je m'étonne que ces députés aient en votre présence reproché des choses à notre ville, dont il est certain que les Thébains aussi bien que les Athéniens doivent se défendre, s'il est vrai qu'elles soient des crimes. Ils parlent des maux et des désordres qui suivent l'état populaire; mais, bien que nous les connaissions, et que nous les ayons souvent ressentis, nous les préférons pourtant à la domination royale. Ils vous ont tenu des discours comme s'ils cherchaient dans les cercles et dans les festins du crédit et de la faveur en flattant les Macédoniens, et qu'ils eussent mis en oubli qu'ils sont venus chez un peuple libre en qualité de députés. Véritablement nous avons assez de connaissance de cette haine opiniâtre que les rois et tous les esclaves des rois ont toujours eue pour les nations qui ont affecté d'être libres; et ceux qui viennent de la découvrir ont fait voir plus d'imprudence qu'ils n'ont montré de jugement mais enfin, généreux Thébains, nous en devons faire de plus grands efforts pour défendre nos lois et nos priviléges. Il serait surtout à souhaiter que ceux qui sont appelés à l'administration des Etats n'eussent jamais entre eux que cette glorieuse dispute, à qui travaillerait plus utilement pour les intérêts de sa république, ou à qui exécuterait le mieux les résolutions salutaires. Au moins personne ne préférerait à l'utilité publique ses intérêts particuliers, personne ne recevrait de présents, et personne, à l'exemple de ces députés, ne livrerait son pays à Philippe. Mais il n'y a jamais eu de peuple et même il n'y a jamais eu d'homme qui ait joui sur la terre d'une félicité entière; et l'on estime celui-là le plus content et le plus heureux, à qui la fortune a moins fait de maux. « Nous n'ignorons pas que nous n'ayons de mauvais et de pernicieux citoyens; et vous ne voudriez pas nier, Thébains, que vous n'en ayez eu autrefois et que vous n'en ayez encore; et certes si cela n'était véritable, Philippe aujourd'hui dans Élatée ne menacerait pas de là notre liberté et notre repos, mais il disputerait contre nous le royaume de Macédoine. Nous avons néanmoins et de bons et de vertueux citoyens, et nous en avons en plus grand nombre, et qui sont même plus puissants que ces pestes de la république. En voulez-vous une marque, en voulezvous un témoignage ? Nous conservons notre liberté, nous ne sommes pas les esclaves de Philippe, comme vous avez voulu, Python, que les Bysantins en aient été les esclaves. Quant à vous, Daochus, quant à vous, Thrasidée, vous avez vendu les Thessaliens au roi; et personne n'en saurait douter. En effet, Thébains, vous savez bien que la Thessalie languit aujourd'hui dans la servitude de Philippe; et je ne me trompe pas de croire que vous déplorez comme nous sa misère et son infortune. Bysance fût tombée dans le même gouffre qu'on a vu tomber Olynthe, si Python eût achevé ce qu'il avait entrepris: mais nous l'avons délivré de cette chute qui la menaçait; car ce saint et vénérable protecteur de la Grèce avait résolu d'opprimer cette ville grecque, qui est particulièrement notre alliée, et qui ne se doutait pas des apprêts que l'on faisait pour sa ruine. « Voyez en quoi consiste la sagesse d'un si grand prince. Il croit que c'est avoir de l'esprit que d'être artificieux et fourbe; il croit que le parjure soit un art et une science, et se sert de la perfidie comme d'une vertu héroïque. Qu'il dise enfin par quelle autre voie il s'est acquis un pouvoir si grand et si formidable: s'il n'a pas surpris les Grecs par des fraudes, par des embûches, par des trahisons; s'il n'a pas vaincu les Barbares plutôt par l'or que par le fer; si enfin il a fait difficulté ou de donner à quelqu'un sa foi, ou de la violer quand il l'a donnée. Néanmoins tous ces députés lui attribuent le nom glorieux de protecteur de la Grèce, et nous en appellent les perturbateurs. Mais de quoi auraient honte de lâches esprits, qui aiment mieux nous imputer leurs méchantes actions que de ne vous pas montrer les crimes dont ils sont si visiblement coupables? « Si quelqu'un de vous, 6 partisans de Philippe, était accusé ou d'avoir pris des présents, ou de trahison, vous feriez votre propre affaire de le protéger, de le défendre, de le dérober aux châtiments: mais en accusant aujourd'hui les autres, vous vous condamnez vous-mêmes. Que si vous avez fait cette action sans en savoir le but et la fin, je souhaiterais que vous eussiez plus de sagesse et plus de prudence; que si vous l'avez faite de dessein formé, et sachant bien ce que vous faisiez, je souhaiterais au moins que vous en eussiez de la honte. « Ce sera sans doute assez pour faire voir mon innocence et celle de ceux que l'on accuse comme moi, que vous ayez avoué que nous n'avons rien reçu de Philippe car si nous lui avions demandé quelque chose, serait-il possible que ce roi si libéral nous eût laissé aller les mains vides, comme vous voulez le faire croire; et qu'ayant cru qu'il lui fût utile de vous gagner et de vous corrompre, il ne nous eût point fait de présents quand nous lui en eussions demandé? Mais vous-mêmes vous avez averti les Thébains de ne pas suivre le conseil de ceux qui ne considèrent point l'utilité de la patrie. Certes, généreux Thébains, je cesse d'avoir pour eux de l'aversion, s'ils ont les sentiments qu'ils témoignent. Je me rends à leurs avis, et je vous conjure par votre propre salut et par celui de toute la Grèce d'embrasser ce qu'ils vous proposent. « Si vous suivez cette voie, vous n'endurerez pas qu'on vous vende comme on vendrait du bétail; vous ne souffrirez pas que vos héritages se convertissent en vos prisons; et l'on ne vous verra pas obéir aux Péoniens et aux Triballes, entre les autres esclaves de Philippe. Mais ils veulent que vous estimiez les récompenses de la servitude, et que vous ne fassiez point d'état ni de vos femmes, ni de vos enfants, ni de vos pères, ni de la liberté, ni de la réputation, ni de la foi, ni enfin de tout ce que les Grecs ont de saint et de vénérable. Certainement, Thébains, vous avez perdu tout cela, si vous ne vous joignez avec nous pour résister tous ensemble à la fraude et à la violence de Philippe. Que si vous vous croyez assez défendus par les soins et par les travaux d'autrui, j'appréhende que vous ne vous trompiez vous-mêmes. En effet, qui pour rait croire ou que les Thébains ou que pas un peuple de la Grèce pût conserver sa liberté, si Philippe est victorieux? car il n'y a que ceux qui veulent périr qui ayent de la confiance en la foi et en la parole de ce prince. Que si au contraire la fortune nous favorise et que nous remportions la victoire, considérez, je vous prie, ce que vous devez attendre d'un peuple que vous aurez abandonné quand il s'agissait de sa gloire et de son salut. Car, quelque parti que vous puissiez prendre, les Athéniens sont résolus de s'exposer à toutes choses, et de ne pas perdre la liberté avant que de perdre la vie. Bien que nous n'ayons point de défiance de nos forces, néanmoins, si vous voulez y joindre les vôtres, nous aurons tous ensemble la gloire d'avoir vaincu un ennemi que chacun de nous pourrait vaincre séparément. « Les Athéniens n'ignorent pas sa puissance, dont ils ont prévu les accroissements lorsqu'elle ne commençait qu'à naître, et si alors un même esprit eût animé tous les Grecs, nous y aurions douné ordre, et empêché ce mal de s'étendre plus avant. Ainsi nous avons fait longtemps la guerre contre lui, non pas pour Amphipolis ou pour Halonèse, comme plusieurs ont pensé, mais pour le salut et la liberté de toute la Grèce; jusqu'à ce qu'ayant été abandonnés de tout le monde, attaqués par quelques-uns, nous avons été contraints de faire une paix plus nécessaire que glorieuse. Mais maintenant, comme je crois, Minerve, la protectrice de notre ville, et Apollon Pythien qui est un dieu de notre patrie, et tous les autres dieux de la Grèce, ont enfin ouvert les yeux en notre faveur, et excitent le courage de tous ceux qui les adorent, à la vengeance de la liberté que nos pères nous ont laissée. « Au moins je me persuade qu'Hercule n'a pas écouté sans colère les discours des députés qui font descendre Philippe de son sang. En effet, serait-il possible que ce dieu voulût avouer pour l'un de ses descendants un prince impie et sacrilége; qu'étant Grec, il reconnût un Macédonien, et qu'ayant été l'ennemi et l'exterminateur de la tyrannie, il laissât croire qu'un tyran a pris de lui son origine? car c'est par là principalement que les actions d'Hercule sont illustres et mémorables: mais au contraire Philippe tient la Grèce assujettie sous une injuste domination, et a établi dans quelques villes des tyrans particuliers, Philistide dans Orée, Hipparque dans Érétrie, et Taurosthène dans Chalcide. Enfin les Eubéens, les Achéens, les Corinthiens, ceux de Mégare, les Leucadiens et ceux de Corcyre se sont déclarés pour nous et favorisent nos desseins. Les autres attendent l'événement 2, qui a été jusqu'ici l'unique et le plus puissant appui de la puissance de la Macédoine : mais aussitôt qu'il commencera à s'ébranler, elle tombera d'ellemême. jourd'hui ses plus grandes forces de cavalerie, n'ont jamais suivi longtemps un même parti ; et les Illyriens et tous les autres Barbares qui sont voisins de la Macédoine, peuples naturellement superbes et irrités aujourd'hui par la nouvelle servitude où ils ont été réduits, achèveront pour nous la guerre, si les commencements de la guerre ne sont pas heureux pour Philippe. « Travaillez donc avec nous de l'esprit et du courage à une entreprise si glorieuse; et cependant mettez à part toutes les querelles qui naissent ordinairement d'une légère occasion entre des États voisins. La joie publique que produiront les bons succès convertira facilement les inimitiés particulières en bienveillance et en amitié; ou, lorsque vous aurez le temps d'exercer vos passions sans rien appréhender d'ailleurs, vous reprendrez votre haine, pour le dommage peut-être et pour la honte des uns et des autres, mais ce sera pour le moins sans attirer la perte publique. Voulez-vous ne point redouter les artifices de Philippe ; fermez l'oreille à ses promesses et les mains à ses présents. << Si vous mettez la liberté au-dessus de toutes choses, si vous n'estimez rien davantage, ses tromperies et ses largesses seront vaines et inutiles; et comme les discordes des Grecs ont élevé sa puissance, leur union la renversera. D'ailleurs, comme il est hardi et téméraire, on peut le prendre facilement, et si cela peut arriver, il ne faut rien craindre des autres; car si cet esprit ambitieux recherche la gloire et l'empire, ceux qui sont aujourd'hui sous lui ne souhaitent que le repos; si ce n'est peut-être que vous redoutiez Alexandre, parce que ses partisans vous méprisent de telle sorte qu'ils vous estiment assez lâches pour avoir peur du nom d'un enfant. » VIII. Vous eussiez cru que les Thébains2, qui venaient d'ouïr les députés de Philippe avec tant d'ardeur et d'affection, avaient été inopinément convertis en d'autres hommes. En effet, il se fit un si grand changement en eux, qu'ils déclarèrent Philippe ennemi, s'il ne sortait au plus tôt de leur frontière et de celles de leurs alliés; qu'ils chassèrent de leur ville tous ceux qui favorisaient son parti 3, et y reçurent en même temps les troupes des Athéniens. Mais Philippe, plus en colère qu'épouvanté de se voir abandonné par les Thébains contre son opinion, ne bats assez légers, dont le succès ne fit pas repentir quitta pas son entreprise. Enfin, après deux comles Athéniens de leur résolution, les uns et les autres campèrent avec toutes leurs forces auprès de Chéronée dans la Béotie. Les Grecs étaient animés par la gloire de leurs ancêtres et par l'amour de la liberté ; et Philippe se fiait à ses troupes, qui avaient remporté tant de victoires. Il trouvait aussi en lui-même beaucoup de force et de secours, parce qu'il excellait dans la science de la guerre 4; et d'ailleurs les plus fameux capitaines des Grecs étaient déjà morts en ce temps-là. « Et certes les Thessaliens d'où Philippe tire au- Théagènes, qui n'avait pas grande expérience, et qui 1 Demosth. de Corona. Plut. Demosth. 24. - 2 Demosth. ad Philipp. epist. 'Justin. VII, 6. - Plut. Demosth. 25. 3 Justin. IX, 3. 'Diod. Sic. XVI, 85; Dinarch. contr. Demosth. n'était pas assez fort pour résister à l'argent, commandait dans Thèbes; et Philippe surpassait infiniment tous les capitaines athéniens en expérience et en courage. Néanmoins les forces de deux puissants peuples qu'il voyait tournées contre lui, et dont les Corinthiens et beaucoup d'autres suivaient l'inclination et l'autorité, lui avaient fait appréhender' de donner une bataille où il pouvait perdre en un jour toute sa gloire et sa fortune. Véritablement les Thébains ne s'éloignaient pas des propositions de la paix; mais l'ardeur des Athéniens l'emporta, et obtint qu'on exposerait au hasard d'une seule bataille toutes les espérances et toutes les forces de la Grèce. D'un autre côté, Alexandre, dont le courage ne se pouvait modérer, conjurait son père de ne pas laisser perdre une si belle occasion de gloire; et enfin ayant obtenu que l'on combattrait, il donna le premier sur les ennemis. On combattit longtemps avec beaucoup de chaleur et en doute de la victoire, jusqu'à ce que ce jeune prince, à qui son père avait donné le commandement de l'une des pointes avec des troupes d'élite, ayant vivement attaqué la cohorte sacrée des Thébains 3, qui était composée de leurs meilleurs hommes, l'obligea de quitter son poste, et ouvrit le chemin à la victoire. D'ailleurs les Athéniens, affaiblis par la chaleur et par leurs blessures, et ayant perdu courage par la défaite de leurs alliés, ne purent soutenir plus longtemps les efforts des Macédoniens; car Philippe, de son côté, de jalousie et de honte s'il faisait moins que son fils, s'était jeté sur eux de toutes ses forces, et les avait mis en état de ne pouvoir lui résister. Ainsi une seule bataille décida de la liberté de toute la Grèce. Il demeura sur la place plus de mille hommes des Athéniens; l'on prit plus de deux mille prisonniers, et plu sieurs des alliés moururent aussi dans le combat ou tombèrent vifs en la puissance du victorieux. Ensuite Alexandre fut envoyé à Athènes 4 pour dire aux Athéniens que Philippe leur donnait leur grâce et la paix, qu'il leur rendait sans rançon leurs prisonniers, et qu'il ne les empêchait pas de faire enterrer leurs morts. >> Car comme il songeait alors à l'expédition de la Perse, il tâchait de gagner la foi et l'affection des Grecs par la douceur et par la clémence. Néanmoins il ôta aux Athéniens la domination des îles et de la mer; mais il fut plus sévère et plus rigoureux aux Thébains5, parce qu'il n'avait pas perdu la mémoire que leur soulèvement imprévu avait réduit ses affaires à la dernière extrémité, et qu'il ne croyait pas qu'après les services qu'il leur avait rendus et les grands biens qu'il leur avait faits, ils eussent sujet de l'abandonner et de prendre le parti des Athéniens. C'est pourquoi, lorsqu'ils lui eurent rendu leur ville et qu'il y eut mis une garnison de Macédoniens, il fit couper la gorge à tous ceux qui lui avaient été odieux ou suspects, obligea les autres d'en sortir, y fit revenir tous ceux de sa faction qui en avaient été bannis, et leur donna les charges et les magistratures. Il dompta, par le bruit et par la grandeur de cette même victoire, tous les autres peuples qui avaient pris contre lui les armes; et pas un de toute la Grèce ne s'exempta de sa domination, que les Lacédémoniens et les Arcades. Il retenait les uns par l'obéissance, par la force et par les armes, et les autres par une alliance désavantageuse. Enfin il remontra dans l'assemblée de toute la Grèce qui fut tenue à Corinthe, qu'il fallait porter la guerre en Perse et aller au devant des Barbares, qui se promettaient déjà, par un orgueil insupportable, la domination de toute la terre; qu'il fallait se résoudre d'être toujours leur esclave, ou leur résister promptement; qu'il ne s'agissait pas que les Grecs fissent la paix ou la guerre, mais seulement de savoir lequel ils aimaient le mieux, ou de la transporter dans le pays ennemi, ou de la recevoir dans leur pays que non-seulement il fallait venger les vieilles injures, mais qu'en ôtant les villes grecques qui étaient situées dans l'Asie, de la servitude des Perses, il fallait effacer la honte qui déshonorait tous les Grecs: qu'on pouvait faire aisément cette entreprise tandis que tout était en paix dans la Grèce, et qu'on pouvait impunément employer toutes ses forces dans une guerre d'outre-mer; qu'on assurait par ce même moyen la paix et la tranquillité domestiques, lorsque l'on occuperait dans une guerre éloignée ceux qui ont accoutumé de brouiller dans l'oisiveté et dans le repos; qu'ils résolussent donc à quel capitaine ils donneraient la conduite de cette guerre, et quelles forces ils y emploieraient. La plupart n'ignoraient pas ce qu'on devait demander en faveur de la République; mais on reconnaissait bien qu'il n'était pas à propos de demander par des paroles la liberté qu'on avait perdue par les armes. On nomma donc aussitôt Philippe, avec des acclamations de joie et d'un commun consentement, général de toute la Grèce, afin de passer dans l'Asie pour délivrer toute la terre de la servitude des Perses. On fit en même temps le dénombrement des biens de chaque peuple en particulier, et l'on mit par écrit combien chacun pourrait fournir de soldats, d'argent et de blé. Je trouve que l'on promit à Philippe pour cette expédition deux cent mille hommes de pied et quinze mille de cheval, sans toutefois que les Macédoniens et les Barbares, qui étaient sujets des Macédoniens, fussent compris dans ce nombre. IX. Au reste, comme il n'y a point de félicité dans le monde sans quelque mélange d'infortune, les prospérités du dehors furent troublées par des désordres domestiques. Olympias, comme nous l'avons déjà dit, attirait sur elle de jour en jour l'aversion de son mari par son orgueil insupportable et par sa mauvaise humeur. Quelques-uns disent que cela fut cause qu'il la répudia 2; mais je trouve que, pendant même son mariage et sans l'avoir répudiée, il épousa Cléopâtre 3. Et à la vérité il n'y a point d'apparence de croire qu'Alexandre eût voulu assister aux noces d'une 1 Justin. Ix, 5; Arrian. 1, 1; Diod. XVII, 3. — Plut. Alex. 14; Justin. IX, 5. 3 Arrien, III, 6, ne l'appelle pas Cléopâtre, mais Eurydice. Voyez la note de Schmieder à cet endroit d'Arrien. belle-mère, à la honte de sa propre mère qu'il aimait uniquement, et dont l'infamie rejaillissait jusque sur lui; car on ajoute que Philippe la répudia, sur quelque soupçon qu'elle s'était mal gouvernée. Cependant il est vrai qu'il assista à ces noces, et, après une dispute qui naquit dans le festin, il emmena sa mère ailleurs. Car comme Attalus, qui était oncle de Cléopâtre, et qui ne put dissimuler son espérance parmi la débauche du festin, eut dit hautement << qu'il fallait que les Macédoniens priassent les dieux de donner bientôt à Philippe un légitime successeur de la nouvelle mariée 2, Alexandre, qui était de lui-même assez sujet à la colère, et qui y fut encore excité par cette injure, « Il faut donc, méchant, répondit-il à Attalus, que vous me croyiez bâtard. » En même temps il jeta à la tête d'Attalus la coupe qu'il avait en main, et Attalus lui jeta tout de même celle qu'il tenait. Cela fut cause d'un grand tumulte; car aussitôt Philippe, qui était à une autre table, s'étant mis en colère qu'on eût troublé la fête et la réjouissance de cette journée, courut à Alexandre l'épée à la main, et l'eût sans doute tué, si ce n'est que, comme il boitait de la blessure qu'il avait autrefois reçue, la colère et le vin l'empêchèrent encore d'aller plus vite. Il tomba même en le poursuivant, et sa chute donna le loisir à ses amis, étonnés d'une chose si subite, de se jeter entre deux, et de dérober un fils à la passion d'un père irrité. Mais on n'eut pas moins de peine à obtenir d'Alexandre qu'il ne se fit point de violence: il croyait avoir reçu plusieurs injures en même temps; et, bien qu'on lui représentât les noms de père et de roi, et les droits de la nature, il ne put néanmoins s'empêcher de dire aux Macédoniens, en se moquant de Philippe, « qu'ils avaient un fort bon guide pour les conduire en Asie, n'ayant pu, sans se laisser choir, passer seulement d'une table à l'autre. » Ensuite, craignant pour sa mère et pour lui, il alla trouver le roi d'Illyrie et laissa sa mère en Épire, où régnait le frère de cette princesse. Depuis, étant revenus tous deux dans la Macédoine par l'entremise de Démarate, Corinthien; Olympias, femme d'un esprit opiniâtre et qu'on ne pouvait adoucir, ne cessa point de solliciter Alexandre, assez ambitieux de lui-même, « de se faire autant d'amis qu'il lui serait possible par l'argent et la douceur; et de se fortifier enfin contre la fureur de son père par l'alliance des plus puissants. Véritablement Philippe l'avait autrefois averti de gagner l'affection des peuples par la seule humanité, mais il n'avait point approuvé qu'il la gagnât par des largesses. Il le blâma même par lettres3«< d'oser espérer de l'affection de ceux qu'il avait corrompus par des présents; qu'il s'était trompé, s'il avait cru que cette action fût d'un roi; que cela n'appartenait qu'aux valets et aux esprits bas. » Mais comme il disait souvent lui-même qu'il n'y avait rien qui fût inaccessible à l'argent, et que, pour confirmer ce qu'il disait, il s'en servait aussi souvent que des ! Q. Curt. v, 2. - Plut. 1. c. Justin. Ix, 7. -3 Cicer. Off. 11, 15; Valer. Max. vII, 2, 16. armes, il est à croire qu'il ne donnait tant cet avis à Alexandre avec intention de l'instruire et de lui apprendre ce qui était juste, que par appréhension que ce jeune prince ne se servît contre lui de ses propres artifices. Il lui fit aussi des réprimandes d'avoir recherché la fille de Pexodore2, que son père destinait à Aridée, et lui dit « que c'était dégénérer de son sang et se déclarer indigne de sa fortune, que de souhaiter pour son beau-père un Carien, un Barbare qui était sujet d'un roi barbare. >> Néanmoins Philippe lui-même n'avait jamais méprisé aucune sorte de condition pour appuyer sa puissance 3, et n'avait point fait de difficulté d'épouser des femmes du fond de la barbarie, dans le pays des Illyriens et des Gètes, bien qu'il eût déjà beaucoup d'enfants de plusieurs femmes et de plusieurs concubines. Et parce qu'Alexandre ne pouvait souffrir tant de frères qu'avec un déplaisir extrême, son père lui dit agréablement « que puisqu'il devait avoir tant de compétiteurs à l'empire, il fit en sorte de les surpasser en courage et en vertu, afin de faire croire à tout le monde qu'il devait la couronne à son mérite, plutôt qu'à son père et à sa naissance 4. » Mais enfin, comme le même sujet faisait naître souvent des disputes, et que l'amitié qui avait été rompue, ne pouvait plus se renouer, on en vint aux extrémités, principalement par la passion d'Olympias, de qui l'esprit violent poussait encore à la vengeance l'orgueil et l'opiniâtreté de son sexe. Elle avait déjà excité Alexandre son frère de faire la guerre à Philippe; mais ce prince artificieux, qui craignait d'être contraint de prendre les armes en un temps si incommode, bien qu'il fût le plus puissant, fit en sorte de la prévenir par une nouvelle alliance; et pour gagner le roi d'Épire, il lui donna en mariage Cléopâtre 5, sœur d'Alexandre. Tous les princes des peuples voisins et les ambassadeurs des villes grecques s'assemblèrent donc à Ègues pour célébrer ces grandes noces, parce que Philippe avait choisi cette ville pour en faire les réjouissances, comme par quelque présage de ce qui arriva ensuite; car on avait accoutumé d'enterrer en cet endroit les rois de Macédoine 6. On dit aussi que quand il consulta à Delphes l'oracle d'Apollon touchant la guerre de Perse, il lui fut répondu « que sa fin était bien proche; » mais que se flattant par celles de tous les oracles, il l'interpréta à son avancette réponse douteuse et ambiguë, comme sont tage et à la ruine des Barbares 7. Il y eut même beaucoup de présages qui précédèrent la mort de ce l'événement seul les fit remarquer. prince; mais personne ne s'en aperçut alors, et Pausanias, que le roi avait élevé à ce grade pour le Il y avait entre les gardes du corps un certain le voyant ivre dans un festin, l'avait honteusement consoler des injures qu'il avait reçues d'Attalus, qui, prostitué à tous ceux qui y étaient conviés. Et lors 'Plut. Apophth. 27; Demosth. de Corona; Diod. Sic. XVI, 54.2 Plut. Alex. 16. —3 Athen. XIII, 10; Steph .voc. Tería; Elian. Var. Hist. XIII, 36. 4 Plut. Apopth. 27. - Diod. Sic. XVI, 91. - Plin. Hist. N. iv, 17. 1 Diod. 1. c. Pausan. vIII Arrian. 1, 25. que Pausanias en demanda au roi la vengeance, le roi lui donna cette charge, et crut le contenter par cet honneur. Car loin que Philippe se pût résoudre de faire punir un capitaine dont il avait éprouvé dans la guerre le courage et l'expérience, et qui outre cela était depuis peu son allié, il lui donna le commandement d'une partie de ses troupes, et l'envoya devant en Asie avec Parménion et Amyntas, pour s'en servir dans l'expédition de la Perse. Cependant il pria Pausanias de donner ses ressentiments aux nécessités de l'État, et tâcha de l'adoucir par des paroles obligeantes et par une plus grande solde. Mais ce jeune homme eut plus d'égard à l'injure qu'il avait reçue qu'aux faveurs qu'on lui faisait; et de l'auteur de l'outrage il fit passer toute sa haine sur un vengeur si négligent. On ne crut pas sans apparence qu'il avait communiqué son dessein aux ennemis d'Attalus et à ceux qui étaient mal auprès de Philippe ; mais personne n'en fut en doute, lorsqu'Olympias eut mis une couronne d'or3 sur la tête du parricide, qu'elle trouva pendu à un gibet. On fit beaucoup d'autres choses qui montrèrent manifestement, et la cause de cet attentat, et l'ordre qu'on avait tenu pour l'exécuter. Au reste, à peine était-il jour qu'une multitude de peuple se rendit au théâtre pour voir ces jeux magnifiques qui devaient surpasser, disait-on, les spectacles des jours précédents : il y avait entre les choses par lesquelles les rois puissants, et qui ne se contentent pas de la grandeur de leur fortune, ont accoutumé, pour ainsi dire, de se jouer de leurs richesses, douze statues de dieux, en quoi l'art des ouvriers avait disputé le prix avec l'excellence de la matière; et outre cela il y en avait une treizième qui représentait Philippe, et qui n'était pas moindre que les autres. Mais ce mépris qu'il témoigna de sa condition mortelle reçut bientôt son châtiment, et enfin ce prince, superbe de tant de succès favorables, voulant s'égaler aux dieux, fut prévenu par la mort, avant que de jouir d'un honneur qu'il voulait usurper sur eux. Pausanias l'avait épié comme il entrait au théâtre 5, et voyant qu'il entrait seul, parce qu'il avait fait passer devant lui tous ceux qui l'avaient accompagné, et qu'il avait commandé à ses gardes de demeurer derrière lui, affectant de faire paraître qu'il n'avait point besoin de gardes avec l'amitié de tout le monde, il le jeta mort par terre d'un coup de poignard dont il lui traversa le cœur. Telle fut la fin du plus grand des rois de ce temps-là. Il avait rendu le royaume de Macédoine puissant et redoutable, de faible et de méprisé qu'il était auparavant. Il avait dompté tous les Barbares aux environs de ses frontières; il avait réduit la Grèce sous son obéissance, et faisait trembler l'empire des Perses. Déjà les Grecs auxiliaires s'assemblaient sous ses enseignes, et déjà ses capitaines étaient passés dans l'Asie; mais il fut assassiné à l'instant même qu'il commençait de si beaux desseins, et que son courage lui promettait de si grands fruits 'Diod. XVI, 93; Justin. IX, 5. — 2 Plut. Alex. 17. - 3 Justin. IX, 7. — Diod. Sic. XVI, 92. 5 - Joseph. Antiqq. xix, I. de sa victoire. Ainsi les choses les plus sublimes sont toujours sur un penchant, et la fortune se moque toujours des espérances des plus grands hommes. Aussitôt qu'Olympias eut appris la mort du roi, elle contraignit Cléopâtre, nièce d'Attalus, de s'étrangler elle-même; et, peu de jours avant la mort de Philippe, elle avait fait brûler l'enfant que Cléopâtre avait eu de lui; elle exerça aussi sa fureur sur les amis et sur les parents de cette princesse, et porta sa vengeance aussi loin que la fureur d'une femme la pouvait étendre. X. Mais Alexandre, en l'absence duquel sa mère avait fait tant d'indignités 2, parut enfin à propos, ainsi qu'un astre salutaire, pour apaiser tant de tempêtes. En effet, les Grecs que Philippe avait assujettis concevaient déjà des espérances de la liberté; les Barbares faisaient du bruit dans le voisinage de la Macédoine, et les affaires mêmes de la Macédoine commençaient à se troubler. Cependant Attalus, qui commandait une arinée considérable, avait gagné l'affection des gens de guerre; il était appuyé de l'alliance des premiers de la Macédoine 3, et même la sœur de Philotas lui avait été promise: enfin, après tant d'injures qu'il avait reçues de part et d'autre 4, et qui l'avaient rendu ennemi d'Alexandre et d'Olympias, il était bien malaisé de prendre en lui de la confiance. D'ailleurs Amyntas, qui était fils de Perdiccas, frère de Philippe, et que Philippe avait choisi pour son gendre en lui donnant Cyna en mariage, aspirait à la succession de son père par le meurtre d'Alexandre 5. La plus grande partie du peuple haïssait la tyrannie d'Olympias; et les autres, qui ne demandaient que des changements et des nouveautés, inclinaient pour l'un ou pour l'autre, selon qu'ils y étaient engagés par affection ou par intérêt. Il y en avait qui disaient « qu'il fallait rendre la couronne à Alexandre, fils d'Érope, que premièrement 6 Amyntas et ensuite Philippe avaient usurpée par la force et par la fraude sur le légitime successeur du royaume. » Davantage, comme l'armée était composée de nations différentes, les affections y étaient diverses, selon le courage et l'espérance des capitaines 7. Au contraire, la mort inopinée de Philippe n'avait pas donné le temps à Alexandre de se fortifier contre tant de mouvements qui commençaient de tous côtés; et bien que l'on fit état de son généreux naturel, on méprisait toutefois son âge. On ne pouvait s'imaginer qu'un prince de vingt ans se hasardât de porter le fardeau d'un si grand empire, ou que s'il le recevait il eût assez de force pour le soutenir. D'ailleurs ce nerf qui fait remuer toutes choses, l'argent, qui est plus fort que les armes, manquait à ce jeune prince; et comme les Perses en avaient en abondance, ils avaient envoyé par toute la Grèce pour gagner les peuples par un charme si puissant 9; et afin qu'il ne manquât rien 4 Justin. 1. c.; Pausan. VIII. 2 Plut. Alex. 17. - 3 Diod. Sic. xvn, 2; Justin. XII, 6. — Q. Curt. VI, 9. — 5 Ibid. I. c; Plut. de Fort. Alex. I, 3. -6 Plut. 1. c.; Arrian. 1, 25. 7 Justin. XI, I. Ibid. 1. c.; Arrian. I, I; Suidas voc. 'Aλéavopoç. - Plut. Demosth. 26; Justin. XI, 2; Diod. Sic. XVII, 4. |