les langues, sous l'action d'une loi commune, modifiée par les climats et les races; et, par cette même cause, une langue se gâte lorsque les mots conventionnels et sans liaison avec le caractère des choses se multiplient à l'excès, et qu'un faux art couvre et altère ce fonds d'expressions musicales et vraies données par la nature. Un savant italien a soutenu, dans un livre, que le premier homme parlait grec; car son premier cri, à la vue de l'univers, avait dû être l'o admiratif du grec, et les autres voyelles de la même langue, α, ε, ι, o, u, ses premières exclamations de douleur et de joie. Ce savant oubliait que les voyelles, précisément parce qu'elles sont les plus faciles émissions de la voix, appartiennent à toutes les langues, même à celles qui n'ont pas de lettres pour les exprimer. Mais, quelle qu'ait été la langue originelle, divinement transmise, ou formée par la raison que Dieu donne à l'homme, le caractère primitif des langues est de faire entendre, autant qu'il se peut, l'objet et l'idée par le son; et ce caractère leur est si essentiel qu'il persiste à toutes leurs époques. Évidemment, la parole a d'abord été figurative, comme plus tard l'écriture. Mais la représentation de chaque objet par le dessin était un mode presque impraticable, auquel ont dû succéder bientôt l'esquisse tronquée, puis les traits de convention, aussi nombreux que les mots, puis enfin la sublime invention de l'alphabet. La langue figurative, au contraire, celle qui peint par le son, est restée la force et la vie de tout langage humain; et l'esprit de l'homme n'y renonce jamais. Ce rapport du son à l'objet n'est point borné à quelques cas, où il nous frappe par une forte onomatopée. On le retrouve partout, dans les mots composés de notre langue, comme dans les dérivés des langues étrangères, pour l'expression des idées, comme pour celle des choses. Il est, à quelques égards, la première étymologie des mots. Ce n'est pas seulement par imitation du grec βρέμειν, ou du latin fremere, que nous avons fait le mot frémir; c'est par le rapport du son avec l'émotion exprimée. Horreur, terreur, doux, suave, rugir, soupirer, pesant, léger, ne viennent pas seulement pour nous du latin, mais du sens intime qui les a reconnus et adoptés, comme analogues à l'impression de l'objet. On peut assurer qu'une affinité du même genre se produit partout à divers degrés, et que, sauf quelques variétés profondes de la constitution humaine et du climat, un certain ordre d'articulations est, en général, affecté aux mêmes sensations. Voilà ce que Platon avait entrevu dans le Cratyle, par l'analyse des éléments mêmes du son et des touches de la voix a. Avec les seuls exemples des mots grecs, il indiquait, comme naturelle et nécessaire, une analogie retrouvée depuis dans tant d'idiomes qu'il ignorait, ou qui n'existaient pas encore. Ce résultat de notre nature, modifiée diversement, était surtout sensible dans Joann. Pet. Ericus. * Littera R videtur omnis motus quasi organum esse. » (Plat. in Cratylo.) les langues musicales de l'antiquité. Un philosophe romain, ami de Cicéron et de Pompée, avança, comme les Grecs, ce qu'a répété depuis le savant et ingénieux président des Brosses, que les mots n'étaient pas institués par convention', mais conformes à la nature des choses; et il entra sur ce point dans de minutieux détails, qui rappellent quelquefois la leçon de philosophie de M. Jourdain. << Lorsque nous disons vous, écrit-il, nous faisons un mouvement de la bouche, << assorti au caractère du mot; nous écartons doucement le bout des lèvres, et « nous sernblons envoyer le souffle et la voix vers ceux à qui nous parlons. Au « contraire, lorsque nous disons nous, nous n'enflons ni ne projetons la voix, « nous n'avançons pas les lèvres; mais, en quelque sorte, nous retirons, nous « concentrons én nous-mêmes le souffle de la parole et le mouvement des lèvres. >> Cela paraîtra subtil peut-être; mais, dans une foule de mots, l'accord du son et de l'idée n'est pas douteux. On y sent, en quelque sorte, comme dit encore ce philosophe romain, d'après le caractère des choses, un geste naturel de la bouche et de la voix : quasi gestus quidam oris et spiritûs naturalis est. Plus une langue cultivée conserve cette richesse des langues primitives, plus elle est énergique et juste. La nôtre l'était beaucoup. C'est en ce sens que Boileau disait : « La lan<< gue française est riche en beaux mots; mais elle veut être extrêmement tra<< vaillée. » Rien n'est si commun, quand les langues vieillissent, que de voir ce premier rapport détruit, et l'introduction de mots abstraits, lourds, décolorés, en place ou à côté des expressions naturelles et vives. Mais l'imitation par le son est bien loin de suffire à tous les besoins du langage. Sans doute, elle peut, par analogie, s'appliquer à d'autres perceptions que celles de l'ouïe, à peu près comme l'aveugle Saunderson, pour définir la couleur écarlate, la comparait au bruit du clairon. Elle peut même reproduire, par écho, beaucoup de sentiments et d'impressions intérieures de l'âme. Mais comment peut-elle s'appliquer aux abstractions, aux généralités, ou même aux objets qui n'éveillent aucune sensation précise et distincte ? A côté des signes naturels, il y aura donc beaucoup de signes de convention, quelques-uns arbitraires, indifférents, d'autres créés par un ingénieux rapport, et comme autant d'hiéroglyphes intellectuels. C'est l'étymologie par les idées, au lieu de l'étymologie par les sons et les lettres radicales. Il n'en est pas qui, bien connue, puisse prévenir davantage les faux sens et les barbarismes d'acception. Mais cette étymologie est suppléée par la définition, quand la définition est bien faite. Que le verbe qui exprime l'acte continu de l'intelligence soit dérivé de l'idée d'association ou de l'idée de comparaison, que l'on dise cogitare de cogere, rassembler, ou penser de * « Verba esse naturalia magis quàm arbitraria. » (Nigidius, ap. Aul. Gell. lib. X, cap. 1v.) * « Vos cum dicimus, motu quodam oris conveniente cum ipsius verbi demonstratione utimur, et labias « sensim primores emovemus, ac spiritum atque animam porrò versum et ad eos, quibuscum sermocinamur, « intendimus. At contrà cum dicimus nos, neque profuso intentoque flatu vocis, neque projectis labris pronun⚫ ciamus; sed et spiritum et labias quasi intra nosmetipsos coercemus.» (Nigid. ap. Aul. Gell. ibid.) pensare, peser, ce sont deux rapports également justes, qui se retrouveront dans l'explication complète du mot. Pour la connaissance de la langue, pour l'art et le goût, ce qui importe surtout, c'est donc le choix des termes, et, tout à la fois, la précision et l'étendue des sens qu'on leur assigne. Cette dernière question ramène celle des citations textuelles. L'Académie fut opiniâtre à les rejeter.« Le Dictionnaire, disait-elle « en 1694, a été commencé et achevé dans le siècle le plus florissant de la langue << française; et c'est pour cela qu'il ne cite point, parce que plusieurs de nos « plus célèbres orateurs et de nos grands poëtes y ont travaillé, et qu'on a cru << devoir s'en tenir à leurs sentiments. » Le même argument se renouvela sans doute avec les changements de l'Académie, et servit pour les éditions suivantes. Il n'est besoin de dire les objections qu'on y a faites: insuffisance d'un dictionnaire ainsi conçu, sécheresse des exemples formés de phrases communes ou proverbiales, manque presque absolu des acceptions oratoires et poétiques. Bien que ces défauts aient été, en grande partie, prévenus ou corrigés, et que toutes les formes essentielles du langage aient successivement passé dans le Dictionnaire, on ne peut nier que l'autre méthode ne soit plus instructive, plus curieuse, plus agréable aux lecteurs, s'il y a des lecteurs de dictionnaires. Mais elle n'est pas, dans l'application, aussi sûre et aussi simple qu'on le croit. Il y aura toujours une extrême difficulté à poser la limite entre l'emploi, même le plus étendu, des ressources de la langue, et les saillies particulières de la passion et du génie des écrivains. L'idée d'un tel recueil, sous la forme de lexique ou d'index, se retrouve au déclin de toutes les langues; et elle n'est propre souvent qu'à favoriser le retour à l'archaïsme, qui est une des phases et une des formes de ce déclin. Loin de fixer et de retenir l'usage, un dictionnaire ainsi conçu, excellent pour l'histoire de la langue, en rend, pour le goût, les applications indécises et illimitées. Car si, comme le remarque Cicéron, il n'est rien de si absurde qui n'ait été dit par quelque philosophe, il n'est rien, en fait de langage, de si étrange, qui ne se trouve dans quelque écrivain même estimé. Ce n'est pas tout : les beautés d'expression les plus rares ont été faites pour la place; elles sont scellées à la pensée : les arracher, les découper, les entasser dans les pages d'un lexique, c'est toujours en altérer le sens et le caractère, et souvent tromper le lecteur. Si le goût d'une pareille étude prévalait trop, notre langue serait traitée bientôt en langue morte, qu'on écrit trop souvent avec un mélange de vieilles phrases qui sont copiées, et de tours nouveaux qui sont barbares. L'Académie ne devait pas songer à un tel recueil, dans la pleine et riche fécondité de notre idiome, après le dix-septième siècle. La langue classique se conservait par tradition, par habitude. Le goût avait fléchi; le caractère des idées était moins naturel, plus raffiné, plus subtil: Fontenelle avait écrit. Le génie de l'antiquité, dont l'empreinte s'était si profondément marquée sur notre langue, dominait moins la littérature; et d'autres idées entraient dans les esprits. Mais l'innovation était à peine sensible dans le langage. Un pénétrant et judicieux écrivain, l'abbé Dubos, qui déjà s'était occupé de recherches politiques et de théories étrangères au siècle précédent, écrivait en 1720 : « Notre langue me « paraît parvenue, depuis soixante et dix ans, à son point de perfection. >>Et il en concluait que les écrivains dont la gloire s'était maintenue, à cette époque de consistance et de durée pour la langue, seraient immortels sans vieillir. Alors même, Voltaire et Montesquieu s'élevaient pour vérifier cette prédiction, et s'y trouver compris: Voltaire qui a tout renouvelé, excepté la langue, dont il fut un admirable et presque timide gardien; Montesquieu qui, sachant si bien les vives allures de cette langue et les mouvements inaccoutumés que lui avait appris son compatriote Montaigne, l'appliquait, avec tant de force et de précision, à des sujets nouveaux. La longue vie de Voltaire et la continuelle activité de son génie, est un des événements de l'histoire de notre langue. Il en retardait la décadence par les qualités mêmes de son style. Il ajoute, pour ainsi dire, à la nature de cette langue celle de son esprit, sinet, si juste, si facile, si rapide, si brillant de clarté. D'autres écrivains ont été plus éloquents; aucun plus français et plus cosmopolite à la fois. Aucun n'a servi davantage à la popularité de notre langue, et à cette convention tacite qui fait que, presque partout, deux hommes d'esprit, de nation diverse, qui se rencontrent, s'accordent à parler français. Cette influence de soixante années de verve et de gloire, cette parole toujours naturelle et vive, quoi qu'elle dît, ce goût moqueur, toujours armé contre l'affectation et l'enflure, n'empêchèrent pas cependant le cours inévitable des choses. Si la langue s'enrichit encore de combinaisons et de formes heureuses, si la prose surtout se dégagea parfois de quelques lenteurs, si l'étude plus générale des sciences introduisit dans l'usage plusieurs termes nouveaux et nécessaires, le naturel et la pureté du style s'affaiblirent. Voltaire lui-même, s'il ménageait avec un goût exquis le caractère de notre idiome, et ne le surchargeait d'aucun faux ornement, en émonda parfois le jet vigoureux, et n'en retint pas toutes les richesses. Sa langue, si correcte et si facile, a moins de nerf et de physionomie que celle du siècle précédent. De plus, malgré son exemple, les défauts attachés au second âge d'une littérature se produisaient de toutes parts, à travers l'éclat du génie et l'infinie variété des talents. Voltaire lui-même portait quelques-uns de ces défauts dans les genres les plus élevés de la poésie. D'autres altérations du goût venaient du vice même de la société et de la mollesse des mœurs. La diction se gâtait avant la langue. La recherche, la subtilité, les raffinements de l'élégance se multipliaient. La poésie surtout, cette source vive où s'entretient le langage, semblait s'épuiser; et l'éloquence, soutenue si haut de Bossuet à Massillon, ne se faisait plus entendre dans la chaire chrétienne, et n'était pas remplacée par une autre parole. Cependant, quoiqu'on abusat parfois de la langue, comme on abusait de l'esprit, le caractère général en était conservé dans l'usage et dans les bons écrits. Les expressions fausses et maniérées prenaient faveur; mais elles passaient de mode assez promptement. A Rome, Sénèque, dont la naissance remonte à l'empire d'Auguste, se plaignait déjà que son siècle ne parlait plus latin '; et il le prouve par de nombreux exemples d'autrui, auxquels il aurait pu mêler parfois les siens. Chez nous, la décadence a été bien moins hâtive et moins sensible. C'est sur ses vieux jours seulement que Voltaire laisse échapper la même plainte que Sénèque, et dit anathème au mauvais langage français de son temps. Dans la perpétuelle occupation littéraire du dix-huitième siècle, la langue, en effet, après avoir gagné en abondance, en variété, en aptitude encyclopédique, devait perdre pour le goût, la vérité, l'expression des sentiments, les choses enfin qui tiennent non à la science, mais à l'art. L'esprit philosophique l'avait sans doute encore heureusement travaillée. La prose française gardait, sous le burin de Montesquieu, la précision, la vigueur, la pureté du trait et l'éclat des images de Pascal; elle s'élevait avec Buffon à cette magnificence de paroles qui est l'éloquence sans la passion; elle était, dans Rousseau, tour à tour sévère et didactique, ou véhémente et colorée. Diderot la pliait avec imagination et justesse à l'expression du détail des arts; Condillac la rappelait sans cesse, par logique et par système, à cette clarté que Voltaire avait d'instinct et par génie; Dumarsais la décomposait avec la sagacité des grammairiens de Port-Royal. Mais, au-dessous de ces grands travaux, la manie philosophique gâtait la langue par l'affectation et l'emphase; et cette décadence, aggravée par l'inévitable exagération des imitateurs, se reconnaissait même sous la main des maîtres. C'est aux écrits de Rousseau que Voltaire dépité emprunte quelques exemples de mauvais langage, qui ont bien disparu pour nous dans la diction si savante de l'orateur genevois. Mais l'art même de ce beau style ne s'éloignait-il pas du caractère de notre langue ? Un des hommes de notre siècle qui savait le mieux le français et le grec, et, bien plus, un écrivain de rare talent, Courier, a dit quelque part: << Pour la langue, il n'est femmelette du dix-septième siècle qui n'en remontrat << aux Buffon et aux Rousseau. » En ôtant de ce mot l'hyperbole du caprice et de l'humeur, il y reste quelque chose de vrai sur l'altération qu'avait éprouvée lé génie simple et libre de notre langue. Le Dictionnaire, tel que l'avait conçu l'Académie, n'est, à cet égard, qu'un insuffisant témoin, par la sécheresse de sa forme, et sa méthode de constater l'usage, et non le caprice ou le talent des écrivains. Les éditions qu'on en donna jusqu'en 1740, faites dans un ordre nouveau, augmentées de quelques détails de grammaire, et appauvries de quelques gallicismes, ne marquaient presque aucun • « Quod nunc vulgò breviarium dicitur, olim, quum latinè loqueremur, summarium vocabatur.» (Senec. Epist. xxΧΙΧ.). |