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put se glorifier d'avoir vaincu un ennemi digne de lui. Au lieu de hasarder contre les Grecs une bataille générale, Memnon voulait qu'on leur disputât tous les passages, qu'on leur coupât les vivres, qu'on les allât attaquer chez eux, et que par une attaque vigoureuse on les forçât à venir défendre leur pays. Alexandre y avait pourvu, et les troupes qu'il avait laissées à Antipater suffisaient pour garder la Grèce. Mais sa bonne fortune le délivra tout d'un coup de cet embarras. Au commencement d'une diversion qui déjà inquiétait toute la Grèce, Memnon mourut, et Alexandre mit tout à ses pieds.

Ce prince fit son entrée dans Babylone avec un éclat qui surpassait tout ce que l'univers avait jamais vu: et après avoir vengé la Grèce, après avoir subjugué avec une promptitude incroyable toutes les terres de la domination persienne, pour assurer de tous côtés son nouvel empire, ou plutôt pour contenter son ambition, et rendre son nom plus fameux que celui de Bacchus, il entra dans les Indes où il poussa ses conquêtes plus loin que ce célèbre vainqueur. Mais celui que les déserts, les fleuves et les montagnes n'étaient pas capables d'arrêter, fut contraint de céder à ses soldats rebutés qui lui demandaient du repos. Réduit à se contenter des superbes monuments qu'il laissa sur le bord de l'Araspe, il ramena son armée par une autre route que celle qu'il avait tenue, et dompta tous les pays qu'il trouva sur son passage.

Il revint à Babylone craint et respecté non pas comme un conquérant, mais comme un Dieu. Mais cet empire formidable qu'il avait conquis ne dura pas plus longtemps que sa vie, qui fut fort courte. A l'âge de trente-trois ans, au milieu des plus vastes desseins qu'un homme eût jamais conçus, et avec les plus justes espérances d'un heureux succès, il mourut sans avoir eu le loisir d'établir solidement ses affaires, laissant un frère imbécile, et des enfants en bas âge, incapables de soutenir un si grand poids. Mais ce qu'il y avait de plus funeste pour sa maison et pour son empire, est qu'il laissait des capitaines à qui il avait appris à ne respirer que l'ambition et la guerre. Il prévit à quels excès ils se porteraient quand il ne serait plus au monde : pour les retenir, et de peur d'en être dédit, il n'osa nommer ni son successeur ni le tuteur de ses enfants. Il prédit seulement que ses amis célébreraient ses funérailles avec des batailles sanglantes; et il expira dans la fleur de son âge, plein des tristes images de la confusion qui devait suivre sa mort.

En effet, vous avez vu le partage de son empire, et la ruine affreuse de sa maison. La Macédoine son ancien royaume, tenu par ses ancêtres depuis

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tant de siècles, fut envahi de tous côtés comme une succession vacante; et après avoir été longtemps la proie du plus fort, il passa enfin à une autre famille. Ainsi ce grand conquérant, le plus renommé et le plus illustre qui fut jamais, a été le dernier roi de sa race. S'il fût demeuré paisible dans la Macédoine, la grandeur de son empire n'aurait pas tenté ses capitaines, et il eût pu laisser à ses enfants le royaume de ses pères. Mais parce qu'il avait été trop puissant, il fut cause de la perte de tous les siens : et voilà le fruit glorieux de tant de conquêtes.

Sa mort fut la seule cause de cette grande révolution. Car il faut dire, à sa gloire, que si jamais homme a été capable de soutenir un si vaste empire, quoique nouvellement conquis, ç'a été sans doute Alexandre, puisqu'il n'avait pas moins d'esprit que de courage. Il ne faut donc point imputer à ses fautes, quoiqu'il en ait fait de grandes, la chute de sa famille, mais à la seule mortalité; si ce n'est qu'on veuille dire qu'un homme de son humeur, et que son ambition engageait toujours à entreprendre, n'eût jamais trouvé le loisir d'établir les choses.

Quoi qu'il en soit, nous voyons par son exemple, qu'outre les fautes que les hommes pourraient corriger, c'est-à-dire, celles qu'ils font par emportement ou par ignorance, il y a un faible irrémédiable inséparablement attaché aux des. seins humains; et c'est la mortalité. Tout peut tomber en un moment par cet endroit-là: ce qui nous force d'avouer que comme le vice le plus inhérent, si je puis parler de la sorte, et le plus inséparable des choses humaines, c'est leur propre caducité; celui qui sait conserver et affermir un État, a trouvé un plus haut point de sagesse que celui qui sait conquérir et gagner des batailles.

Il n'est pas besoin que je vous raconte en détail ce qui fit périr les royaumes formés du débris de l'empire d'Alexandre, c'est-à-dire, celui de Syrie, celui de Macédoine, et celui d'Égypte. La cause commune de leur ruine est qu'ils furent contraints de céder à une plus grande puissance, qui fut la puissance romaine. Si toutefois nous voulions considérer le dernier état de ces monarchies, nous trouverions aisément les causes immédiates de leur chute; et nous verrions, entre autres choses, que la plus puissante de toutes, c'est-à-dire, celle de Syrie, après avoir été ébranlée par la mollesse et le luxe de la nation, reçut enfin le coup mortel par la division de ses princes.

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CHAPITRE VI.

L'empire romain, et, en passant, celui de Carthage et sa mauvaise constitution.

Nous sommes enfin venus à ce grand empire qui a englouti tous les empires de l'univers, d'où sont sortis les plus grands royaumes du monde que nous habitons, dont nous respectons encore les lois, et que nous devons par conséquent mieux connaître que tous les autres empires. Vous entendez bien que je parle de l'empire romain. Vous en avez vu la longue et mémorable histoire dans toute sa suite. Mais pour entendre parfaitement les causes de l'élévation de Rome, et celles des grands changements qui sont arrivés dans son état, considérez attentivement, avec les mœurs des Romains, les temps d'où dépendent tous les mouvements de ce vaste empire.

De tous les peuples du monde, le plus fier et le plus hardi, mais tout ensemble le plus réglé dans ses conseils, le plus constant dans ses maximes, le plus avisé, le plus laborieux, et enfin le plus patient, a été le peuple romain.

De tout cela s'est formée la meilleure milice et la politique la plus prévoyante, la plus ferme et la plus suivie qui fut jamais.

Le fond d'un Romain, pour ainsi parler, était l'amour de sa liberté et de sa patrie. Une de ces choses lui faisait aimer l'autre ; car parce qu'il aimait sa liberté, il aimait aussi sa patrie comme une mère qui le nourrissait dans des sentiments également généreux et libres.

il augmenta dans un peuple déjà si libre l'amour de la liberté; et de là vous pouvez juger combien les Romains en furent jaloux quand ils l'eurent goûtée tout entière sous leurs consuls.

On frémit encore en voyant dans les histoires la triste fermeté du consul Brutus, lorsqu'il fit mourir à ses yeux ses deux enfants, qui s'étaient laissé entraîner aux sourdes pratiques que les Tarquins faisaient dans Rome pour y rétablir leur domination. Combien fut affermi dans l'amour de la liberté un peuple qui voyait ce consul sévère immoler à la liberté sa propre famille ! Il ne faut plus s'étonner si on méprisa dans Rome les efforts des peuples voisins, qui entreprirent de rétablir les Tarquins bannis1. Ce fut en vain que le roi Porsenna les prit en sa protection. Les Romains, presque affamés, lui firent connaître, par leur fermeté, qu'ils voulaient du moins mourir libres. Le peuple fut encore plus ferme que le sénat ; et Rome entière fit dirc à ce roi puissant, qui venait de la réduire à l'extrémité, qu'il cessât d'intercéder pour les Tarquins, puisque, résolue de tout hasarder pour sa liberté, elle recevrait plutôt ses ennemis que ses tyrans 2. Porsenna, étonné de la fierté de ce peuple, et de la hardiesse plus qu'humaine de quelques particuliers, résolut de laisser les Romains jouir en paix d'une liberté qu'ils savaient si bien défendre.

La liberté leur était donc un trésor qu'ils préféraient à toutes les richesses de l'univers. Aussi avez-vous vu que dans leurs commencements, et même bien avant dans leurs progrès, la pauvreté n'était pas un mal pour eux : au contraire,

Sous ce nom de liberté, les Romains se figuraient, avec les Grecs, un état où personne ne fût sujet que de la loi, et où la loi fût plus puis-ils la regardaient comme un moyen de garder sante que les hommes.

Au reste, quoique Rome fùt née sous un gouvernement royal, elle avait, même sous ses rois, une liberté qui ne convient guère à une monarchie réglée. Car outre que les rois étaient électifs, et que l'élection s'en faisait par tout le peuple, c'était encore au peuple assemblé à confirmer les lois, et à résoudre la paix ou la guerre. Il y avait même des cas particuliers où les rois déféraient au peuple le jugement souverain: témoin Tullus Hostilius, qui n'osant ni condamner ni absoudre Horace, comblé tout ensemble, et d'honneur pour avoir vaincu les Curiaces, et de honte pour avoir tué sa sœur, le fit juger par le peuple. Ainsi les rois n'avaient proprement que le commandement des armées, et l'autorité de convoquer les assemblées légitimes, d'y proposer les affaires, de maintenir les lois, et d'exécuter les décrets publics.

Quand Servius Tullius conçut le dessein que vous avez vu de réduire Rome en république,

leur liberté plus entière, n'y ayant rien de plus libre ni de plus indépendant qu'un homme qui sait vivre de peu, et qui, sans rien attendre de la protection ou de la libéralité d'autrui, ne fonde sa subsistance que sur son industrie et sur son travail.

C'est ce que faisaient les Romains. Nourrir du bétail, labourer la terre, se dérober à euxmêmes tout ce qu'ils pouvaient, vivre d'épargne et de travail: voilà quelle était leur vie; c'est de quoi ils soutenaient leur famille, qu'ils accoutumaient à de semblables travaux.

Tite-Live a raison de dire qu'il n'y eut jamais de peuple où la frugalité, où l'épargne, où la pauvreté aient été plus longtemps en honneur. Les sénateurs les plus illustres, à n'en regarder que l'extérieur, différaient peu des paysans, et n'avaient d'éclat ni de majesté qu'en public et dans le sénat. Du reste on les trouvait occupés du la1 Dion. Hal. Ant. Rom. lib. v, cap. 1. 2 Tit. Liv. lib. II, cap. XII, XV.

bourage et des autres soins de la vie rustique, |
quand on les allait querir pour commander les
armées. Ces exemples sont fréquents dans l'histoire
romaine. Curius et Fabrice, ces grands capitaines
qui vainquirent Pyrrhus, un roi si riche, n'avaient
que de la vaisselle de terre; et le premier, à qui
les Samnites en offraient d'or et d'argent, répon-
dit que son plaisir n'était point d'en avoir, mais
de commander à qui en avait. Après avoir triom-
phé, et avoir enrichi la république des dépouilles
de ses ennemis, ils n'avaient pas de quoi se faire
enterrer. Cette modération durait encore pen-
dant les guerres puniques. Dans la première, on
voit Régulus, général des armées romaines, de-
mander son congé au sénat pour aller cultiver sa
métairie abandonnée pendant son absence 1. Après
la ruine de Carthage, on voit encore de grands
exemples de la première simplicité. Æmilius Pau-
lus, qui augmenta le trésor public par le riche
trésor des rois de Macédoine, vivait selon les règles
de l'ancienne frugalité, et mourut pauvre. Mum-
mius, en ruinant Corinthe, ne profita que pour le
public des richesses de cette ville opulente et vo-
luptueuse. Ainsi les richesses étaient méprisées :
la modération et l'innocence des généraux ro-
mains faisaient l'admiration des peuples vaincus.
Cependant, dans ce grand amour de la pau-
vreté, les Romains n'épargnaient rien pour la
grandeur et pour la beauté de leur ville. Dès leurs
commencements, les ouvrages publics furent tels,
que Rome n'en rougit pas depuis même qu'elle
se vit maîtresse du monde. Le Capitole, bâti par
Tarquin le Superbe, et le temple qu'il éleva à
Jupiter dans cette forteresse, étaient dignes dès
lors de la majesté du plus grand des dieux, et de
la gloire future du peuple romain. Tout le reste
répondait à cette grandeur. Les principaux tem-
ples, les marchés, les bains, les places publiques,
les grands chemins, les acqueducs, les cloaques
même et les égouts de la ville, avaient une ma-
gnificence qui paraîtrait incroyable, si elle n'était
attestée par tous les historiens 3, et confirmée par
les restes que nous en voyons. Que dirai-je de la
pompe des triomphes, des cérémonies de la reli-
gion, des jeux et des spectacles qu'on donnait au
peuple 4? En un mot, tout ce qui servait au public,
tout ce qui pouvait donner aux peuples une grande
idée de leur commune patrie, se faisait avec profu-
sion autant que le temps le pouvait permettre.
L'épargne régnait seulement dans les maisons
particulières. Celui qui augmentait ses revenus et

Tit. Liv. Epit. lib. xvIII.

Cic. de Offic. lib. II, cap. xxII, no 76.

Tit. Liv. lib. 1, cap. LIII, LV; lib. vi, cap. IV. Dion. Halicarn. Ant. Rom. lib. III, cap. xx, xx; lib. IV, cap. XIII, Tacit. Hist. lib. fi, c. LXXII. Plin. Hist. nat. lib. xxxvi, c. XV. Dion. Hal. lib. vn, cap. XIII.

rendait ses terres plus fertiles par son industrie et par son travail, qui était le meilleur économe, et prenait le plus sur lui-même, s'estimait le plus libre, le plus puissant, et le plus heureux.

Il n'y a rien de plus éloigné d'une telle vie, que la mollesse. Tout tendait plutôt à l'autre excès; je veux dire, à la dureté. Aussi les mœurs des Romains avaient-elles naturellement quelque chose, non-seulement de sude et de rigide, mais encore de sauvage et de farouche. Mais ils n'oublièrent rien pour se réduire cux-mêmes sous de bonnes lois; et le peuple le plus jaloux de sa liberté que l'univers ait jamais vu, se trouva en même temps le plus soumis à ses magistrats et à la puissance légitime.

La milice d'un tel peuple ne pouvait manquer d'être admirable, puisqu'on y trouvait, avec des courages fermes et des corps vigoureux, une si prompte et si exacte obéissance.

Les lois de cette milice étaient durcs, mais nécessaires. La victoire était périlleuse, et souvent mortelle à ceux qui la gagnaient contre les ordres. Il y allait de la vie, non-seulement à fuir, à quitter ses armes, à abandonner son rang, mais encore à se remuer, pour ainsi dire, et à branler tant soit peu sans le commandement du général. Qui mettait les armes bas devant l'ennemi, qui aimait mieux se laisser prendre que de mourir glorieusement pour sa patrie, était jugé indigne de toute assistance. Pour l'ordinaire on ne comptait plus les prisonniers parmi les citoyens, et on les laissait aux ennemis comme des membres retranchés de la république. Vous avez vu dans Florus et dans Cicéron l'histoire de Régulus, qui persuada au sénat, aux dépens de sa propre vie, d'abandonner les prisonniers aux Carthaginois. Dans la guerre d'Annibal, et après la perte de la bataille de Cannes, c'est-à-dire, dans le temps où Rome épuisée par tant de pertes manquait le plus de soldats, le sénat aima mieux armer, contre sa coutume, huit mille esclaves, que de racheter huit mille Romains qui ne lui auraient pas plus coûté que la nouvelle milice qu'il fallut lever 2. Mais, dans la nécessité des affaires, on établit plus que jamais comme une loi inviolable, qu'un soldat romain devait ou vaincre ou mourir.

Par cette maxime, les armées romaines, quoique défaites et rompues, combattaient et se ralliaient jusqu'à la dernière extrémité; et, comme remarque Salluste 3, il se trouve parmi les Romains plus de gens punis pour avoir combattu 1 Cic. de Offic. lib. III, cap. xxIII, n° 110. Florus, lib. II, cap. II.

2 Polyb. lib. vi, cap. LVI. Tit Liv. lib. xxII, cap. LVII, LVIII. Cic. de Offic. lib. 1, cap. xxvi, n° 114. 3 Sallust. de Bello Catil. n° 9.

sans en avoir ordre, que pour avoir lâché le pied et quitté son poste de sorte que le courage avait plus besoin d'être réprimé, que la lâcheté n'avait besoin d'être excitée.

Ils joignirent à la valeur l'esprit et l'invention. Outre qu'ils étaient par eux-mêmes appliqués et ingénieux, ils savaient profiter admirablement de tout ce qu'ils voyaient dans les autres peuples de commode pour les campements, pour les ordres de bataille, pour le genre même des armes ; en un mot, pour faciliter tant l'attaque que la défense. Vous avez vu, dans Salluste et dans les autres auteurs, ce que les Romains ont appris de leurs voisins et de leurs ennemis mêmes. Qui ne sait qu'ils ont appris des Carthaginois l'invention des galères, par lesquelles ils les ont battus; et enfin qu'ils ont tiré de toutes les nations qu'ils ont connues de quoi les surmonter toutes?

En effet, il est certain, de leur aveu propre, que les Gaulois les surpassaient en force de corps, et ne leur cédaient pas en courage. Polybe nous fait voir qu'en une rencontre décisive, les Gaulois, d'ailleurs plus forts en nombre, montrèrent plus de hardiesse que les Romains, quelque déterminés qu'ils fussent'; et nous voyons toutefois, en cette même rencontre, ces Romains, inférieurs en tout le reste, l'emporter sur les Gaulois, parce qu'ils savaient choisir de meilleures armes, se ranger dans un meilleur ordre, et mieux profiter du temps dans la mêlée. C'est ce que vous pourrez voir quelque jour plus exactement dans Polybe; et vous avez souvent remarqué vous-même, dans les Commentaires de César, que les Romains commandés par ce grand homme ont subjugué les Gaulois, plus encore par les adresses de l'art militaire que par leur valeur.

Les Macédoniens, si jaloux de conserver l'ancien ordre de leur milice formée par Philippe et par Alexandre, croyaient leur phalange invincible, et ne pouvaient se persuader que l'esprit humain fut capable de trouver quelque chose de plus ferme. Cependant le même Polybe, et TiteLive après lui 2, ont démontré, qu'à considérer seulement la nature des armées romaines et de celles des Macédoniens, les dernières ne pouvaient manquer d'être battues à la longue, parce que la phalange macédonienne, qui n'était qu'un gros bataillon carré, fort épais de toutes parts, ne pouvait se mouvoir que tout d'une pièce, au lieu que l'armée romaine, distinguée en petits corps, était plus prompte et plus disposée à toute sorte de mouvements.

Les Romains ont donc trouvé, ou ils ont bien

1 Polyb. lib. II, cap. xxvпi et seq

2 Id. lib. xvu, in Excerpt. cap. xxiv et seq. Tit. Liv. lib. Ix, cap. XIX; lib. xxx1, cap. xxxix, etc.

tôt appris l'art de diviser les armées en plusieurs bataillons et escadrons, et de former les corps de réserve, dont le mouvement est si propre à pousser ou à soutenir ce qui s'ébranle de part et d'autre. Faites marcher contre des troupes ainsi disposées la phalange macédonienne : cette grosse et lourde machine sera terrible à la vérité à une armée sur laquelle elle tombera de tout son poids: mais, comme parle Polybe, elle ne peut conserver longtemps sa propriété naturelle, c'est-à-dire, sa solidité et sa consistance, parce qu'il lui faut des lieux propre, et pour ainsi dire faits exprès, et qu'à faute de les trouver, elle s'embarrasse ellemême, ou plutôt elle se rompt par son propre mouvement; joint qu'étant une fois enfoncée elle ne sait plus se rallier. Au lieu que l'armée romaine, divisée en ses petits corps, profite de tous les lieux, et s'y accommode: on l'unit et on la sépare comme on veut ; elle défile aisément et se rassemble sans peine ; elle est propre aux détachements, aux ralliements, à toute sorte de conversions et d'évolutions, qu'elle fait ou tout entière ou en partie, selon qu'il est convenable; enfin elle a plus de mouvements divers, et par conséquent plus d'action et plus de force que la phalange. Concluez donc, avec Polybe, qu'il fallait que la phalange lui cédât, et que la Macédoine fût vaincue.

Il y a plaisir, Monseigneur, à vous parler de ces choses dont vous êtes si bien instruit par d'excellents maîtres, et que vous voyez pratiquées, sous les ordres de Louis le Grand, d'une manière si admirable, que je ne sais si la milice romaine a jamais rien eu de plus beau. Mais, sans vouloir ici la mettre aux mains avec la milice française, je me contente que vous ayez vu que la milice romaine, soit qu'on regarde la science même de prendre ses avantages, ou qu'on s'attache à considérer son extrême sévérité à faire garder tous les ordres de la guerre, a surpassé de beaucoup tout ce qui avait paru dans les siècles précédents.

Après la Macédoine, il ne faut plus vous parler de la Grèce : vous avez vu que la Macédoine y tenait le dessus, et ainsi elle vous apprend à juger du reste. Athènes n'a plus rien produit depuis les temps d'Alexandre. Les Étoliens, qui se signalèrent en diverses guerres, étaient plutôt indociles que libres, et plutôt brutaux que vaillants. Lacédémone avait fait son dernier effort pour la guerre, en produisant Cléomène, et la ligue des Achéens, en produisant Philopomen. Rome n'a point combattu contre ces deux grands capitaines; mais le dernier, qui vivait du temps d'Annibal et de Scipion, à voir agir les Romains dans la Macédoine jugea bien que la liberté de la

Grèce allait expirer, et qu'il ne lui restait plus qu'à reculer le moment de sa chute '. Ainsi les peuples les plus belliqueux cédaient aux Romains. Les Romains ont triomphé du courage dans les Gaulois, du courage et de l'art dans les Grecs; et de tout cela soutenu de la conduite la plus raffinée, en triomphant d'Annibal: de sorte que rien n'égala jamais la gloire de leur milice.

Aussi n'ont-ils rien eu, dans tout leur gouvernement, dont ils se soient tant vantés que de leur discipline militaire. Ils l'ont toujours considérée comme le fondement de leur empire. La discipline militaire est la chose qui a paru la première dans leur État, et la dernière qui s'y est perdue, tant elle était attachée à la constitution de leur république.

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Une des plus belles parties de la milice romaine était qu'on n'y louait point la fausse valeur. Les maximes du faux honneur, qui ont fait périr tant de monde parmi nous, n'étaient pas seulement connues dans une nation si avide gloire. On remarque de Scipion et de César, les deux premiers hommes de guerre et les plus vaillants qui aient été parmi les Romains, qu'ils ne se sont jamais exposés qu'avec précaution, et lorsqu'un grand besoin le demandait. On n'attendait rien de bon d'un général qui ne savait pas connaître le soin qu'il devait avoir de conserver sa personne3: et on réservait pour le vrai service les actions d'une hardiesse extraordinaire. Les Romains ne voulaient point de batailles hasardées mal à propos, ni de victoires qui coûtassent trop de sang; de sorte qu'il n'y avait rien de plus hardi, ni tout ensemble de plus ménagé, qu'é

taient les armées romaines.

Mais comme il ne suffit pas d'entendre la guerre, si on n'a un sage conseil pour l'entreprendre à propos, et tenir le dedans de l'État dans un bon ordre, il faut encore vous faire observer la profonde politique du sénat romain. A le prendre dans les bons temps de la république, il n'y eut jamais d'assemblée où les affaires fussent traitées plus mûrement, ni avec plus de secret, ni avec une plus longue prévoyance, ni dans un plus grand concours, et avec un plus grand zèle pour le bien public.

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Le Saint-Esprit n'a pas dédaigné de marquer ceci dans le livre des Machabées, ni de louer la haute prudence et les conseils vigoureux de cette sage compagnie, où personne ne se donnait de l'autorité que par la raison, et dont tous les membres conspiraient à l'utilité publique sans partialité et sans jalousie.

1 Plut. in Philop.

2 Polyb. lib. x, cap. XIII.

Ibid. cap. XXIX.

I. Machab. VIII, 15, 16.

Pour le secret, Tite-Live nous en donne un exemple illustre 1. Pendant qu'on méditait la guerre contre Persée, Eumènes, roi de Pergame, ennemi de ce prince, vint à Rome pour se liguer contre lui avec le sénat. Il y fit ses propositions en pleine assemblée, et l'affaire fut résolue par les suffrages d'une compagnie composée de trois cents hommes. Qui croirait que le secret eût été gardé, et qu'on n'ait jamais rien su de la délibération que quatre ans après, quand la guerre fut achevée? Mais ce qu'il y a de plus surprenant, est que Persée avait à Rome ses ambassadeurs pour observer Eumènes. Toutes les villes de Grèce et d'Asie, qui craignaient d'être enveloppées dans cette querelle, avaient aussi envoyé les leurs, et tous ensemble tâchaient à découvrir une affaire d'une telle conséquence. Au milieu de tant d'habiles négociateurs le sénat fut impénétrable. Pour faire garder le secret, on n'eut jamais besoin de supplices, ni de défendre le commerce avec les étrangers sous des peines rigoureuses. Le secret se recommandait comme tout seul, et par sa propre importance.

C'est une chose surprenante dans la conduite de Rome, d'y voir le peuple regarder presque toujours le sénat avec jalousie, et néanmoins lui déférer tout dans les grandes occasions, et surtout dans les grands périls. Alors on voyait tout le peuple tourner les yeux sur cette sage compagnie, et attendre ses résolutions comme autant d'oracles.

Une longue expérience avait appris aux Romains que de là étaient sortis tous les conseils qui avaient sauvé l'État. C'était dans le sénat que se conservaient les anciennes maximes, et l'esprit, pour ainsi parler, de la république. C'était là que se formaient les desseins qu'on voyait se soutenir par leur propre suite; et ce qu'il y avait de plus grand dans le sénat, est qu'on n'y prenait jamais des résolutions plus vigoureuses que dans les plus grandes extrémités.

Ce fut au plus triste état de la république, lorsque, faible encore et dans sa naissance, elle se vit tout ensemble et divisée au dedans par les tribuns, et pressée au dehors par les Volsques, que Coriolan, irrité, menait contre sa patrie '; ce fut, dis-je, en cet état, que le sénat parut le plus intrépide. Les Volsques, toujours battus par les Romains, espérèrent de se venger ayant à leur tête le plus grand homme de Rome, le plus entendu à la guerre, le plus libéral, le plus incompatible avec l'injustice; mais le plus dur, le plus difficile et le plus aigri. Ils voulaient se faire citoyens par force, et après de grandes conquêtes, Tit. Liv. lib. XLII, cap. XIV.

› Dion. Hal. lib. vii, cap. v. Tit. Liv. lib. II, cap. xxxix.

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