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toire, les antirevisionnistes voulaient en tirer tous les fruits, et M. Jules Lemaître, l'un des adversaires victorieux de la chambre criminelle, écrivait que « ce serait moquerie d'imposer toute faite à la Cour suprême, jugeant toutes chambres réunies, une instruction maquillée et suspecte, une instruction préparée de connivence avec un prévenu, par des juges que trois de leurs confrères ont reconnus indignes ».

Donc le projet du gouvernement ne servait pas la cause de l'apaisement; en revanche il avait pour défenseurs tous les fauteurs de coups d'Etat, qui dans ce coup d'Etat judiciaire saluaient l'espoir d'autres coups de force.

Aussi, conclut M. Millerand, quand dans une crise aussi aiguë on voyait d'un côté tous les ennemis de la République, ce fait seul dictait leur devoir aux républicains.

M. le président du conseil Charles Dupuy jugea utile d'intervenir après le discours de M. Millerand. Au moment où il allait prendre la parole un interrupteur s'écria, au milieu de l'hilarité générale : << Arme sur l'épaule... droite! » Ce qui caractérisait, par une image familière au président du conseil lui-même, son attitude du moment,

M. Charles Dupuy, repoussa tout d'abord les reproches adressés par M. Millerand au gouvernement et résumés dans cette interruption pittoresque. Il tint à cœur de déclarer à plusieurs reprises que les républicains pouvaient voter le projet d'un gouvernement qui n'avait pas cessé de « monter autour de la République une garde vigilante. >>>

Il rappela que le gouvernement s'était efforcé de maintenir l'affaire Dreyfus dans le domaine judiciaire et que, respectueux de la justice, il lui avait communiqué le dossier secret de l'affaire.

Pourquoi donc le gouvernement proposait-il un changement ou plutôt une extension de la juridiction? C'est que cette extension lui paraissait nécessaire pour donner à l'arrêt futur - et c'était là le souci dominant du gouvernement

vincible.

une force in

A ceux qui objectaient le temps perdu par cette extension du nombre des juges, M. Dupuy répondit : << Que serait-ce donc s'il intervenait un arrêt dans lequel la conscience du pays n'eût pas confiance? >>> Il ajouta:

Il faut, au contraire, - et l'extension de juridiction que nous proposons y pourvoira et procurera ce résultat. il faut un arrêt qui en finisse absolument avec cette affaire et qui ne soulève contre lui que deux sortes de colères ou de passions : celle des fous et celle des révoltés. (Vifs applaudissements sur un grand nombre de bancs.)

Puis à un interrupteur qui déclarait que le dossier de l'enquête ne contenait rien, M. le président du conseil riposta que l'avis du premier président Mazeau et des conseillers enquêteurs avait pourtant une valeur et que le gouvernement ne pouvait pas « le mettre dans sa poche ».

Reconnaissant, sans hésiter, le caractère exceptionnel de la loi projetée, M. Ch. Dupuy, réussit sans trop de peine à démontrer le caractère également exceptionnel de l'affaire à laquelle elle s'appliquait.

Puis il s'efforça de prouver que ce n'était pas à une juridiction d'exception, mais au contraire à une juridiction plus haute que le jugement était confié. Qui pouvait s'en plaindre? Car si l'innocence

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de Dreyfus était évidente, « cette évidence était-elled'un genre tellement spécial qu'elle ne pouvait éclater que devant la chambre criminelle? » Aux applaudissements qui accueillirent cette ingénieuse insinuation, il fut facile de présager le succès probable du projet de loi.

M. Camille Pelletan vint, dans une harangue enflammée, couvrir la retraite de l'opposition.

Après diverses observations de MM. Decrais, député républicain libéral de la Gironde, Chapuis, député radical de Meurthe-et-Moselle, Bonard, député socialiste nationaliste de Lyon, et de la Porte, député radical des Deux-Sèvres, pour expliquer. leurs votes, il fut procédé au scrutin public.

Par 326 voix contre 206 sur 532 votants, la Cham-bre décida de passer à la discussion de l'article unique.

M. Paul Faure, député radical socialiste de Vaucluse, tenta de retarder le vote du projet en déposant une motion ayant pour but de solliciter l'avis de la Cour de cassation, toutes chambres réunies, sur l'article unique du projet de loi.

Combattue par le garde des sceaux et par M. Gerville-Réache, cette motion fut rejetée à mains levées.

L'article unique du projet de loi fut ensuite voté par 324 voix contre 207 sur 531 votants. Il était ainsi conçu :

ARTICLE UNIQUE.

Les deux premiers paragraphes de l'article 445 du Code d'instruction criminelle sont remplacés par les dispositions suivantes :

En cas de recevabilité, la chambre criminelle statuera sur la demande en revision si l'affaire est en état.

Si l'affaire n'est pas en état, la chambre criminelle

procédera directement ou par commissions rogatoires à toutes enquêtes sur le fond, confrontations, reconnaissances d'identité et moyens propres à mettre la vérité en évidence. Après la fin de l'instruction, il sera alors statué par les chambres réunies de la Cour de cassation.

Lorsque l'affaire sera en état, si la chambre criminelle, dans le cas du paragraphe 1er ci-dessus, ou les chambres réunies, dans le cas du paragraphe 2, reconnaissent qu'il peut être procédé à de nouveaux débats contradictoires, elles annuleront les jugements ou arrêts et tous actes qui feraient obstacle à la revision; elles fixeront les questions qui devront être posées et renverront les accusés ou prévenus, selon les cas, devant une cour ou un tribunal autre que ceux qui auront primitivement connu de l'affaire.

Ce vote eut une grande importance, en ce qu'il marqua le début d'un nouveau classement des partis.

D'une part, en effet, tous les députés de droite, -monarchistes, bonapartistes et ralliés, votèrent le projet du gouvernement, sauf deux qui s'abstinrent: MM. Achille Fould, député rallié des Basses-Pyrénées, et Conrad de Witt, député conservateur du Calvados.

D'autre part, les opposants au projet ne comprirent que des députés appartenant à toutes les nuances de l'opinion républicaine, et parmi ceux-ci

ce fut là le fait important à constater - 33 républicains parmi lesquels les principaux membres du groupe républicain progressiste: MM. Aynard, Barthou, Henri Blanc, Christophle (Orne), Decrais, Jonnart, Lannes de Montebello, Poincaré, RenaültMorlière, Jules Roche, Rouvier.

La majeure partie des membres du groupe républicain progressiste, rangée encore sous la direction

:

de M. Méline, répondit à l'appel du gouvernement en votant son projet.

Mais il était aisé de se convaincre que cette division du parti républicain progressiste en deux fractions d'inégale importance numérique ne ferait que s'accroître, car la veille même du jour où le projet de dessaisissement vint en discussion devant la Chambre, avait paru un manifeste signé en commun par les principaux membres du parti radical et les principaux républicains progressistes qui refusaient de suivre le gouvernement.

Ce manifeste accentuait par avance la cassure que le vote au scrutin public devait révéler le lendemain. Voici ce manifeste communiqué, aux journaux, le 9 février, par l'intermédiaire de l'Agence Havas:

Députés appartenant à toutes les fractions du parti républicain, nous croyons devoir, dans les graves conjonctures que traverse le pays, affirmer notre commune résolution de maintenir au-dessus de toute atteinte les principes supérieurs dont l'oubli entraînerait les éventualités les plus redoutables.

Les lois de circonstance, imaginées en vue d'un cas particulier, ne sont jamais que l'expression irréfléchie des passions ou des intérêts d'un instant.

Quelle nécessité d'enlever à la chambre criminelle, qui vient de clore une information laborieuse, menée par elle depuis trois mois, le droit d'en consacrer par un arrêt les résultats, quels qu'ils soient? Et pourquoi transférer ce droit à la Cour de cassation tout entière?

Y aurait-il, dans la chambre criminelle, des magistrats indignes? La loi a prévu le cas. Le ministre de la jurtice n'est pas désarmé. Qu'il défère les coupables, s'il en est, aux seuls juges compétents: au conseil supérieur de la magistrature.

S'il ne le fait pas, c'est - il l'a plusieurs fois déclaré - qu'il n'y a pas de coupables. Il a lui-même, du haut de la tribune, rendu hommage à l'honorabilité et à la

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