Suiffe, d'entrer ensemble observer que les territoires de ces villes ne s'étendirent
dans une confédération pour leur défense mutuelle. Nous alors, pour la plus grande partie, que peu au delà de leurs
en avons un exemple dans l'histoire de Simler, où il rap- murailles, & qu'elles furent environnées de tous côtés d'une
porte au long l'alliance conclue entre Zurich, Ury & noblesse, qui épiant toutes les occasions d'empiéter sur leur
Schwitz, en 1251. Mais cet union des villes ne produisant liberté, leur causa plus de troubles & de guerres, avant
pas les bons effets qu'on en attendoit, ou du moins n'étant qu'elles pussent l'extirper, que toute la puissance de la mai-
pas une barriere suffisante contre la puissance de la nobles- fon d'Autriche ensemble, & tous les efforts qu'elle fit pour
se, elles se mirent sous la protection de quelque puissant les ramener à son obéitsance. Que la plupart de ces villes
prince voifin; ensuite de quoi la plupart des villes libres de ayent été libres, cela paroît clairement par les divers trai-
la Suiffe eurent recours, dans cette conjoncture, à Rodolphe tés d'alliances faits entre elles, pour la défense réciproque,

de Habspourg, le plus puiffant de leurs voisins, qu'elles dé-long-tems avant leur révolte, dont plufieurs font inserés au

clarerent leur protecteur. Elles lui donnerent pour cela une
rente annuelle, & lui permirent de leur envoyer des baillis
ou des gouverneurs, avec le pouvoir d'y exercer la haute
justice, ou de juger dans les causes criminelles, se réservant
leus droits & les franchises en tous les autres points. Particu-
lierement les trois cantons d'Ury, de Schwitz & d'Under-
wald, qui jusques-là avoient été libres de toute autre dépen-
dance, excepté celle de l'Empire trouverent à propos de
faire, dans ce défordre général, comme le reste de la Suis-
fe, & fe mirent sous la protection de Rodolphe avec les
mêmes rettrictions que les autres. Mais ce projet ne répon-

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long dans leurs histoires ; & il ne me paroît pas moins évident que ces villes & ces pays ne dépendirent directement que de l'Empire seulement, jusqu'à ce que les désordres qui y survinrent, les obligerent de chercher quelque nouvelle protection. Il est vrai que les comtes de Habspourg tinrent une partie de ce pays comme un fief de l'Empire, dont ils furent investis par Frédéric Barberouffe; mais leur pouvoir fut extrêmement limité, ce qui donne lieu de croire que la domination qu'ils s'acquirent fur ce peuple, ne fut qu'une pure ufurpation sur la liberté de ceux qu'ils devoient défendre; & que sous le nom de protecteurs, ils eurent de meilleurs

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meilleurs moyens & des prétextes plus plausibles, pour venir à bout de leurs desseins. J'ai déja dit que l'empereur Rodolphe les traita avec beaucoup de bonté. L'on crut qu'il avoit une affection particuliere pour la Suiffe, comme pour son pays natal. Mais son fils, l'empereur Albert, tâcha d'étendre la domination sur des pays qui ne lui appartenoient pas, & perdit, par sa conduite violente & inconsidérée, ce que son prédécefleur avoit acquis par la prudence & par la douceur. Ce prince qui avoit une famille fort nombreuse, forma le dessein de soumettre toute la Suisse à la maison d'Autriche, afin de l'ériger en principauté pour un de ses fils cadets. Pour effectuer ce projet, il essaya, par la flatterie & par les caresses, de perfuader les trois cantons d'Ury, de Schwitz & d'Underwald, les plus jaloux de leur liberté, à se soumettre volontairement à son gouvernement, & à fuivre l'exemple de ceux de Lucerne, de Zug & de Glaris, leur promettant de les traiter & gouverner avec toute la douceur poflible; mais voyant que ses artifices ne réussisfoient point, il nomma un certain Grifler bailli ou gouverneur d'Ury, & un autre, qui s'appelloit Landenberg, gouverneur de Schwitz & d'Underwald. Il leur donna ces gouverneurs avec ordre de les lui assujettir entierement, ou par la corruption de leurs chefs, ou par la force des armes. D'abord les gouverneurs se comporterent avec beaucoup de modération; ils mirent enfuite la ruse en pratique; mais voyant que c'étoit inutilement, ils eurent recours à la violence, & commencerent à empiéter tous les jours sur quelqu'un de leurs priviléges. Là dessus le peuple envoya des députés à l'empereur, pour se plaindre de ses gouverneurs, & de l'infraction de ces libertés. L'empereur les reçut fort brusquement. Il leur offrit de nouveau toutes fortes de bons traitemens, s'ils vouloient reconnoître sa domination; mais il les menaça, qu'en cas de refus, ils auroient à effuyer fon dernier reffentiment, & qu'il les rangeroit par la force. Les députés lui répondirent qu'ils étoient prêts à lui rendre toute obéissance comme au chef de l'Empire, dont ils étoient membres, mais qu'à cela près, ils étoient un peuple libre, indépendant d'aucun souverain particulier, & qu'ils le prioient de confirmer les franchises & les priviléges qui leur avoient été accordés par plusieurs de ses prédécesseurs; ce que l'empereur refusa tout net. Les députés retournerent chez eux avec cette réponse, & les gouverneurs se mirent à exercer de ces actes de tyrannie, qui ne servent qu'à révolter les esprits, & jamais à les soumettre. Ils lâcherent la bride à toutes leurs passions à la fois, en ravissant, en pillant, en empoisonnant, & se plongerent dans tous les excès; ils commirent outre cela, sous le nom de justice, des cruautés qui font horreur, fur-tout à l'égard de ceux qui avoient du crédit auprès du peuple, & qui, comme tels, étoient crus la cause de son refus à s'assujettir à l'empereur. Ils enleverent les biens des uns par des sentences arbitraires, sans entendre les parties intéressées ; à d'autres ils imposerent, pour des fautes triviales, des amendes qu'ils n'étoient pas en état de payer; ils punirent, sur de samples soupçons, les uns en déchirant leurs membres par la torture & les autres en leur crevant les yeux. Enfin ils exercerent toutes les inhumanités les plus rafinées. La violence de ces gouverneurs ne rencontrant point d'obstacle, s'augmenta tous les jours, & fut à la fin poutlée si loin, que le peuple irrité, ne trouvant plus de salut que dans son courage, fut obligé d'entrer dans une confédération pour sa défense commu. ne, & de concerter les mesures propres à se déliver de fon esclavage. Il y eut trois hommes de ces trois cantons, dont chacun étoit le plus accrédité dans le sien, & qui, pour cette raison, furent les objets principaux de la persécution des gouverneurs. Ils s'appelloient Arnold Melchtal d'Underwald, Werner Stauflacher de Schwitz, & Waiter Furst d'Ury: c'étoient de bons paysans. Comme ils avoient été également maltraités des gouverneurs, & que d'ailleurs ils étoient naturellement hardis, entreprenans, & unis tous trois par une longue amitié, que leurs malheurs communs avoient affermie davantage, ils tinrent des assemblées secretes, pour délibérer sur les moyens d'affranchir leur patrie. Ils entrerent bien-tôt dans une conspiration à ce sujet, s'obligeant par ferment à la tenir secrete, & à y attirer chacun tous ceux de son canton auxquels il pouvoit se fier, & qu'il favoit avoir affez de cœur pour aider à exécuter toutes les résolutions qu'ils prendroient. Conformément à leur convention, ils engagerent en peu de tems beaucoup de leurs amis dans leur conjuration, & choisirent un endroit du

canton d'Ury, nommé Grutly, pour s'y assembler, chacun accompagné de trois nouveaux associés de son canton, qui tous douze ensemble devinrent les conducteurs de l'entreprise. Là, leur alliance fut renouvellée & confirmée par ferment, & ils résolurent de faire un foulevement général dans les trois cantons, pour surprendre & démolir tous les châteaux fortifiés, & pour chaffer hors du pays les gouverneurs avec leurs adhérens. A la seconde assemblée des douze, ils trouverent le nombre des associés suffisant pour exécuter leur dessein: c'est pourquoi l'on proposa que le soulevement général fût fixé au 14 octobre 1307, de peur que le secret, étant communiqué à tant de personnes, ne s'éventât, & qu'ainsi leur complot n'échouât. Mais ceux d'Underwald, représentant à l'assemblée que deux châteaux dans leur canton appellés Sarn & Rotzberg, étoient trop forts pour être emportés par une troupe de gens sans discipline, demanderent plus de tems, afin qu'on pût former quelque stratagême pour les surprendre; puisque si leur entreprise sur ces deux places venoient à manquer, les gouverneurs les rempliroient bien-tôt de soldats, qui y tiendroient jusqu'à ce que l'empereur pût envoyer une armée à leur fecours, & que de cette maniere ils verroient tous leurs projets entierement renversés. Ces considérations firent que l'assemblée remit la révolte au premier janvier 1308. Sur quoi elle se sépara, & chaque membre s'en retourna chez lui, pour disposer les choses à une heureuse exécution. Cependant il arriva un accident, qui eût fait avorter leur dessein, si les gouverneurs n'euffent été endormis par la soumission apparente du peuple, ou si les conjurés eussent été assez imprudens pour tenter leur entreprise avant le terme fixé, à l'occasion de l'alarme que cet accident caufa. Parmi plusieurs traits ridicules de tyrannie, dont ces gouverneurs s'aviferent, Grifler, celui d'Ury, en inventa un, qui ressemble plus au caprice d'un Claude, d'un Caligula ou d'un Phalaris, qu'à un acte de justice. Il fit dresser sur le marché d'Altorff, capitale du canton d'Ury, une perche avec son chapeau, enjoignant, sous peine de la vie, à tous ceux qui passeroient devant ce chapeau, de le saluer en se découvrant, & en pliant le genou avec le même respect que s'il eut été là en personne. Le peuple, par la crainte du châtiment, se soumit à cette espéce d'idolatrie, jusqu'à ce qu'un certain Guillaume Tell, jeune homme revêche & intrépide, l'un des conjurés, passa le chapeau souvent sans le saluer. Le gouverneur en étant averti, le cita devant lui, & lui demanda la raison de sa désobéissance. Tell voulut s'excuser sur sa rufticité, & fur ce qu'il ignoroit l'ordre. Mais comme il étoit suspect au gouverneur, celui-ci ne voulut point admettre ses excuses. Il fit chercher le fils favori de Tell, & fachant qu'il étoit habile archer, il le condamna de tirer, à une distance considérable, à une pomme placée sur la tête de ce fils, déclarant en même tems, que s'il la manquoit, il seroic pendu sur le champ. Le pere plein de tendresse pour fon fils, craignant de le tuer, refusa de tirer, & aima mieux s'offrir lui-même à une mort certaine. Mais le gouverneur rejetta son offre, & pour le contraindre à obéir, il lui dit, qu'à moins qu'il ne fatisfit incessamment à la sentence, il feroit pendre fon fils aussi-bien que lui. Tell ne pouvant le fléchir par ses instantes prieres, confentit, plutôt pour sauver la vie de son fils, que la sienne, à paffer par cette cruelle épreuve sur le marché, en présence du gouverneur & d'une grande foule de peuple qui y étoit accourue. Le pere tira ses fléches de son carquois, & lâcha son arc d'une main tremblante. Il abattit la pomme, sans toucher la tête de son fils. Là-dessus tout le peuple éclata dans une acclamation générale, tant pour témoigner sa joie de ce que Tell s'étoit sauvé, que pour applaudir à ce coup d'adresse. Mais le gouverneur ayant remarqué qu'il avoit deux fléches dans sa ceinture, quoiqu'il n'eut qu'un seul coup à tirer, lui en demanda la raison, & lui promit de lui pardonner, quelque dessein qu'il eût pû avoir. Sur cette affurance, Tell, au plus fort de fon ressentiment, lui répondit naïvement, qu'il avoit pris deux fleches de son carquois, dans la ferme résolution de le tuer avec la seconde, s'il eût été affez malheureux pour tuer son fils avec la premiere. Le gouverneur, irrité par cette réponse, lui dit, que selon sa promesse il épargneroit sa vie en considération de fon habileté, mais que pour cette intention traîtresse il la lui feroit pafler dans un cachot. Ensuite il ordonna de le lier & de le mettre dans un bateau, qui devoit le transporter à Tome V. Vuuu

:

Cussenach, château bâti sur le lac de Lucerne, dans lequel il s'embarqua aussi lui-même, pour voir l'exécution de sa sentence. Après qu'ils eurent fait près de la moitié du chemin sur le lac, il se leva une violente tempête. Ils furent en grand danger d'être brisés contre les rochers, aucun des bateliers ne fachant manier le gouvernail dans un tems si orageux. Dans cette extrémité, l'un des domestiques du gouverneur, qui savoit que Tell passoit pour le meilleur batelier du pays, dit à fon maître, qu'il n'y avoit d'autre expédient, pour sauver leurs vies, que de délier Tell, & de le mettre au timon. Le gouverneur y confentit, & on le fit à l'instant. Tell après bien des efforts dégagea le bateau du milieu du lac, où les vagues étoient les plus agitées, & l'approcha du bord, près duquel il y avoit une piéce de roc, dont la pointe sortoit de l'eau. Et trouvant cette occafion propre pour s'évader, il sauta adroitement sur le roc, & repousla avec son pied le bateau dans le lac. De là il alla à terre se cacher dans les montagnes. Cependant le gouverneut fut baloté çà & là par le lac en danger de périr à tous momens. Mais à la fin le bateau gagna, avec peine, un endroit appellé Brunnen, où le gouverneur débarqua avec sa fuite, dans le dessein d'aller de là à Cuffenach par terre. Tell, en ayant eu vent, se mit en embuscade derriere un buiffon, & lorsque le gouverneur pasla près de lui dans un chemin creux, il lui perça le cœur d'une fleche & le laissa mort sur la place. Alors il s'enfuit, & se mit en lieu de fureté, avant que ceux de la suite du gouverneur sussent quel chemin prendre pour le poursuivre. En mémoire de ces deux actions, l'on bâtit une petite chapelle à l'endroit où le gouverneur fut tué, & une autre sur le roc où Tell se jetta hors du bateau, qui toutes deux font encore confervées entieres. Le bruit de la mort du gouverneur se répandit d'abord par tout le pays, pendant que Tell alla chez lui informer ses amis de son exploit. Il les pressa de commencer leur révolte sans plus de délai, de peur que l'autre gouverneur & ses adhérans, se défiant sur cette allarme de quelque nouveau coup, ne priffent des mesures pour le prévenir. Mais les plus circonspects des conjurés, voyant que le gouverneur regardoit cette action seulement comme le ressentiment d'un particulier, jugerent plus à propos, pour les raisons que ceux d'Underwald avoient avancées, d'être tranquilles jusqu'au jour marqué. Le gouverneur ne fit d'autre enquête sur cette action, sinon qu'il fit chercher Tell, qui se tint caché jusqu'à ce que la révolte éclata. Ainsi la prudence des conjurés, & l'aveuglement du gouverneur, concoururent également à faire réussir cette révolution, le secret, quoique confié à tant de gens, étant gardé si fidélement, que le gouverneur n'eut pas le moindre soupçon du complot, jusqu'à ce qu'il fut exécuté. Le 1 janvier 1308, jour nommé, étant venu, les confédérés poursuivirent si bien les mesures qu'ils avoient concertées, que dans le même tems le foulevement fut général dans tous les trois cantons. Ceux d'Underwald surprirent les deux châteaux de Sarn & de Rotzberg, par un même stratagême. Ils envoyerent un nombre suffisant d'hommes résolus, habillés en paysans, qui avoient des armes cachées sous leurs habits, & porterent dans leurs mains toutes fortes de denrées, pour en faire des présens aux gouverneurs. Comme c'étoit la coutume qui se pratiquoit tous les premiers jours de l'an, on ne

se défia

point de la quantité de monde qui entra dans les châteaux. Les garnisons en étant petites, elles furent bientôt renversées. Le peuple d'Ury se saisit en même tems du château nouvellement bâti, près d'Altorff, appellé le joug d'Ury, pendant que ceux de Schwitz se rendirent maîtres de celui de Louvertz. Tous ces forts étoient petits, & ne contenoient que des garnisons trèsfoibles; néanmoins ils bridoient tout le pays. C'est pourquoi le peuple se mit d'abord à les démolir, comme les instrumens de son esclavage. Sur ces entrefaites le gouverneur Landenberg & ses adhérans, voyant qu'il étoit impossible de résister, & que leur vie étoit en danger, tâcherent de s'esquiver; mais ils furent poursuivis & atteints. Le peuple, sans faire la moindre insulte au gouverneur, ni à ceux de sa suite, les conduifit sur les frontieres, & les relâcha, après en avoir pris ferment, qu'ils ne retourne- Ineroient jamais dans son pays, exemple de modération bien rare dans une populace irritée, qui a ses persécuteurs à sa merci ! Ce fut ainsi que les trois cantons se délivrerent de la domination de la maison d'Autriche. Trois paysans bra

ves & zélés pour leur patrie, jetterent les premiers fondemens de l'admirable république des Suisses. Les peuples de ces trois cantons, pour honorer la mémoire de leurs libérateurs, en célébrent les anniversaires avec beaucoup de reconnoissance. Ils chantent leurs louanges, & les noms d'Arnold Melchtal, de Wenner Stauffacher & Walter Furst, sonnent toujours auffi haut dans leurs bouches que ceux de Brutus à Rome, des Dorias à Gênes, & des Nassaus en Hollande. L'empereur Albert, étant informé de cette révolte, s'emporta extrêmement contre les Suiffes, & réfolut d'envoyer une armée pour les subjuguer; mais tous ses projets s'évanouirent par sa mort prématurée, ayant été tué bientôt après à son passage de la Ruff à Konigsfeld, en Suiffe, par son neveu Jean, auquel il détenoit injustement le duché de Suabe. Cet accident fut favorable aux trois cantons, leur donnant le tems de se mettre en posture. Car les fils de cet empereur étoient fi occupés, d'un côté à briguer la couronne impériale pour Frédéric l'aîné de la famille, & de l'autre à venger la mort de leur pere, qu'ils se trouverent obligés de laisser les cantons en paix, jusqu'à ce que ces disputes fuffent finies. Cependant environ sept ans après, vers la fin de 1315, l'archiduc Léopold, fils d'Albert, assembla une armée de vingt mille hommes, pour marcher dans le canton de Schwitz, dans (le dessein de saccager les trois cantons, & de les mettre à feu & à sang. Il se présenta un nouveau prétexte d'envahir le canton de Schwitz, par une brouillerie qu'il eut avec une célébre abbaye, qui y est située, & s'appelle l'hermitage de la Vierge Marie. Comme elle possedoit de fort vastes domaines, il s'éleva de fréquentes disputes entr'elles & le canton, au sujet des limites de leurs territoires. L'abbé employa les armes ordinaires du clergé, excommunia ceux de Schwitz, & l'archiduc Leopold se chargea d'exécuter la sentence contre ces ennemis de l'Eglife. Pour cet effet, il avança vers eux avec son armée. Les trois cantons n'avoient à lui opposer que seize cents hommes. Mais ils suppléerent au défaut du nombre par leur courage, & par la disposition prudente de leur petite armée. Sachant que l'ennemi devoit nécessairement passer par une vallée très-étroite, ils posterent une partie de leur monde sur les montagnes, près de Morgarten, qui roulant une grande quantité de pierres sur la cavalerie de l'archiduc, blessa beaucoup d'hommes & de chevaux, & mit toute son armée en désordre. Au milieu de cette confufion, le petit corps des cantons se jetta avec tant de bravoure sur les Autrichiens, qu'il leur fit prendre la fuite, en tua un grand nombre, & chaffa le reste entierement hors du pays, pendant que deux autres corps séparés de l'archiduc, qui attaquerent au même tems les cantons d'Ury & d'Underwald, furent repouffés & traités de la même maniere. Ces trois cantons défirent ainsi avec une poignée de gens une puissante armée; & firent dans la bataille des actions de valeur si prodigieutes pour la défense de leur liberté, qu'on ne doit pas moins d'honneur à leur mémoire, qu'on en rendit à celle des Lacédémoniens, qui combattirent pour la même cause, quoiqu'avec moins de succès, au détroit des Thermopyles. La victoire de Morgarten mit les fondemens de l'union helvétique; car l'alliance que les trois cantons avoient faite auparavant pour dix ans seulement, fut alors convertie une alliance perpétuelle, dans laquelle tous les treize cantons sont entrés depuis en différens tems & à différentes occasions. Et comme ils juterent tous en ce tems de l'observer religieusement, on leur a donné le nom allemand d'Eydgnossen, qui signifie des parties tenues par un même serment. Il ne sera pas hors de propos de remarquer ici, que comme cette victoire signalée a été remportée dans le canton de Schwitz, le plus considérable destrois, & qu'elle étoit due principalement à la valeur de ce canton; dès lors les deux autres y ont été joints par le nom commun de Suisses, lequel a passé depuis à tous les autres cantons en général, & à leurs alliés, à mesure qu'ils entroient dans cette union.

en

Après cette révolution, la maison d'Autriche ne ceffa jamais, pendant l'espace d'environ trois cents cinquante ans, de poursuivre ses prétentions sur les trois cantons, & de faire de nouvelles tentatives, pour les réduire par la force. Cependant tous ses efforts eurent si peu de succès, qu'au lieu de ramener les trois cantons à son obéissance, ceux-ci détacherent au contraire d'autres pays & d'autres villes de la maison d'Autriche & de l'Empire, & les unirent à leur

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