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réponse que M. Lœw, président de la Chambre criminelle de la Cour de cassation, venait de lui adresser concernant l'incident dit du grog. Le lieutenant-colonel Picquart, après une déposition qui avait duré plusieurs heures, avait, en effet, bu un grog, mais d'autres témoins avaient, dans des cas analogues, profité des mêmes avantages.

La réponse du ministre ne satisfit point les nationalistes et la droite qui, devant la puérilité de tels racontars, réclamèrent la production du rapport du capitaine de gendarmerie Herqué, chargé de la garde du lieutenant-colonel Picquart pendant le cours de ses dépositions devant la Chambre criminelle.

M. Paul de Cassagnac se chargea de porter cette exigence à la tribune, puis se lança dans une violente diatribe politique contre la République, lui demandant compte de ce qu'elle avait fait des finances, des libertés et de l'armée de la France. A un interrupteur, qui lui demandait ce que l'Empire en avait fait à Sedan, M. de Cassagnac opposa le souvenir récent et douloureux de Fachoda, ce qui lui valut une manifestation hostile de la plupart des députés et quelques paroles de blâme du président Deschanel.

Rentrant dans l'objet même de son discours, M. de Cassagnac fit cette observation importante << qu'à son avis on avait bien fait de porter l'affaire Dreyfus devant la Cour de cassation », mais que la Chambre criminelle n'ayant pas compris son devoir, il fallait faire juger son enquête par les autres Chambres de la même Cour.

Il termina en rappelant la fameuse phrase de M. Thiers sur la disparition de la République « dans

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le sang ou l'imbécillité, >> disparition que, quant à lui, il jugeait prochaine.

M. le président du Conseil Dupuy saisit avec empressement l'occasion que lui avait offerte M. de Cassagnac de donner au débat une tournure politique. L'orateur de la droite ayant affirmé qu'il n'y avait plus rien dans ce pays, M. le président du Conseil répondit qu'il y avait deux choses qui réunissaient tous les citoyens: la loi et la liberté. Le gouvernement n'avait d'autre but que de servir la loi. Ce n'est pas lui qui ressusciterait les commissions mixtes de 1851, car ce n'est pas de lui que viendrait jamais le mépris de la magistrature. Qualifiant ensuite l'œuvre de M. Quesnay de Beaurerepaire, le président du Conseil l'appela une œuvre de discorde et déclara que, pour la juger et pour se juger, l'ancien présidentn'aurait qu'à lire au Journal officiel le compte rendu de cette séance.

M. Godefroy Cavaignac succéda au président du Conseil et s'efforça de mettre en relief, à l'aide des déclarations de M. Quesnay de Beaurepaire et en faisant allusion au rapport du capitaine de gendarmerie Herqué, la partialité des membres de la chambre criminelle de la Cour de cassation. II demanda au garde des sceaux s'il était disposé à lire à la Chambre le rapport Herqué, et comme le garde des sceaux lui paraissait trop long à se décider, M. Cavaignacreparut à la tribune, un document à la main. C'était le rapport en question qui se trouvait, d'une manière assurément insolite, entre les mains de l'ancien ministre. Une partie de la Chambre souligna par des protestations cette incorrection. Le garde des sceaux demanda alors la parole pour lire le rapport. Les principaux faits qu'il contenait

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étaient relatifs à l'attitude trop courtoise, d'après l'avis du capitaine de gendarmerie Herqué, observée par les magistrats de la chambre criminelle à l'égard du lieutenant-colonel Picquart. Le président Lew était venu un jour lui faire savoir que la Cour ne pouvait l'entendre au moment fixé et, en renvoyant sa déposition au lendemain, lui avait exprimé ses regrets. De même on avait servi à M. Picquart du sucre, du rhum, de l'eau de Saint-Galmier. Aussi celui-ci aurait-il dit « qu'il portait M. Bard dans son cœur », et, à son attitude primitive, avait succédé « une attitude dégagée et pleine de suffi

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Devant la futilité de pareils griefs, la grande majorité de la Chambre réclama la clôture de la discussion et l'ordre du jour pur et simple. Accepté par le gouvernement, appuyé par M. Camille Pelletan qui déclara intolérable << que la Cour de cassa*tion jugeât plus longtemps sous la surveillance d'un capitaine de gendarmerie », l'ordre du jour pur et simple fut voté, malgré l'opposition de M. Cavaignac, par 423 voix contre 124.

Au lendemain de cette séance paraissait une brochure du commandant Esterhazy intitulée les Dessous de l'affaire Dreyfus. Dans cette brochure, le commandant Esterhazy faisait diverses révélations dont la plus importante était: qu'en 1894 le colonel Sandher, alors chef du service des renseignements au ministère de la guerre, l'avait employé à l'effet de canaliser un attaché militaire de l'ambassade d'Allemagne à Paris. Par canaliser, il fallait entendre qu'on devait ouvrir à cet attaché militaire nommé S..... une voie dans laquelle il s'engagerait et où on

le dirigerait sur de fausses pistes, tout en essayant d'autre part de lui tirer des renseignements.

Esterhazy avait été chargé de ce travail. A l'aide de fausses circulaires confidentielles à en-tête du ministère de la guerre, Esterhazy était parvenu, prétendait-il, à abuser da la crédulité de l'attaché militaire allemand avec qui il avait ainsi entretenu des relations suivies.

Dans cette même brochure, Esterhazy demandait vivement à être entendu comme témoin par la Cour de cassation.

Comme le commandant Esterhazy, sous le coup de poursuites pour tentative d'escroquerie à l'égard d'un de ses parents, ne se souciait pas de revenir en France où il risquait d'être emprisonné, sa déposition n'eût pu être reçue par la Cour de cassation, si le garde des sceaux ne lui avait fait délivrer un saufconduit pour venir en France faire sa déposition et retourner ensuite d'où il venait.

C'est ce qui fut décidé le 17 janvier.

Le 20 janvier, M. Breton, député socialiste révolutionnaire du Cher, prit l'initiative d'une interpellation sur le dossier < ultra-secret >> de l'affaire Dreyfus. Le dossier < ultra-secret » ou diplomatique était celui qui, dans la pensée de l'interpellateur, aurait contenu diverses pièces manifestement fausses, comme des lettres de l'empereur d'Allemagne sur ou à propos de Dreyfus. Deux journaux antidreyfusards, « la Patrie » et « l'Intransigeant», s'étaient fait pendant quelque temps les éditeurs de cette invraisemblable assertion qu'il existait un dossier diplomatique contenant des lettres, écrites de la main même de l'empereur d'Allemagne, dans lesquelles

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le nom de Dreyfus figurait comme celui d'un agent secret du gouvernement allemand.

L'interpellation de M. Breton avait pour but d'obtenir du ministre des affaires étrangères des déclarations précises sur l'existence prétendue de documents de cette nature.

Mais le député socialiste consacra la majeure partie de son discours à mettre en cause l'ancien président du Conseil, M. Méline, l'accusant d'avoir été le véritable créateur de l'affaire Dreyfus, en n'ayant pas su faire à temps la revision. Il alla jus qu'à affirmer que M. Méline avait connu le faux Henry et avait volontairement fermé les yeux sur lui.

Comme il étendait cette accusation à tous les membres du cabinet Méline, M. Barthou se leva pour affirmer qu'il n'avait pas connu la pièce fabriquée par le colonel Henry sous le ministère dont il faisait partie, qu'il l'avait connue pour la première fois le jour où M. Cavaignac l'avait lue à la Chambre dans son discours ministériel du 7 juillet 1898, et qu'à partir du moment où il avait été démontré que cette pièce était un faux, il n'avait cessé de penser et de dire que la revision du procès Dreyfus s'imposait. M. Breton persista à affirmer que tout au moins M. Méline avait dû connaître la pièce fausse et en donna pour raison l'abstention de M. Méline au vote sur l'affichage du discours de M. Cavaignac qui contenait le faux. Puis il arriva à l'objet même de son interpellation: existait-il un dossier ultra-secret de l'affaire Dreyfus contenant des lettres d'un souverain étranger? M. Breton prétendit savoir qu'un pareil dossier avait existé, qu'il avait été fabriqué, puis qu'il avait disparu.

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