PRÉFACE. L'ACADÉMIE fait aujourd'hui paraître la sixième édition d'un Dictionnaire commencé il y a deux siècles, et devenu le dépôt des formes durables et des variations de notre langue, pendant l'intervalle où elle a été le mieux parlée, et où elle a pris un empire presque universel en Europe. Le génie littéraire avait commencé et illustré cet empire; la puissance des armes l'a, de nos jours, rendu pour un moment plus rapide et plus absolu : mais il se maintient surtout par l'influence sociale de la France, et reste lié à toutes les idées généreuses dont sa littérature et ses lois ont reçu l'empreinte. En ce sens, on peut dire que si la langue latine, imposée par l'invasion et la force 1, a été l'idiome de la religion qui succédait à l'ancien monde, la langue française, propagée par la politique et les lettres, est et doit demeurer l'idiome principal de la civilisation qui réunit le monde moderne. Ce point de vue suffit sans doute pour attacher un haut intérêt au vocabulaire et à l'histoire contemporaine de cette langue que parlaient, depuis plus d'un siècle, toutes les cours de l'Europe, que savent maintenant tous les peuples, et dont l'action subsiste et se renouvelle sans cesse. On peut la considérer sous des aspects bien divers, depuis les curiosités du grammairien, les finesses de l'homme de goût, jusqu'aux inductions spéculatives du philosophe : mais elle ne saurait être désormais étrangère à aucun homme civilisé. L'inventaire actuel de notre langue la saisit à son point de dernière maturité, gardant presque tous les types de deux siècles voisins et opposés, enrichie d'une grande variété de formes, par la diversité des opinions et des mœurs qu'elle a vues passer, et rassemblant, pour ainsi dire, sous la même date, l'expression * Opera data est ut imperiosa civitas, non solùm jugum, verùm etiam linguam suam domitis gentibus imponeret, per quam non deesset, imò et abundaret interpretum copia, » ( S. Augustin, De civitate Del, lib. XIX.) que l'usage entretient ou que le besoin fait naître, et celle que le cachet du génie nous a laissée toujours vivante et neuve. Depuis deux siècles, en effet, la langue française est la même, c'est-à-dire également intelligible, quoiqu'elle ait beaucoup changé pour l'imagination et le goût. C'est ainsi seulement qu'une langue est fixée. Jusqu'aux premières années du règne de Louis XIV, la nôtre ne l'avait jamais été : car, de siècle en siècle, les mêmes choses avaient besoin d'être récrites dans le français nouveau, qui devenait bien vite vieux et chenu. En recopiant un manuscrit de notre langue, souvent on le traduisait à demi. Le texte primitif de Joinville fut longtemps représenté par la dernière de ces versions posthumes, devenue bientôt surannée au point d'être prise pour l'original. Les règles du rapport des mots étaient changeantes, et promptement oubliées. Villon, au quinzième siècle, ayant voulu, par un jeu de talent, composer une ballade en vieil langage françois, y laissait échapper, par désuétude et par ignorance, nombre de fautes qu'a découvertes l'érudition moderne. Et quand Marot, né soixante ans plus tard, faisait réimprimer les œuvres de Villon, si par respect il ne touchait pas à l'antiquité de son parler, il se croyait obligé du moins d'expliquer, par annotations à la marge, ce qui lui semblait le plus dur à entendre. Notre idiome, poussé en tous sens par les modes étrangères de la cour, le travail des savants, la libre confusion des dialectes populaires, était tantôt italianisé, tantôt latinisé, et tantôt gasconnait 2. Cette inconstance, cette mutabilité de la langue allait diminuant : mais elle durait encore à une époque avancée de notre histoire; et, vers 1650, Pellisson disait en propres termes : « Nos auteurs les plus élégants et les plus polis deviennent barbares en peu d'années. » Ces brusques et fréquentes variations de notre ancien langage seraient la matière d'un livre. On pourrait y suivre à la trace, y chercher utilement le rapport souvent obscur et effacé entre les mots et les idées, entre les idées et l'état social d'un peuple. On pourrait expliquer comment la diversité, la résistance, la lente soumission des éléments nombreux qui devaient former l'unité française a dû suspendre, changer, détourner dans son cours le travail de l'unité de notre langue. D'autres causes de retard et de formation laborieuse naîtraient encore du caractère de cette langue, qui, sans être moins issue de la souche latine que les langues du Midi, s'en éloigne davantage, et a dans ses formes, ses tours et son harmonie, une physionomie plus distincte et plus libre. Enfin, l'état même de la civilisation française, qui semble avoir marché par secousses, faisant effort, puis retombant, essayant une voie nouvelle, puis reculant, tour à tour active et découragée, prospère et malheureuse, l'état de cette civilisation semblerait se reproduire dans les phases diverses et courtes de l'idiome de nos pères. 1 M. Raynouard, Observations sur le roman de Rou, pages 32, 33, 34, 35. 2 « Malherbe n'étoit pas encore venu dégasconner la cour. » (BALZAC.) A ces causes particulières se joindraient les causes générales, qui, chez toutes les nations, ont amené une sensible différence entre la changeante rapidité des époques de formation et de débrouillement, et la durée de l'époque dernière, où une langue, qui semble fixée, se développe encore, sans s'altérer, et acquiert, sans rien perdre. La durée, la stabilité relative de cette dernière époque, indique assez que tout n'est pas accidentel et fortuit dans le langage, qu'il y a là, comme ailleurs, un point de vérité, auquel on se tient longtemps, quand on l'a trouvé. Le talent supérieur de l'écrivain ne peut, à lui seul, hâter cette époque, et devancer le progrès général. L'incomparable imagination de Montaigne n'a pas fait que les formes de sa langue fussent encore dans l'usage, cinquante ans après lui. La langue de Balzac et de Pellisson, inférieurs à Montaigne, mais venus à propos, est encore la nôtre. Saisir et embrasser, parmi les âges successifs d'une langue, ce dernier âge de formation régulière et fixe, reproduire fidèlement ce dernier cadre, dont les divisions et l'ordre ne changent plus, quoiqu'il s'y place encore des termes nouveaux, c'est donc un travail utile et vrai, qui n'a rien d'arbitraire, bien qu'il reconnaisse la souveraineté de l'usage : car l'usage même, comme le hasard, obéit à une loi cachée. Ou, pour mieux dire, il n'y a pas plus de caprice dans l'esprit humain qu'il n'y a de hasard dans la nature. L'une et l'autre expression est également le nom vague d'une cause que nous n'avons pas su découvrir. Or, nul doute qu'il ne se rencontre une époque où l'usage, en fait de langue, exprime un état des esprits plus sain, plus vigoureux, plus élevé, ou plus délicat, plus subtil, plus ingénieusement corrompu. C'est entre ces deux points que se trouvera la belle époque d'une langue; et si les écrivains de génie ont abondé dans le même temps, s'ils ont agité toutes les questions religieuses et civiles dont l'intelligence humaine s'occupe, sous peine de dégénérer, cette époque ne cessera pas d'agir sur les époques suivantes. Sa langue, lors même qu'elle ne sera plus complétement usuelle, demeurera classique; et on ne pourra, sans emprunter quelque chose à cette langue, se rendre familiers les sujets qu'elle a traités, et qui sont incorporés à ses expressions. Qu'elle soit ensuite calquée par des imitateurs sans génie, ou forcée, exagérée par des novateurs sans goût, elle n'en reste pas moins un type de perfection relative. Ce sera le grec d'Athènes, depuis Eschyle jusqu'à Ménandre, le latin de Rome, depuis Térence, César, Cicéron, jusqu'à Tacite, et notre français, depuis Descartes et Corneille. De grandes variétés, non-seulement individuelles, mais générales, seront comprises encore dans ces divisions. Chaque époque ainsi étendue renferme plusieurs époques où se marquent tous les caractères et comme tous les essais de la décadence, en face des types heureux et purs qui se renouvellent encore. Le savant, l'homme de goût pourra choisir, dans ce long intervalle, un âge d'or, dont il bornera plus ou moins les limites; il pourra noter, avant et après ces époques, bien d'autres beautés de langage: mais il n'en est pas moins vrai que lorsqu'un idiome, longtemps parlé, longtemps écrit, a épuisé les combinaisons les plus naturelles de l'art de s'exprimer, une corruption du langage est inévitable. Tout amène ce changement, l'inertie sociale, comme les révolutions, les idées nouvelles, comme le défaut d'idées. Car une langue, c'est la forme apparente et visible de l'esprit d'un peuple; et lorsque trop d'idées étrangères à ce peuple entrent à la fois dans cette forme, elles la brisent et la décomposent ; et, à la place d'une physionomie nationale et caractérisée, vous avez quelque chose d'indécis et de cosmopolite. Ce résultat n'est pas toujours sensible pour les contemporains, pour ceux qui l'opèrent et l'éprouvent; mais, à distance, et au point de vue de l'histoire, on peut remarquer à quelle époque un peuple perd l'originalité de son caractère et la pureté de sa langue. Cela ne nous échappe pas dans l'étude des langues anciennes. Tout en les sachant moins bien que la nôtre, comme nous les savons par comparaison et non par habitude, nous y discernons nettement les âges divers de la perfection et de la décadence. Nous y reconnaissons le secours qu'un idiome dans son âge adulte prête à la pensée, et comment, à mesure qu'il vieillit ou s'altère par des mélanges, la pensée devient plus subtile et plus laborieuse. Rien n'arrête tout à fait ce déclin de l'éloquence dans un dialecte usé, ni la supériorité de l'écrivain, ni la grandeur ou la nouveauté des intérêts qu'il défend. Saint Augustin avait autant d'esprit et de verve oratoire que Cicéron; Tertullien n'avait pas naturellement l'imagination moins nerveuse et moins colorée que Tacite : et cependant, par l'influence d'une langue gâtée comme la littérature de leur temps, Augustin et Tertullien ne paraissent souvent que des génies sans goût, et d'éloquents barbares. Mais serait-il vrai que ce déclin des idiomes, certainement inévitable, soit toujours également rapide, que rien ne puisse retarder la décadence, et qu'elle n'ait pas des stations et des retours? Comment se concilierait une pareille idée avec l'espoir du progrès de l'esprit humain? et n'est-elle pas démentie par les faits mêmes? Après les grands siècles des lettres, n'a-t-on pas vu, plusieurs fois, à une époque de faux goût et d'insipidité succéder un temps meilleur? L'Italie, après la précoce maturité de son quatorzième siècle, n'a-t-elle pas retrouvé un second âge de langue classique et de génie, et retombée de nouveau, ne s'est-elle pas de nouveau relevée ? Un certain terme passé, y a-t-il, dans la durée seule du temps, un principe de décadence? ne serait-il pas contradictoire de le supposer, quand la civilisation, loin de s'arrêter, se développe encore, quand un plus grand nombre d'esprits est appelé à ses bienfaits, et que le talent se prélève non dans un cercle restreint, mais sur un peuple entier qui s'éclaire? Nous ne contredisons aucune de ces espérances. On a dit de l'esprit humain, dans son ensemble, qu'il avançait en spirale. Cette voie est assez semblable à la pente inégale par laquelle marchent et déclinent les idiomes vivants, qui ne sont |