républicains progressistes s'étaient séparés d'eux sur ce point. Ils voulaient bien, ne pouvant faire autrement, d' ailleurs, accepter le fait accompli de la revision; mais le dossier secret de l'affaire, dont on parlait beaucoup, les affirmations des ministres de la guerre sur la culpabilité de Dreyfus, tout, insqu'à la campagne des partis avancés pour la revision, la leur rendait suspecte. Quant aux partis nationaliste et de droite, ils avaient cru voir dans les attaques sans mesure dont un grand nombre d'officiers avaient été l'objet dans certains journaux une occasiou de reconquérir une influence politique disparue, en présentant la revision décidée par le gouvernement comme une injure a l'armée. Opposer la justice à l'armée, dénoncer les revisionnistes comme des fauteurs de trahison, faire incliner, sans discussion, l'opinion publique devant l'avis exprimé par les ministres de la guerre sur la culpabilité de Dreyfus, telle fut la tactique politique adoptée par l'opposition de droite. Celle-ci se flattait de l'espoir que la grande majorité du pays dût accepter cette thèse qui avait assurément le mérite d'une simplicité presque brutale. Elle s'opposait exactement à la thèse aussi simple et aussi brutale du parti socialiste qui voyait, dans les regrettables et parfois coupables menées de certains officiers de l'état-major, un moyen inespéré de faire peser, par d'injustes généralisations, la suspicion sur le plus grand nombre possible de chefs, et de réaliser ainsi les tendances antimilitaristes qui sont au fond même du programme socialiste. Entre ces deux violences extrêmes, le spectacle de ceux qui demandaient simplement le respect des principes du droit, l'observation des lois, la justice pour tous, pouvait apparaître comme une étrange anomalie et laisser l'impression d'impuissance d'un pacificateur qui, par la persuasion et le raisonnement, essayerait d'éteindre les clameurs de deux ennemis aux prises et d'abaisser leurs poings levés. Le ministère Dupuy tenta ce rôle, maissembla vite, aux yeux mêmes de beaucoup de parlementaires, vouloir chercher à tort la pacification dans des satisfactions alternatives accordées à chacune des deux grandes fractions que l'affaire Dreyfus avait opposées l'une à l'autre. A mesure que l'enquête de la chambre criminelle de la Cour de cassation se poursuivait, l'agitation semblait croître. Bien que le secret le plus absolu fût gardé sur les dépositions entendues au cours de cette enquête, les « antirevisionnistes », redoutant que l'arrêt à intervenir fût rendu contre leur opinion, multipliaient les réunions et les campagnes de presse pour rendre suspecte l'œuvre des magistrats en suspectant les magistrats eux-mêmes. Différentes ligues furent fondées dans ce but vers la fin de 1898 et le commencement de 1899. La plus importante d'entre elles, sans contredit, par le nombre et l'importance de ses adhérents, fut celle qui prit le titre de « Ligue de la Patrie française ». Dans son appel au public, celle Ligue se disait « persuadée que l'agitation actuelle ne saurait durer davantage sans compromettre mortellement les intérêts vitaux de la Patrie française et notamment ceux dont le glorieux dépôt est aux mains de l'Armée nationale ». Le but qu'elle se proposait était << de travailler à maintenir, en les conciliant avec le progrès des idées et des mœurs, les traditions de la Patrie française et de fortifier l'esprit de solidarité qui doit relier entre elles à travers le temps toutes les générations d'un grand peuple ». Plus de la moitié des membres de l'Académie française, au premier rang desquels MM. François Coppée et Jules Lemaître, signèrent cet appel qui rencontra aussi l'adhésion d'un assez grand nombre des membres de l'Université, d'avocats, de magistrats et d'officiers. Les termes mèmes de cet appel semblaient présager le désir de ses auteurs de contribuer à l'apaisement de l'agitation entreprise pour ou contre la revision du procès Dreyfus. Un journaliste monarchiste, M. Hervé de Kérohant, qui avait signé un manifeste en faveur de la mise en liberté du lieutenant-colonel Picquart, le comprit ainsi et signa l'appel de la Ligue de la Patrie française. Mais le Comité de la Ligue déclara que si M. Hervé de Kérohant semblait partager les sentiments de la Ligue, la Ligue ne partageait pas tous les siens, et décida de l'exclure, ainsi que tous ceux qui avaient exprimé publiquement une opinion favorable à Dreyfus ou à Picquart. La Ligue semblait devenir dès lors une ligue de parti, ouverte à tous les partisans de la thèse antirevisionniste, fermée à tous les partisans de la thèse contraire. Ceux qui avaient conçu l'espoir de travailler à l'apaisement en répondant à son appel furent vite détrompés. Le discours, d'ailleurs très éloquent, par lequel M. Jules Lemaître ouvrit le 19 janvier, dans la salle de la Société d'Horticulture, devant plusieurs milliers de personnes, la séance d'inauguration de la Ligue, ne dissipa pas cette impression que la Ligue prenait de plus en plus parti dans l'affaire Dreyfus du côté antirevisionniste contre l'autre. Aussi, vers la fin de janvier, un certain nombre de-professeurs de philosophie à la Sorbonne, tels que MM. Janet et Boutroux, et de littérateurs éminents, tels que MM. Sully-Prudhomme, Victorien Sardou et Lavisse, prirent-ils l'initiative de ce qu'ils appelèrent un Appel à l'Union. Cet appel était ainsi conçu : : Il ne s'agit pas d'une nouvelle ligue, mais de rallier, par une déclaration commune, les amis de la légalité et de la paix publique. ---Les soussignés, déplorant les appels répétés à l'illégalité, à la violence et à la haine, persuadés qu'à l'heure présente le devoir de tous les Français est de travailler à la conciliation et à l'apaisement; Egalement respectueux de la magistrature, gardienne de la justice, sans laquelle aucune société ne saurait subsister, et de l'armée, école de dévouement et de sacrifice, nécessaire à la nation pour la défense de son territoire et de ses droits; Affirmant l'égalité de tous les Français devant la loi; S'accordent pour déclarer que l'agitation actuelle, funeste aux intérêts vitaux de la patrie, ne peut prendre fin que si tous les bons citoyens s'inclinent par avance devant la décision, quelle qu'elle soit, de la Cour de cassation, tribunal suprême du pays. Irréprochable dans sa rédaction et dans son objet, cet appel, qui réunit un certain nombre de signatures, ne rencontra pas au milieu des passions, à ce moment déchaînées, l'immense adhésion qu'il aurait dû recueillir pour être efficace. L'altention publique fut d'ailleurs bientôt attirée par un racontar qui sembla d'abord sans importance 1 et autour duquel la politique intérieure devait évoluer, cependant, durant plusieurs mois. Une interview d'un juge au tribunal de Versailles, M. Grosjean, parut dans un journal du soir et fit connaître que M. Quesnay de Beaurepaire, président de la Chambre civile de la Cour de cassation, avait été à même de constater la partialité de ses collègues de la chambre criminelle, chargés de l'enquête Dreyfus. M. Quesnay de Beaurepaire aurait raconté au magistrat de Versailles le fait que voici: Au cours de l'enquête de la chambre criminelle, M. le conseiller-rapporteur Bard, des dossiers à la main, aurait ouvert précipitamment la porte du cabinet de M. Quesnay de Beaurepaire et, croyant y trouver seul le lieutenant-colonel Picquart attendant son tour de déposer devant la chambre criminelle, se serait écrié: « Mon cher Picquart, quel est votre avis sur la déposition du général Roget? » Il y aurait eu ainsi une sorte de concert entre certains témoins et le magistrat rapporteur contre d'autres témoins et aussi d'autres témoignages. L'imputation était grave. Le garde des sceaux Lebret ouvrit aussitôt une enquête qui aboutit rapidement aux conclusions suivantes: Le jour où il devait être entendu par la chambre criminelle, le lieutenant-colonel Picquart avait été conduit dans le cabinet d'un des présidents de chambre de la Cour suprême pour attendre sa comparution, la Cour de cassation ne disposant d'aucun local pour y faire attendre les personnes dont la déposition est demandée. M. le conseiller Bard fut chargé d'aller prévenir le lieutenant-colonel Picquart que la Cour, occupée par d'autres dépositions, ne pouvait l'entendre ce jour-là. |