jugea dignes d'une pareille reconnoiffance. Dans la troifiéme classe de la noblesse Vénitienne, on comprend environ quatre-vingt familles qui ont acheté la noblesse , moyennant cent mille ducats, dans le besoin d'argent où la république se trouva réduite par la derniere guerre de Candie. On ne fit aucune distinction entre les personnes qui se préfenterent. Cette troisieme sorte de noblesse Vénitienne ne fut point d'abord employée dans les grandes charges de la république. On lui préféroit les nobles d'ancienne origine. Le corps de la noblesse Vénitienne est si illustre, que plusieurs têtes couronnées n'ont pas dédaigné de s'y faire aggréger. Cette noblesse aggrégée forme une quatrieme classe qui avoit à sa tête la maison de Valois, qui fut reçue dans le corps de la noblesse Vénitienne, en la personne d'Henri III, roi de France & de Pologne, qui se trouva présent lui-même au grand confeil, où il fut reçu d'une commune voix. La maison de Bourbon a fait le même honneur à la république; Henri le Grand voulut donner au Sénat de Venise ce témoignage particulier de fon affection, en reconnoissance de ce qu'elle s'étoit déclarée la premiere en sa faveur, & de ce qu'elle l'avoit assisté de sommes considérables dans ses plus pressans besoins. Les maisons de presque tous les princes d'Italie ont souhaité d'être admises dans le corps de la noblesse Vénitienne. Celle de tous les neveux des papes depuis Innocent VIII. y ont été reçues, ainsi que qnantité de maisons considérables es de divers pays. Il y a à Venise un second état, entre la noblesse & le peuple, & c'est ce qu'on entend par le nom de Citadins, qui font toutes les bonnes familles des citoyens Vénitiens. On distingue deux fortes de Ciradins: les premiers le font de naissance & d'origine, étant issus de ces familles, qui, avant la fixation du grand confeil, par le Doge Gradenigo, en 1289, avoient part au gouvernement présent. La nobleffe Vénitienne, comme le second ordre des Citadins eft composée de ceux qui ont, par mérite ou par argent, obtenu ce rang dans la république. Les uns & les autres jouiffent des mêmes privileges: ils peuvent, comme les nobles, porter la veste: ils entrent dans les charges & dans les emplois que la république a destinés aux Citadins, & lorsqu'ils font en terre-ferme, leur qualité les égale à la noblesse du pays, & leur donne, comme à ces nobles, l'entrée dans les conseils des villes. Ceux-ci en échange ont à Venise les mêmes privileges que les Citadins; mais comme la plûpart ne s'estiment guere moins que les nobles Vénitiens mêmes, ils tiennent infiniment au-dessous de leur qualité tous les privileges de la Citadinance, dont le corps comprend les médecins, les avocats, les marchands, & les ouvriers d'étoffes d'or ou de foie, aussi-bien que les verriers de Mouran, qui se disent tous annoblis par le roi de France, Henri III. La république honore beaucoup, ou du moins elle fait semblant d'honorer les vrais Citadins. Elle leur confére les charges de fécretaires du fénat, & de tous les tribunaux par où passent les affaires d'état. On en fait aussi des sécrétaires d'ambassade, de résidens auprès des princes étrangers. En un mot, on leur donne toutes les charges qu'on tient au-dessous d'un noble Vénitien. La dignité de grand chancelier, est le plus haut dégré d'élévation où puisse prétendre un Citadin. Le rang & la grandeur de cette charge en rendroit la fonction digne des premiers sénateuts, fi la république, jalouse de son autorité, n'avoit réduit ce grand emploi au seul exercice des choses où la charge l'oblige, sans lui donner ni voix ni crédit dans les tribunaux où il a la liberté d'entrer. Tout ce qu'il y a de gentilshommes hors de Venise, & dans tout l'état de la république, est compris sous le nom de nobles de terre-ferme. Quelque ancienne que puisse être la noblesse de ces gentilshommes, les nobles Vénitiens ne font point de comparaifon avec eux, & veulent qu'il y ait la même différence qui se trouve entre le souverain & le sujet. Les gentilshommes de terre-ferme composent les conseils des villes dont ils font. Ils peuvent régler plusieurs choses, qui regardent la police & les intérêts publics; mais qui n'ont rien de commun avec le gouvernement politique, dont la république ne fait part qu'aux feuls nobles Vénitiens. Cependant lorsque quelquesuns de ces gentilshommes s'attachent au service de la république, dans les armes, elle leur donne des emplois confidérables, & souvent des gouvernemens de places, & de citadelle, dans les provinces; mais elle ne les traite pas en cela plus favorablement que les étrangers qui font à son service. La dignité de procurateur de S. Marc, & celle de grand chancelier, avec celle de Doge, font les feules qui se donnent à vie. Un noble Vénitien ne peut prétendre à l'honneur de la veste de procurateur, que par les services importans qu'il aura rendus à la république, dans plusieurs ambassades, ou dans le commandement des armées de mer, ou dans un long exercice des premieres charges de la république. Cette dignité donne entrée au sénat, & le pas, en mêmetemps, au-dessus de toute la noblesse Vénitienne, parce que les procurateurs font censés les premiers fénateurs; & en cette qualité, ils font exempts de toutes les charges publiques, qui obligent à faire de grandes dépenses, excepté les ambaffades extraordinaires, & les commiffions les plus importantes. Cette charge subsistoit déja il y a plus de fix cens ans. Il y avoit un procurateur de faint Marc, qui prenoit soin du bâtiment de cette église, en administroit le revenu, & en étoit comme le grand marguillier. La république créa un second procurateur de faint Marc, plus de quatre-vingt ans après; & comme dans la suite le biens de cette église s'accrurent beaucoup, on fit trois procurateurs, à chacun desquels elle dona enfin deux collegues; de forte qu'il y a plus de deux cens cinquante ans que le nombre fut fixé à neuf. Ils font divisés en trois procuraties ou chambres, dont la premiere s'appelle celle d'en haut, & elle a soin de tout ce qui regarde l'église; la seconde a la direction de tous les biens laissés aux pauvres, par les personnes qui demeurent en deça du grand canal; & la troisieme prend soin des mêmes biens laiffés par ceux qui demeurent au-delà du même canal; aussi ces procuraties sont distinguées en procuratie di Sopra, di Citra, di Ultra. Ces Seigneurs font les exécuteurs de tous les legs pieux, les tuteurs des orphelins, & les protecteurs des veuves. Ils distribuent tous les ans des bourses pour marier de pauvres filles, & donnent pour rien les habitations de plusieurs maisons, qui dépendent de leurs procuraties. Le rang que cette dignité donne dans la république, a été de tout temps si recherché de la noblesse Vénitienne, que dans le besoin le sénat en a sçu se faire une puissante reffource, en vendant la veste de procurateur. Ceux qui rempliffent les neuf places des anciens procurateurs, font appellés procurateurs par mérite, afin de les distinguer des autres qui ont acheté cette dignité. Ils jouissent néanmoins tous des mêmes privileges, n'y ayant aucune différence entr'eux, finon, que lors qu'un procurateur par mérite meurt, le grand conseil en élit un autre, avant que le défunt foit enterré, & qu'on ne remplace point ceux qui le font par argent, afin de les réduire avec le temps au nombre de leur fixation. Les nobles qui ont acheté la veste de procurateur, l'ont payée trente milles ducats; mais ceux qui, après avoir acheté la noblesse, vouloient encore monter à ce haut dégré d'honneur, payoient deux fois davantage. Tous les procurateurs portent la veste ducale, c'est-à-dire, à grandes manches jusqu'à terre: & fuivant le rang de leur ancienneté, ils ont leur demeure dans les superbes procuraties neuves; mais comme la biblioteque de faint Marc, dont ils font maîtres, la chambre des archives de la république, dont ils font les gardiens, & celle où ils tiennent ordinairement leurs conseils trois fois la semaine, occupent une partie de ce grand bâtiment, il ne reste du logement que pour fix procurateurs; & la république donne aux autres une médiocre penfion jusqu'à ce qu'ils entrent dans les procuraties. Les avantages qui font attachés à la dignité de grand chancelier, égalent en apparence celui qui la posséde aux premiers sénateurs de la répuhlique; & même, à plusieurs égards, ils l'élevent beaucoup audessus; car fi l'on excepte les conseillers de la Seigneurie, & les procurateurs de faint Marc, il a la préféance fur tous les autres magistrats. Il porte la veste ducale de pourpre, il a le titre d'excellence; les portes lui font ouvertes dans tous les confeils; il tient les sceaux de la république; il en ale fécret; il assiste à la lecture des dépêches & des réponses des ambassadeurs; il est préfent à tout ce qui se traite dans le fénat; il lit dans le grand conseil tout ce qui s'y doit baloter, & il est le chef des Citadins, comme le Doge est celui de la noblesse. L'élection du grand chancelier fe fait par le grand confeil; & lorsqu'il prend poffeffion de fa charge, il fait une entrée au college, avec un cortége de plusieurs procurateurs, d'un grand nombre de fénateurs & de nobles, qui pour faire honneur en cette occafion à Fordre des Citadins, n'accompagnent pas seulement chacun un des parens ou des amis du chancelier, mais encore leur donnent la main; & tant les Nobles que les Citadins, qui afsistent à cette cérémonie, portent tous la veste ducale de pourpre. Afin que rien ne manque à la grandeur extérieure du chancelier, la république lui fait à sa mort des obféques aux dépens du public, & avec la même pompe qu'au Doge ; & s'il y a quelque différence, c'est que la république assiste à ses obséques en vestes noires, pour témoigner le regret qu'elle a de fa perte, au lieu qu'elle porte la veste ducale aux funérailles du Doge. Le grand chancelier n'est pourtant qu'un serviteur honoraire, qui entre dans la confidence de ses supérieurs, qui le payent bien de ses services. La république a voulu conserver dans l'ordre extérieur de fon gouvernement une image de la monarchie, de l'aristocratie, & de la démocratie, & elle a sçu trouver les moyens de jouir des véritables avantages de ces trois différentes formes de gouvernement. Elle fait éclater la majesté du prince souverain dans la personne du Doge, au nom duquelse font les ordonnances, les dépêches & les négociations. Le Prégadi, qui est le sénat, représente une patfaite aristocratie, où les plus sages têtes de la république réglent avec un pouvoir absolu les plus importantes affaires de l'état; & le grand confeil, qui est l'affemblée de toute la noblesse, distribuant la plus grande partie des dignités à ceux qui s'en rendent dignes, est la véritable image d'une démocratie, où les plus puissans font obligés de briguers les fuffrages, &n'ont d'autorité qu'autant qu'il plaît à ce grand corps, qu'il eft presque impoffible de gagner & de corrompre. Une des choses à quoi le senat s'est appliqué avec plus de foin, a été d'empêcher que les princes étrangers n'euffent aucune connoiffance de ses délibérations, ni de fes maximes particulieres ; & comme il eût été plus facile à la cour de Rome, qu'à aucune autre, d'en venir à bout, & même de former un parti confidérable dans le sénat, par le moyen des eccléfiastiques, la république leur en a interdit entierement l'entrée, & n'amême jamais fouffert que la jurisdiction ecclésiastique ordinaire sesoit établie dans ses états, avec la même autorité que la plupart des princes lui ont laiffé prendre;elle a même exclu tousleseccléfiastiques, quand même ils feroient nobles Vénitiens, de tous les confeils, & de tous les emplois publics. L'église de Venise, c'est-à-dire de tout l'état de la république, reconnoît deux patriarches, qui font celui d'Aquilée, & celui de Venife. Ce dernier n'étoit autrefois qu'un fort petit évêque, par rapport à son revenu. Il prenoit le titre d'évéque de Castel, qui est le quartier de Venise, où est située son église. Mais comme depuis le grand accroissement de la république, il naissoit souvent des contestations pour la jurisdiction, entre cet évêque & le patriarche de Grade, ou Grado, qui étoit primat de la Dalmatie & de Venise, le fénat demanda au pape que le patriarchat & l'évêché fussent unis en la personne de celui des deux prélats, qui survivroit à l'autre. Par ce moyen le patriarchat de Grade fut dévolu en 1450, à l'évêque de Castel, en la personne de Laurens Justiniani, que l'église a canonifé. Ainfi le patriarche de Venise est primat de Dalmatie, & d'une partie des états de la république, en terre-ferme. Les évêques de Candie, de Corfou, & de quelques isles voisines; sont ses suffragans. Cette dignité ne peut être poffé. dée que par un noble Vénitien, & la république s'en eft conservé la nomination. Mais les prêtres & les religieux déclinent également sa jurisdiction à la faveur de deux ou trois magistratures, où les premiers sénateurs de la république, s'attribuant la connoissance de tout ce qui regarde les ecclésiastiques, réduisent à peu de chose tout le pouvoir du patriarche; & comme ce prélat n'a point la nomination des cures de Vénise, ni des autres bénéfices de fon églisé, à l'exception de deux dignités, fon crédit n'est pas plus confidérable que fon autorité. De tout temps la république avoit foutenu le patriarche de Grade, contre celui d'Aquilée, & avoit tâché d'agrandir la jurisdiction du rer. aux dépens de celle du second; mais depuis que le patriarchat de Grade a été transféré à Venise, sa dignité est dans une plus grande considération. Le patriarchat d'Aquilée est néanmoins le premier & le plus ancien. Depuis que la république trouva le moyen de nommer à ce patriarchat, elle a scu se perpétuer la possession de ce droit, par le pouvoir qu'elle a donné au patriarche d'élire fon coadjuteur; dès qu'il est monté à cette dignité, qui de cette forte ne peut jamais échapper à la répu blique, & à laquelle on n'éleve que des nobles Vé. nitiens des premieres familles. Le fénat en use ainfi, de peur que ce patriarchat ne retourne à la nomination de l'empereur; car, comme la plus grande partie du clergé de tout l'état de Venise en dépend, il arriveroit qu'un patriarche qui ne feroit pas sujet de la république, donneroit lieu à de fâchex inconvéniens. Voyez AQUILÉE. La république, pour maintenir l'ancien usage, a laissé l'élection des curés à la dispofition des paroiffiens, qui doivent choisir celui des prêtres habitués de la même paroiffe, qui leur paroît le plus digne. Tous ceux qui poffédent des maisons en propre dans l'étendue de la paroisse, Nobles, Citadins, & artisans, s'assemblent dans l'église, dans le termé de trois jours après la mort du curé, & procédent a l'élection par la pluralité des voix, faute de quoi la république nomme un curé d'office. Quand on connoît l'esprit avec lequel la république se gouverne, on s'étonne de voir l'inquifition établie à Venife; mais l'étonnement cesse, lorsqu'on voit fous quelles conditions elle y a ét: reçue. Le S. Office est composé du Nonce du pape, du patriarche de Venise, du pere inquifiteur, toûjours de l'ordre de faint François, & de deux principaux sénateurs, qui font affistans, & fans la présence & le confentement desquels toutes les procédures font nulles, & les sentences hors d'état d'être mises à exécution. L'héréfie expresse est presque la seule matiere dont l'inquifition de Venise ait droit de connoître; car la plupart des désordres qui suivent l'héréfie, ou qui peuvent la faire naître ou l'entretenir, ont des juges féculiers, qui prennent connoissance de ces matieres. Tous ceux qui font profession d'une autre religion que de la catholique, ne font point foumis à l'inquisition; & depuis le catalogue des livres défendus, qui fut dressé lorsque la république reçut l'inquifition, il n'est point permis au S. Office d'en censurer d'autres que ceux que la république elle-même cenfure. Outre cela, le fénat entretient deux docteurs, qu'on appelle confulteurs d'état, l'un religieux, & l'autre séculier, qui font chargés d'examiner les bulles, les brefs & les excommunications qui viennent de Rome, & que l'on ne reçoit jamais que ces deux docteurs n'ayent assuré qu'ils ne contiennent rien de contraire aux loix & à la liberté de l'érat. Lecollege, le prégadi, & le grand confeil, font les trois principaux refforts qui font mouvoir l'état; & comme la perfection de la république n'est appuyée que fur leur accord, il est nécessaire de les faire connoître. Le college est le tribunal où réside toute la majesté du prince: les ambassadeurs y vont à l'audience; on y lit les lettres des affaires étrangeres; on y présente toutes les requêtes; on y plaide les causes privilégiées; on y juge les procès entre les parens; on y regle la compétence des juges; en un mot, le college eft la porte par où il faut que toutes les affaires du dehors entrent ; & c'est où se préparent les matieres qui doivent être agitées & réglées au prégadi, qui est le fénat de la république. Ce college est composé du Doge, de ses fix conseillers, des trois chefs de la quarantie criminelle, des fix sages-grands, des cinq sages de terre ferme, & des cinq sages des ordres; en tout vingt-fix personnes, différentes en âge & en dignité, forment une assemblée, qui représente tout le corps de l'état. Le sénat, qui connoît parfaitement que la liberté de la république est incompatible avec un prince qui feroit au-dessus des loix, y a afsujetti le Doge, sans aucue réserve, & en a encore fait à fon égard de particulieres, qui l'ont rendu en plusieurs choses inférieur à la condition d'un fimple fénateur, & qui de prince de la république qu'il étoit autrefois, l'ont fait devenir une vaine image & un véritable fantôme de la majesté, dont le fénat a retenu toute l'autorité. On n'éleve cependant à cette dignité que des sénateurs d'un mérite particulier. On choisit ordinairement un des procurateurs de S. Marc, ou un sénateur, qui ait fervi l'état dans les ambassades, dansle commandement de la flotte, ou dans l'exercice des premiers emplois de la république. Mais comme le sénat ne le met dans ce haut rang que pour gouverner en fonnom, les plus habiles fénateurs ne font pas toûjours les plus propres à occuper cette place. L'âge avancé, l'humeur aifée, & la naissance illustre, font les troisqualités ausquelles on s'attache davantage. Le dogeat est également à charge à la famille & à la personne du Doge. Ses freres, ses enfans, & ses petits-fils, ne peuvent avoir aucun emploi considérable, qui ait rapport au gouvernement; & s'ils en ont quelqu'un, ou s'ils font ambassadeurs, ils doivent s'en démettre aussi-tôt après L'élection. Si le Doge est marié, sa femme n'est point traitée en princesse, le fénat n'en ayant point voulu couronner depuis le seizieme fiecle, soit pour moderer l'ambition des femmes, foit pour éviter les frais immenses qui se firent au couronnement de la derniere princesse, femme du Doge Marin Grimani. Toutes ces circonstances, jointes à la grande sujétion dans laquelle il faut que les Dogesvivent, n'empêchent pas les familles qui n'ont encore point donné de Doge à la république, de faire leur poffible pour arriver à cet honneur, afin de se mettre en plus grande considération, outre qu'elles espérent quelquefois de mieux établir leur fortune, par le bien qu'on peut amasser, si le Doge est assez heureux pour vivre longtemps dans cette dignité. Le Doge préside à tous les conseils; mais il n'est reconnu prince de la république qu'à la tête du sénat, dans les tribunaux où il affiste, & dans le palais ducal de faint Marc. Hors de là, il a beaucoup moins d'autorité qu'un particulier, puisqu'il n'oferoit se mêler d'aucune affaire. Quelques-uns ont écrit qu'il étoit permis de le tuer, ou de lui faire insulte, si on le trouvoit hors de la ville, & qu'il n'avoit pas la permission de fortir de son palais. Il est vrai qu'il y a eu autrefois à ce sujet de très-féveres réglemens; mais les choses ne vont pas jusqu'à ces extrémités. Il ne quitte pas néanmoins la ville sans en demander une espece de permission à ses conseillers. Lorsqu'il fort de la ville, il ne porte aucune marque extérieure, qui le puisse faire distinguer des autres nobles; & fi quelque noble le rencontre, il ne fait pas semblant delereconnoître, pour ne lui pas rendre les respects qui ne lui sont dûs que lorsqu'il est avec la république. Quand il va par la ville en visites particulieres, il n'a, comme les autres nobles, que deux gondoliers, avec un valet de chambre, & n'est reconnoissable que par un tapis & deux carreaux de fatin cramoifi, qui sont sur le dossier; mais, bien-loin de faire paroître cette légere marque de sa dignité, les gondoliers la cachent presque toute avec les rideaux noirs de la gondole. Il est vêtu dans ces occasions comme les conseillers, c'est-à-dire, de pourpre ; mais il porte un bonnet de général de la même couleur que la veste. Ce bonnet est rond, fait de carte en dedans, & n'a que quatre doigts de haut, & la partie supérieure, platte comme une grande affiette, a le double plus de circonférence qu'à l'entrée de la tête. On donne au Doge le titre de férénité; mais pour lui faire sentir que cette qualité n'est pas attachée à sa personne, les ambassadeurs ne laissent pas en son absence d'ufer des mêmes termes lorsqu'ils parlent au college, & ne prononcent guere le mot de votre férénité, sans y joindre celui de vos excellences. Quoique les dépêches se fassent au nom du prince, & que toutes les réponses des ambassadeurs lui foient adressées, il ne peut cependant les ouvrir; & néanmoins on peut les ouvrir & même y répondre sans lui. Pour le faire ressouvenir qu'il ne fait que prêter son non au fenat, on ne délibere, & l'on ne prend aucune tésolution sur les propositions que les ambassadeurs & les autres ministres vont faire au college, qu'il ne se soit retiré avec ses conseillers. On examine alorsla chose; on prend les avis des sages, & l'on dreffe la délibération par écrit, pour être portée à la premiere affemblée du sénat, où le Doge, se trouvant avec ses conseillers, n'a, comme les autres fénateurs, que fa voix, pour approuver ou désapprouver les résolutions qu'on a prises en fon absence. La Monnoie de Venise porte le nom du Doge; mais elle n'est pas battue à fon coin, comme elle l'étoit lorsqu'il avoit un pouvoir absolu dans le gouvernement. La république lui donne quatorze mille ducats d'appointement pour l'entretien de sa maison, & pour les frais qu'il fait, à traiter quatre fois l'année les ambassadeurs, la seigneurie & tous les sénateurs qui affistent aux fonctions de ce jour. Le train ordinaire du Doge confifte en deux valets de chambre, quatre gondoliers, & quelques autres ferviteurs. La république paye tous les autres officiers, qui ne le fervent que dans les cérémonies publiques. Il peut vendre les charges de commandeurs du palais, qui font les huissiers de la justice, & celles des écuyers, qui sont au nombre de vingt-cinq. C'est en cela, & dans la collation de tous les bénéfices de faint Marc, que confistent ses principales prérogatives. Comme la république n'a pas seulement revêtu son prince de toutes les apparences d'une dignité souveraine, mais qu'elle lui a encore fait accorder par les papes & par les rois les véritables prérogatives de la majesté royale, & la préféance au-dessus des autres princes, il est surprenant qu'elle l'ait abaissé au rang des autres princes d'Italie à l'égard des cardinaux; car lorsqu'un cardinal va à l'audience, il s'assied à la droite du Doge, dans sa propre chaife, qu'on élargit exprès en ces rencontres; & dans une visite particuliere, le Doge va recevoir le Cardinal à sa gondole : ces visites particulieres, & celles que les ambassadeurs font quelquefois au Doge, dans des occafions extraordinaires, ne se font qu'avec la permiffion du sénat; car le Doge n'est pas maître de recevoir qui il lui plaît. Il vit chez lui d'une maniere fi retirée, qu'on peut dire que la folitude & la dépendance font les qualités les plus essentielles à sa condition: auffi ces visites ne plaisent-elles pas beaucoup au senat, qui n'en accorde la permiffion que lorsqu'il manque de prétexte honnête pour la refuser. Avant que de procéder à l'élection d'un nouveau Doge, on rend les derniers devoirs au défunt, avec toute la pompe digne du rang qu'il a tenu pendant sa vie. On embaume son corps, & on l'expose pendant trois jours dans une falle, fur un lit de drap d'or, avec l'épée & les éperons, que, par un usage affez fingulier, on lui met à la renverse. Le temps de cette expofition n'est pas seulement pour donner lieu au peuple d'aller rendre les derniers devoirs à leur prince; mais il est particuliement destiné à recevoir les plaintes qu'on pourroit faire contre sa conduite & contre son administration, & pour donner le temps à ses créanciers-de demander leur payement, auquel l'on oblige ses héritiers de fatisfaire incessamment, fans quoi il seroit privé des honneurs funebres, qui se font aux dépens de la république. La premiere chose que l'on fait après la mort du Doge, c'est d'élire trois Inquifiteurs, pour rechercher sa conduite, pour écouter toutes les plaintes qu'on peut faire contre sa maniere de vivre, & pour faire justice fur les moindres choses, aux dépens de fa fuccession. Les obséques du Doge ne font pas plutôt finies, que toute la noblesse, au-dessus de trente ans, s'assemble dans le grand confeil, où l'on élit cinq correcteurs, qui doivent corriger les promesses du Doge, c'est-à-dire, les statuts, dont il doit jurer folemnellement l'observation. Le fort & le merite concourent également dans le choix que l'on fait du prince. Par un long circuit de balotations, & d'élections réciproques, on rompt l'effet que les brigues auroient fans cela, & on laisse jouir les familles de la fatisfaction qu'elles trouvent à contribuer presque toutes à l'élection du Prince; car tous les nobles, qui font au grand conseil, tirent chacun une balle d'une urne, où il y en a trente qui font dorées : ceux qui ont les balles dorées sont réduits à neuf par le fort. Ces neuf en élisent quarante, que le fort réduit à douze: ces douze en nomment vingtcinq, qui, par le fort, reviennent à neuf: ces neuf choififfent quarante-cinq nobles, dont on en tire onze au fort, qui nomment les quarante & un véritables électeurs du Doge. Après que tous ces électeurs ont été approuvés dans le grand confeil, ils s'enferment dans le palais de saint Marc, d'où ils ne sortent point qu'ils n'ayent élu le Doge; & quoique, pour l'ordinaire, cette élection ne tire pas en longueur, les électeurs ont été néanmoins quelquefois cinq ou fix mois fans pouvoir s'accorder, à cause que des quarante & une voix, il en faut avoir 25 pour êtrefait Doge. Pendant tout le temps que les électeurs font enfermés, ils font gardés soigneusement, & traités à peu près de la même maniere que les cardinaux dans le conclave. Le Doge, après son élection, & après avoir prêté ferment, & juré l'observation des statuts, se fait voir au peuple. Mais comme larépublique ne lui laisse jamais goûter une joie toute pure, sans la mêler de quelque amertume, qui lui fasse ressentir le poids de la servitude à laquelle sa condition l'engage, on le fait passer, en descendant, par la salle où fon corps doit être exposé après sa mort. C'est-là qu'il reçoit, par la bouche du grand chancelier, les complimens fur son exaltation. Le Doge monte enfuite dans une machine, qu'on agpelle le puits, & qui est conservée dans l'arsenal pour cette ceremonie. Elle a effectivement la figure extérieure d'un puits, foutenu sur un brancart, qui est d'une longueur extraordinaire, & dont les deux bras se joignent ensemble. Environ deux cens hommes portent cette machine sur leurs épaules. Le Doge est assis dans cette espece de puits, avec un de ses enfans, ou de ses plus prophes parens, tout debout derriere lui; il a deux baffins remplis de monnoie d'or & d'argent, battue tout exprès pour cette cérémonie, avec telle figure & telle inscription qu'il lui plaît; & il la jette au peuple pendant qu'on le porte ainsi autour de la place de faint Marc. Comme la dignité de conseiller du prince apporte plus d'honneur qu'elle ne donne de part aux affaires importantes, ce ne font pas, pour l'ordinaire, les meilleures têtes de la république qui occupent ces postes; mais on éleve toûjours à ce rang de vieux sénateurs de la premiere noblesse. Ils font un an confeillers, & n'affistent que huit mois au college; pendant les autres quatre mois ils président à la quarantie criminelle, de même que les trois chefs de cette chambre ont féance au college pendant deux mois. Le Doge, les fix conseillers, avec les trois chefs de la quarantie criminelle, qu'on appelle vice-conseillers, représentent la seigneurie, & jugent les causes privilégiées, qui se plaident au college. Il y a autant de conseillers qu'il y a de quartiers dans la ville; & un noble, qui demeure dans un quartier, ne peut ut être conseiller dans un autre, chaque conseiller étant le chef de fon quartier. Quoiqu'on ne les appelle que conseillers du Doge, ils font véritablement conseillers de la seigneurie; aussi ont-ils plus de crédit que le Doge, puisqu'ils peuvent faire, sans lui, tout ce qu'il ne peut faire qu'avec eux. Ils sont vêtus de rouge, avec la veste ducale à manches, durant le qu'ils font en charge, & les chefs de la quarantie criminelle ne portent que la veste violette, de la maniere ordinaire, à manches étroites. On fait choix des meilleurs sujets de la république pour remplir les temps places des fix sages-grands; car comme il doivent ma nier les plus grandes affaires de l'état, ils doivent avoit acquis une prudence consommée, & une parfaite connoissance des intérêts de la république. Ces fix nobles font la partie intellectuelle de l'ame de l'état; aussi les procurateurs de saint Marc se font-ils honneur d'occuper ces postes; & en effet, les sagesgrands font les maîtres du gouvernement durant les fix mois qu'ils font en charge. Ce font ceux qui consultent toutes les matieres qui doivent être agitées au Prégadi. C'est aussi le fénat qui les élit; mais comme on ne change que trois conseillers du Doge à la fois, , on ne change aussi que trois sages-grands tous les fix mois, afin de ne pas remplir ces places importantes de fix sujets nouveaux. Ils portent la veste ducale de drap violet; & la république n'envoye point d'ambessadeur à l'empereur, au Pape, ni au Grand Seigneur, qu'il n'ait eu, ou qu'elle ne lui donne la qualité de sage-grand. Comme les fix fages-grands roûlent par semaine pendant leur fix mois, on peut dire que le sage de semaine est le chef de la république; car c'est lui qui reçoit tous les mémoires & toutes les requêtes; c'est lui qui propose les affaires au Prégadi, où son sentiment donne ordinairement le branle aux résolutions du sénat. Les sages de terre-ferme n'ont guere moins d'autorité dans le college que les sages-grands. Ils portent la veste ducale violette; ils font traités d'excellence, & la république donne la qualité de sages de terreferme à tous les ambassadeurs qu'elle envoye aux rois & aux princes souverains. Ces sages ne sont que fix mois en charge. Le premier est le sage de l'écriture, & c'est proprement le fécretaire d'état pour la guerre: les officiers & les foldats dépendent absolument de lui; il peut les caffer, & les condamner même à la mort, fans appel, étant juge des uns & des autres dans toute l'étendue des terres de la république. Le second sage est le caissier ou le trésorier des guerres il ordonne le payement des troupes, des officiers & des penfionnaires de l'état. Le troisieme sage est le sage des ordonnances : il a la direction des milices de terre-ferme. Les deux autres sages ne font que pour supléer au défaut des précédens, si par indis position, ou par quelqu'autre cause, ils ne pouvoient vaquer à leurs emplois. C'est le Prégadi qui élit les cinq sages de terre-ferme, qui n'ont point de voix délibérative dans l'assemblée du sénat, où ils affistent, & où on agite les mêmes matieres qu'ils ont déjà examinées & dirigées au college dans leurs consultations. La république a su se faire une pépiniere de grands hommes, en établissant les cinq sages des ordres, ou petits sages. C'est comme une magistrature sans jurisdiction, & qui devient une excellente école pour la jeunesse, qui s'instruit par-là dans les affaires, & se rend capable d'exercer les premieres charges de l'état. Les places de petits sages font destinées aux jeunes nobles d'ancienne origine, qui commencent à doner des marques de prudence, par une conduite plus sage, ou moins déréglée, que celle de la plupart de la jeunesse de Venise, qui vit dans un grand libertinage, Pendant les fix mois qu'ils font en charge, ils ont part au fécret de l'état, puisqu'ils affistent aux consultations du college, & qu'ils entrent au sénat. Ils n'ont à la vérité voix délibérative ni dans l'une ni dans l'autre de ces assemblées; mais ils peuvent dire leur avis à la consultation des sages-grands, en parlant debout & découverts; & afin que rien ne manque à leur instruction, la chambre sécrette, où se conservent toutes les dépêches importantes des ambassadeurs, & tous les registres des affaires de l'état, leur est ouverte quand il leur plaît. Toute l'autorité de la république réside dans le prégadi ou fénat. On y y prend les résolutions de la paix ou de la guerre, des ligues & des alliances; on y éit les capitaines généraux, les provéditeurs des armées, & tous les officiers qui ont un commandement considérable dans les troupes; on y nomme les ambassadeurs; on y régle les impositions; on y élit tous ceux qui composent le college; on y examine les résolutions que les sages prennent dans les confultations du college, fur lesquelles le fénat se détermine, à la pluralité des voix de ceux qui ont droit d'opiner dans cette afsemblée, qui est l'ame de l'état, & par conséquent le principe de toutes les actions de la république. L'origine du nom de prégadi vient de ce qu'autrefois le sénat ne s'assemblant que dans des occafions extraordinaires, on alloit prier les principaux citoyens de s'y trouver, lorsque quelque affaire importante méritoit qu'on prit leur avis. Aujourd'hui le sénat s'assemble les mercredis & famedis; mais le fage de semaine peut faire tenir extraordinairement le prégadi, lorsque les affaires qu'on y doit porter démandent une prompte délibération. Le Prégadi fut compofé de soixante sénateurs dans sa premiere institution, c'est ce qu'on appelle le prégadi ordinaire. Mais comme on étoit obligé d'en joindre souvent plusieurs autres dans les affaires importantes, on en créa encore foixante , ce qu'on appelle la Giunta. Ces fix-vingt places sont toûjours remplies par des nobles d'un âge avancé, d'un mérite connu, & de la premiere noblesse. Tous les membres du college, ceux du conseil des dix, les quarante juges de la quarantie criminelle, & tous les procurateurs de faint Marc, entrent aussi au prégadi, avec la plus grande partie des magistrats de la ville; de forte que Passemblée du sénat est d'environ deux cens quatrevingt nobles, dont une partie a voix délibérative, & le reste n'y est que pour écouter, & pour se former aux affaires. Le Doge, les conseillers de la seigneurie, & les sages-grands, font les feuls dont les avis peuvent être balotés, pour éviter la confufion qui naîtroit de la diversité des sentimens dans une sigrande assemblée, où les avis ne peuvent passer qu'ils n'ayent la moitié des voix. Cependant ceux qui n'ont pas le droit de fuffrage peuvent haranguer, pour approuver, ou pour contredire les opinions que l'on propose. Comme les fix-vingt sénateurs ordinaires & extraordinaires font tous les ans balotés au grand conseil, pour être changés ou continués, comme il plaît à cette affemblée, cela fait que le défir qu'ils ont tous d'être maintenus dans ce rang, qui leur donne unfi grand crédit, & la crainte d'en être privés par le grand conseil, qui n'épargne jamais personne, les attachent inviolablement au devoir de leur emploi, & les empêchent d'user mal de leur autorité. Toute l'autorité de la république est partagée entre le fénat & le grand confeil; & fi le premier régle souverainement les affaires d'état, le second dispose absolument de toutes les magistratures, dont dépend l'ordre du gouvernement. Il a droit de faire de nouvelles loix, d'élire les fénateurs, de confirmer les élections du sénat, de nommer à toutes les charges, de créer les procurateurs de faint Marc, les prodestats, les gouverneurs & les commandans qu'on envoye dans les province. Enfin le grand conseil corrige toutes les erreurs publiques, & redresse les fausses démarches des particuliers qui n'usent pas de leur autorité au gré de la noblesse; de forte que comme le grand confeil est l'assemblée générale des nobles, il est aussi le tribunal, la bafe & le foutien de la république. Tous les nobles Vénitiens qui ont vingtcinq ans, & qui ont pris la veste, entrent au grand conseil, avec le droit de fuffrage. Cependant pour gratifier une partie de la jeune noblesse, qui a atteint l'âge de vingt ans, on en tire tous les ans trente au fort, qui ont le même privilége que ceux de vingtcinq; & comme cette cérémonie se fait le jour de fainte Barbe; on appelle Barbarini, les trente que le fort favorise entre tous ceux dont les noms font mis dans l'urne. La république a souvent fait servir ce privilége de récompenfe pour les enfans des nobles qui avoient rendu des services importans à l'état; & pendant la guerre elle a vendu pour deux cens ducats la dispense d'âge. Le grand conseil s'assemble les Dimanches & les Fêtes, excepté les jours de la fainte Vierge & de faint Marc. Pendant l'été, c'est depuis huit heures du matin jusqu'à midi; & en hiver, depuis midi jusqu'au coucher du soleil, n'étant pas permis de finir après ce temps aucune affaire dans le grand confeil; & celles mêmes qui se trouvenr commencées, fans pouvoir être terminées, font rebalo tées dans la féance suivante, comme fi l'on n'en avoic point parlé. Cette afsemblée se tient dans la plus grande falle du palais, qui a dans le fond une espece de trône, où le Doge & les confeillers de la seigneurie prennent leurs places: les chefs du conseil des dix, les avogadors, & les censeurs, font affis autour de la falle, fur des bancs élevés, parce que c'est à eux à prendre garde que les nobles ne faffent rien contre les statuts. Les plus grandes affemblées du grand confeil ne font ordinairement que de fix cens nobles; mais il y en a environ un pareil nombre, qui font, ou employés dans les provinces, ou qui, pour d'autres raifons, ne se trouvent pas au conseil. Comme les sages peuvent affembler extraordinairement le sénat, de même les conseillers de la seigneurie font maîtres de convoquer le grand confeil toutes les fois que la multitude des emplois à distribuer, ou quelqu'affaire pressante le demandent. On fonne pour cet effet une cloche, qui s'appelle la Trotiére, à laquelle répondent celles des principaux clochers des autres cinq quartiers de la ville; & à ce signal, la noblesse ne manque point de se rendre au grand conseil, où il est défendu de porter des armes, sous peine de la vie, ou d'être jetté par les fenêtres. Pour la sûreté de cette afsfemblée, contre laquelle on a fait autrefois plufieurs conspirations, qui tendoient à faire périr toute la noblesse d'un seul coup; on met des gardes aux principales entrées du palais, & on tient les autress fermées. On se sert pour cet effet de la maîtrise de l'arsenal; & comme ce conseil ne se tient que les jours de Fête, afin que tous les magistrats de la ville s'y puissent trouver, les ouvrages de l'arfenal n'en font point retardés. Toute cette milice est sous le commandement de quelques procurateurs de faint Marc, qui ne vont point au grand confeil, étant comme au-dessus des magistratures qu'on y distribue. Les procurateurs qui font de garde se tiennent dans une très-magnifique loge, bâtie pour ce sujet au pied du clocher de saint Marc, vis-à-vis de la grande porte du palais. Elle est toute de marbre, enrichie de fort belles statues, & d'excellens bas-reliefs de bronze, qui sont du Sanfouin, auffi-bien que l'architecture de ce bâtiment, qui a un parvis élevé de quelques marches, & fermé d'une balustrade de marbre, & qui fert de corps de garde au palais. , Le conseil de dix prend connoissance des affaires criminelles qui arrivent entre les nobles, tant dans la ville que dans le reste de l'état; il juge les crimes de leze-majesté publique; il a droit d'examiner la conduite de tous les podestats, commandans & officiers qui gouvernent les provinces, & de recevoir les plaintes que les sujets pourroient faire contr'eux. Il a soin de la tranquillité publique; ce qui fait que ce tribunal est le maître des Fêtes & divertissemens publics. Il procéde contre ceux qui font profeffion de quelque secte particuliere, contre les fodomistes contre les faux-monnoyeurs; en un mot, il a une jurisdiction fi étendue, que fon autorité est redoutable à tout le monde, même aux nobles. Il fut créé, pour la premiere fois, en mil trois cens dix, pour redonner à la ville la tranquillité & la sûreté qu'elle avoit perdue après l'entreprise de Bayamonte Tiepolo, pour s'opposer aux changemens que le Doge Pierre Gradenigue avoit introduits dans le gouvernement. Mais comme on s'apperçut que ce tribunal avoit produit des effets très-avantageux pour l'établissement du nouveau gouvernement, il fut rétabli en plufieurs rencontres; & enfin, il fut confirmé pour toûjours, vingt-cinq ans après sa premiere création. Le Doge entre dans le conseil avec ses fix conseillers, & il y préside; mais les dix fénateurs qui le composent, ont un égal pouvoir dans fon abfence. Ils doivent être tous de dix différentes familles, & font élus tous les ans par le grand confeil; mais ils élisent trois de leurs corps pour en être les chefs, & les changent tous les trois mois, pendant lesquels ces chefs roûlent par semaine. Celui qui est de semaine reçoit les mémoires, les accufations, lesrapports des espions, & les communique à ses collegues, qui, sur les dépofition des témoins, & les réponses des accufés, qu'ils tiennent dans de rudes cachots, font le procès aux : |