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tions qui ont été prises, il est permis de croire au moins qu'elle ne leur est pas absolument étrangère.

Passant ensuite à l'examen des faits tirés de l'enquête Mazeau, le rapporteur faisait connaître l'impression produite par eux sur la commission.

D'une part, nous avons été surpris et attristés de certains procédés employés vis-à-vis des magistrats de la chambre criminelle. Sans parler des commérages faits par des garçons de bureau et recueillis peut-être avec trop de complaisance, sans parler de l'odieux emploi de lettres anonymes, un agent de la sûreté, chargé de surveiller un prisonnier confié à sa garde, a cru devoir exercer en outre sur d'honorables conseillers ses talents professionnels. Rien n'est plus déplorable que de voir, selon les expressions de l'un des témoins, l'enquête, l'œuvre de la justice, s'accomplir dans une atmosphère d'espionnage et de délation.

D'autre part, il ne vous échappera pas que certains témoins semblent montrer une susceptibilité vraiment excessive. Plusieurs d'entre eux se sont étonnés que M. Bard, bien qu'il ne fût pas parmi les plus anciens conseillers, siégeât à la droite du président; ils se sont étonnés surtout que M. Bard remît entre les mains du président certaines pièces du dossier et appelât son attention sur les questions qui lui semblaient importantes. Rien n'est plus naturel pourtant; M. Bard occupait la place qui lui était assignée par l'usage en qualité de rapporteur et cet usage se comprend à merveille, puisque le rapporteur, connaissant le dossier mieux que personne, peut prêter le concours le plus utile au directeur des débats.

Que dire également de ceux qui, tout en reconnaissant que leur déposition n'a pas été interrompue, se plaignent qu'on leur ait adressé des questions insidieuses, dans le but de les embarrasser, et critiquent amèrement le caractère tendancieux des interrogatoires?

Il est pourtant élémentaire que le droit et le devoir même d'un président, quelle que soit l'honorabilité de ceux qui déposent, est de ne négliger aucune précaution pour assurer la manifestation de la vérité. En somme, la commission, à l'unanimité des membres qui Ia composent, a éprouvé la même impression: elle n'a rien trouvé dans le dossier qui autorisat à suspecter l'honorabilité et la sincérité de tous les magistrats de la chambre criminelle.

Le rapport de M. Renault-Morlière se terminait par l'expression de sa conviction que le projet de loi gouvernemental, qui lui paraissait contraire aux principes essentiels du droit et nullement justifié en fait, n'aboutirait pas à l'apaisement désiré et aurait pour seul résultat de faire suspecter la Cour de cassation tout entière par ceux qui avaient eu intérêt à ne suspecter tout d'abord que la chambre criminelle de la Cour de cassation.

La discussion du projet de loi du gouvernement eut lieu à la Chambre le 10 février.

Après le vote, sans contestation, de la déclaration d'urgence demandée par le gouvernement, M. Renault-Morlière, rapporteur, ouvrit le débat par un discours où il insista avec force sur les arguments déjà développés dans son rapport.

Il rappela que le principe de cette loi avait été jugé détestable, il n'y avait pas plus de trois mois, par le même gouvernement qui en demandait aujourd'hui le vote.

Elle prenait ainsi le caractère d'une de ces lois de circonstances flétries à toutes les époques par tous les esprits libéraux. Le rapporteur évoqua à ce propos le souvenir de ce qui s'était passé en 1837, au lendemain de l'échauffourée de Strasbourg, fomentée par le futur empereur Napoléon III. Des civils et des militaires y ayant pris part, la juridic

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tion civile devait être seule compétente pour les juger.

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Craignant l'indulgence du jury, une partie de l'opinion publique réclama que les accusés militaires comparussent devant les conseils de guerre, les accusés civils restant soumis à la juridiction ordinaire. De là naquit la loi de disjonction présentée par le gouvernement d'alors. Mais, à la grande voix de Berryer, la Chambre des députés repoussa le projet.

Le rapporteur, examinant ensuite la manière dont le projet présenté par le ministère Dupuy était né, montra qu'il était tout à l'honneur des magistrats mis en cause. Car, de même que les commissaires enquêteurs de la Cour de cassation avaient reconnu que la sincérité et l'honorabilité des membres de la chambre criminelle étaient demeurées intactes, de même aussi le gouvernement ne les poursuivait pas devant le conseil supérieur de la magistrature. Mais s'il ne les disqualifiait pas devant la juridiction compétente, par quel tour de force les disqualifiait-il devant le pays?

En terminant, M. Renault-Morlière affirma qu'aucun apaisement ne naîtrait d'un projet qui était un acte de faiblesse.

Après un bref discours de M. Rose, député républicain du Pas-de-Calais, qui se prononça en faveur du projet gouvernemental, M. le garde des sceaux Lebret prit la parole. Il repoussa tout d'abord le reproche de loi de circonstance adressé par M. Renault-Morlière au projet gouvernemental. A cette affirmation quelque peu osée, M. le ministre de la justice ajouta des considérations qui semblèrent assez étrangères à la gravité d'une discussion tou

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chant aux principes essentiels de l'ordre judiciaire. Il convia les députés à tenir compte de l'état de l'opinion publique à propos de l'affaire Dreyfus et prononça à cette occasion non pas la phrase désormais fameuse : « Regardez dans vos circonscrip- tions, >> mais celle-ci, d'un sens d'ailleurs analogue: << Il faut vous reporter par l'esprit dans vos circonscriptions respectives. » Ce conseil ayant été accueilli par un murmure assez général, le garde des sceaux s'efforça de justifier le projet de loi à l'aide de l'avis exprimé par M. le premier président Mazeau et les magistrats enquêteurs :

MONSIEUR LE GARDE DES SCEAUX,

Nous avons l'honneur de vous remettre, avec l'avis que vous nous avez demandé, les dépositions recueillies dans l'enquête officieuse que vous nous avez confiée et qui portait sur les derniers faits signalés par M. Quesnay de Beaurepaire.

Il en résulte pour nous cette impression qu'il serait sage, dans les circonstances exceptionnelles que traverse le pays, de ne pas laisser à la chambre criminelle seule la responsabilité de la sentence définitive. Depuis trois mois, en effet, nos collègues poursuivent une instruction laborieuse, au milieu d'un déchaînement inoui de passions opposées qui ont pénétré jusque dans le prétoire. N'est-il pas à prévoir qu'un arrêt rendu dans de telles conditions serait impuissant à produire l'apaisement dans les esprits et manquerait de l'autorité nécessaire pour que tout le monde s'inclinât devant lui?

Nous ne suspectons ni la bonne foi ni l'honorabilité des magistrats de la chambre criminelle; mais nous craignons que, troublés par les insultes et les outrages, et entraînés, pour la plupart, dans des courants contraires par des préventions qui les dominent à leur insu, ils n'aient plus, après l'instruction terminée, de calme et la liberté morale indispensables pour faire l'office de juges. Veuillez agréer, etc.

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C'est cet avis que le garde des sceaux, à la fin de son discours, pria la Chambre de sanctionner par le vote du projet de loi.

M. Millerand répliqua au ministre par une vigoureuse harangue dans laquelle il s'efforça de démontrer, tout d'abord, à l'aide de l'enquête ellemême, que la chambre criminelle n'avait pas d'avis prémédité sur l'affaire Dreyfus. Il en donna pour preuve ce fait reconnu par le premier président M. Mazeau, dans l'enquête : M. Lœw, le président si attaqué de la chambre criminelle, lui avait offert le dangereux honneur, refusé par M. Mazeau, de présider à sa place la chambre criminelle lors du premier débat sur l'affaire Dreyfus. Passant ensuite à l'examen du projet de loi, M. Millerand montra que s'il dessaisissait les membres de la chambre criminelle parce que, comme le disait l'avis des enquêteurs, ils pouvaient être « troublés par les injures et les outrages », il constituait une « prime à la calomnie ».

Le gouvernement ignorait-il qu'à la tête de ceux qui avaient mené la campagne contre la chambre criminelle, se trouvaient les hommes qui, dès le début, avaient déclaré qu'ils n'accepteraient jamais la revision? C'était pour l'empêcher à tout prix qu'ils avaient conduit cette campagne. Puisque le gouvernement leur sacrifiait les premiers juges de la revision, ils n'allaient pas manquer de recommencer contre les seconds une campagne qui leur avait si bien réussi. Donc les chambres réunies seraient discréditées par cette partie de l'opinion publique à laquelle obéissait le projet gouvernemental, comme l'avait été la chambre criminelle. D'ailleurs, mis en goût par cette première vic

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