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Chambre consacra pendant cinq semaines ses séances du vendredi à l'examen de la question du << cadenas ». On sait ce qu'il faut entendre sous ce mot: c'est la faculté pour le Gouvernement, lorsqu'il voudra déposer un projet de loi tendant à la surélévation des droits de douane, de rendre applicables les futurs tarifs par simple décret, sans attendre que le Parlement les ait adoptés. C'est d'Italie, où elle est connue sous le nom de catenaccio, que nous vient cette ingénieuse combinaison. En France, la question a été introduite devant le Parlement en 1894 par M. Marty, alors ministre du commerce, sous forme du projet de loi suivant :

ARTICLE PREMIER.

Le Gouvernement est autorisé à rendre provisoirement applicables, par décrets rendus - en conseil des ministres, les dispositions des projets de lois présentés par lui et portant relèvement des droits de douane, dès que ces projets auront été déposés.

ART. 2. Dans le cas où les projets de lois seraient retirés par le Gouvernement ou rejetés par les Chambres, ou si la quotité des droits définitivement votés était inférieure à celle des droits proposés par le Gouvernement et provisoirement perçus, il sera tenu compte aux importateurs de la différence payée en trop.

Un règlement d'administration publique déterminera les conditions dans lesquelles sera effectué ce remboursement.

A ce projet, M. Renault-Morlière opposa la proposition suivante:

ARTICLE PREMIER. Tout projet de loi présenté parle Gouvernement et tendant à un relèvement des droits de douane, sera inséré au Journal officiel, à la suite du compte rendu de la séance où il aura été déposé. - Le jour mème de cette insertion, dès l'ouverture des bureaux, les nouveaux droits seront immédiatement applicables à titre provisoire.

Si le

ART. 2. - Le supplément de taxe provisoirement perçu et consigné à la douane ne sera définitivement acquis au Trésor public qu'en vertu du vote de la loi. projet du Gouvernement était retiré, rejeté ou adopté en partie seulement par les Chambres, la différence entre les droits appliqués et ceux qui seraient légalement maintenus ou établis devra être remboursée aux déclarants.

Longtemps la commission des douanes médita sur ces deux textes. C'est au second d'ailleurs qu'elle donna ses préférences et c'est de lui qu'elle s'inspira pour forger le cadenas, « ce nouvel outil de la serrurerie protectionniste », qui semble être son chef-d'œuvre. Ses délibérations aboutirent enfin au projet définitif suivant que, d'accord avec le Gouvernement, elle recommanda à la Chambre:

ARTICLE PREMIER. - Tout projet de loi présenté par le Gouvernement et tendant à un relèvement des droits de douane sur les céréales ou leurs dérivés, les vins, les bestiaux ou viandes fraîches de boucherie, sera inséré au Journal officiel à la suite du compte rendu de la séance où il aura été déposé. Le jour même de cette insertion, dès l'ouverture des bureaux, les nouveaux droits seront applicables à titre provisoire.

ART. 2. Les marchandises énumérées à l'article premier conserveront toutefois le bénéfice de l'ancien tarif lorsqu'il sera justifié qu'à une date antérieure au dépôt du projet de loi, elles ont été embarquées directement pour un port français ou mises en route directement d'Europe à destination de France.

ART. 3. - Le supplément de taxe provisoirement perçu et consigné à la douane, ne sera définitivement acquis au Trésor public qu'après le vote de la loi. Si le projet du Gouvernement était retiré ou rejeté par les Chambres, ou adopté seulement en partie, la difféChamb rence entre le droit perçu et celui qui serait légalement maintenu ou établi devra être remboursée aux déclarants.

Dans l'esprit de la commission, ce texte avait divers avantages sur celui de M. Marty. Sa portée, tout d'abord, était moins générale, mais restait suffisante puisque l'article 34 de la loi du 17 décembre 18141 n'avait été, en 1861, abrogé que pour partie et en ce qui concernait les grains, les farines et quelques autres objets de consommation. D'autre part, le Gouvernement n'était plus laissé libre d'user ou de ne pas user de la faculté de percevoir sans plus attendre les droits projetés ou de déposer un projet la veille d'une fin de session et de promulguer un décret le lendemain, sans que personne pût s'y opposer. Enfin, le projet de la commission était plus libéral que les autres, puisqu'il réservait le bénéfice de l'ancien tarif aux marchandises en cours de route.

Il n'en rencontra pas moins une très vive opposition fondée sur les motifs les plus sérieux. M. Charles Gruet, qui ne voyait dans « cette conception bizarre >> qu'une menace perpétuelle contre le commerce, dont elle aggravera la situation déjà si précaire par de nouvelles causes d'insécurité, démontra que l'inefficacité des relèvements de tarifs douaniers ne provenait point surtout de la spéculation et des stocks de marchandises introduits en vue de la hausse prévue, mais bien des espérances excessives qu'on faisait naître dans l'esprit des producteurs par l'application de droits plus élevés. Aussi bien les relèvements de taxes ne se font pas, en général, à l'im

1. Aux termes de cet article, le Gouvernement avait le droit, en cas d'urgence, non seulement d'augmenter les tarifs, mais même de prohiber l'entrée de certaines marchandises, par voie de décret, avec cette réserve que le décret serait soumis, dans les trois mois, à la sanction du pouvoir législatif.

proviste. Des causes diverses les préparent et des circonstances les entourent qu'on ne saurait tenir cachées à tous les yeux. Il se trouvera toujours des spéculateurs avisés qui trouveront le moyen d'acheter à temps, et la porte restera ouverte à tous les soupçons sur la source de leurs renseignements. L'honorable député de Bordeaux signalait enfin les très grandes difficultés qui pourraient résulter de l'éventualité du remboursement de la surtaxe indûment perçue en cas de rejet par la Chambre des propositions du Gouvernement.

Les arguments, si bien mis en lumière par M. Gruet, combattus, mais non détruits par M. Castelin, furent repris et magistralement développés par M. Charles Roux. Représentant, comme M. Gruet, d'un grand port de commerce, M. Charles-Roux tint à défendre les commerçants trop souvent confondus avec les spéculateurs et expliqua comment le cadenas, loin d'enrayer la spéculation, la rendrait, à coup sûr, plus odieuse et plus éhontée, mais il s'efforça d'établir aussi que la loi proposée serait inconstitutionnelle et en opposition avec les principes de notre droit public. Passant à l'examen des législations étrangères, il montra que nulle part il n'existait quoi que ce soit de semblable à ce qu'on proposait de créer en France, sauf en Italie pourtant, où l'on n'a guère à s'en féliciter. M. Charles-Roux fit connaître ensuite les protestations d'un grand nombre de chambres de commerce, toutes hostiles au cadenas et demandant qu'un peu de stabilité douanière leur fut enfin assurée. Enfin, il appela l'attention de ses collègues sur la ruine des marchés à livrer qu'on allait rendre inévitable. Un autre argument que MM. Gruet et Charles-Roux avaient indiqué au passage, sans peutêtre y insister assez, fut repris et développé par M. Carnaud, c'est celui du cas de refus par les Chambres de sanctionner les droits surélevés. Le projet prévoyait que le montant des taxes perçues en trop serait alors restitué, mais restitué à qui? Aux déclarants, c'est-à-dire aux importateurs. Malheureusement, il est bien certain que ceux-ci, revendant leurs marchandises, les auraient majorées des droits payés, et que pareille majoration se serait retrouvée dans tous les marchés successifs auxquels elles auraient donné lieu avant de parvenir au consommateur, de telle sorte, qu'en définitive, c'est ce dernier seul qui aurait payé pour tous, et qu'on n'aurait obtenu d'autre résultat que d'assurer aux importateurs un bénéfice de surcroît. A cet argument, M. Méline se borna à répondre que le cas de restitution ne se produirait jamais ou très rarement, parce que le Gouvernement ne se hasarderait à proposer un relèvement de droits qu'avec la certitude morale d'avoir avec lui la majorité du Parlement! Qu'était-ce donc alors que cette disposition légale que rendait seule acceptable la perspective de n'avoir pas à l'appliquer? Mais le siège de la Chambre était fait d'avance, et c'est par 411 voix contre 110 qu'elle adopta, sans y rien changer, le projet de la commission brillamment défendu par MM. Renault-Morlière, Graux et Méline.

En 1891, le Gouvernement avait entamé avec la Banque de France des négociations en vue d'une prorogation du privilège de la Banque jusqu'en 1920, soit pendant 23 ans. Les négociations aboutirent à un projet de loi qui fut soumis à l'examen d'une commission spéciale et sur lequel M. Burdeau

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