et l'art peuvent aller, sans altérer sensiblement la vérité ni nature. C'est de Corneille, dans ses belles scènes, qu'on apprendi (si cela peut s'apprendre) à donner au style de la tragédie un majesté simple, au dialogue une vigueur pressante, au sentimer et à la pensée des gradations inattendues, à réunir dans de vers si faciles, si naturels qu'ils semblent nés d'eux-mêmes, l'ai sance, la précision, la force, la sublimité, la plénitude et l'har monie. C'est de Racine qu'on apprendra le choix heureux d'un expression toujours pure, élégante et noble, qui tour à tour s'élèv sans effort et s'abaisse avec dignité, où le charme du vers en dé guise la gêne, où l'art embellisse tout sans se montrer jamais C'est de leur illustre rival qu'on apprendra singulièrement à donne au style tragique une couleur locale, un ton qui distingue le mours et le génie des nations, à y répandre les lumières d'une philosophie touchante, le feu d'une éloquence animée et sensible. des tours véhémens et rapides, et tous les mouvemens les plus impétueux du langage des passions. JEAN ABRÉGÉ DE LA VIE DE MAIRET. EAN MAIRET, issu d'une ancienne famille noble, établie dans la ville d'Ormond, en Westphalie, et depuis réfugiée à Besançon, y naquit le 4 janvier 1601. A l'âge de 16 ans, chassé de Besançon par la peste, qui venait de lui enlever son père et sa mère, à peine fut-il arrivé à Paris pour y continuer ses études, la contagion s'y fit sentir, et les colléges furent fermés. Le jeune Mairet se rendit à Fontainebleau, où était la cour. Il y trouva quelque accès auprès du duc de Montmorenci, grand amiral de France, et se mit sous sa protection. Il l'accompagna en qualité de volontaire, dans la guerre de 1625, contre les huguenots de la Rochelle, et se distingua dans les deux batailles que l'amiral gagna sur eux en douze jours, l'une sur mer, l'autre sur terre conformité singuliere de ce poëte avec Eschyle, l'inventeur de la tragédie, lequel, dans les batailles de Marathon et de Salamine, s'était signalé comme lui. Les marques de valeur que le jeune Mairet avait données, lui obtinrent de l'amiral l'honneur d'être mis au nombre des gentilshommes de sa maison, avec une pension de quinze cents livres. Ainsi deux fléaux, la peste et la guerre, furent les premières causes de sa fortune: dignes commencemens d'un poëte tragique. Le 30 octobre 1632, son protecteur mourut sur l'échafaud. Mairet rendit à sa mémoire le témoignage qu'il lui devait. « Je > rencontrai (dit-il, dans une lettre imprimée du vivant du car▸ dinal de Richelieu) je rencontrai, par une heureuse témérité, la ⚫ protection et la bienveillance du plus grand, du plus magnifique ⚫ et du plus glorieux de tous les hommes de sa condition, que la ► France ait jamais porté, si nous en ôtons les trois derniers mois ■ de sa vie, avec laquelle toutes mes espérances ont fait naufrage. » Richelieu, qui sans doute l'en estima davantage, ne l'en aima pas moins : il le gratifia d'une pension de mille livres; et, après la mort de ce ministre, le comte de Soissons et le cardinal de La Vallette suppléèrent à ce bienfait. En 1648, Mairet épousa Jeanne de Cordouen, d'une ancienne maison du Bas-Maine, de laquelle il n'eut point d'enfans. Dès l'âge de trente-trois ans, avant la mort du cardinal de Richelieu, il avait renoncé au théâtre. Il fut chargé depuis, dans sa province, de quelques négociations, dans lesquelles il réussit, et dont il fut honorablement récompensé par la reine-mère, Anne d'Autriche, alors régente. Il mourut le 31 janvier 1686, âgé de quatre-vingt-cinq ans. On peut juger de la considération qu'il s'était acquise, par ces mots de Rotrou, en parlant de lui, dans une lettre au comte de Fiesque : <<< Ce grand homme à qui vous avez justement donné ▸ tant de louanges, et voué tant d'amitié. » Il avait commencé à travailler pour le théâtre dès l'âge de seize ans; et en dix-sept ans il donna : Chriséide et Arimand, tragi-comédie, 1620. Silvie, tragi-comédie pastorale, 1621. Silvanire, ou la Morte-vive, tragi-comédie, 1625. Les galanteries du duc d'Ossone, tragi-comédie, 1627. Virginie, tragi-comédie, 1628. Sophonisbe, tragédie, 1629. Marc-Antoine, ou Cléopâtre, 1630. Le grand et dernier Soliman, ou la Mort de Mustapha, tragédie, 1630. Athenaïs, tragicomédie, 1635. Roland Furieux, tragi-comédie, 1636. L'Illustre Corsaire, tragi-comédie, 1637. Sidonie, tragi-comédie héroïque, 1637. Celle de ces pièces qui eut le succès le plus éclatant, ce fut la Silvie, pastorale froide, sans génie et sans art, qui fit pendant quatre ans les délices de Paris, que tout le monde savait par cœur, et qui ne fut éclipsée que par le Cid. Mairet, comme on peut bien se l'imaginer, fut jaloux de Corneille. Tant que celui-ci n'avait fait que des comédies, Mairet l'avait loué. Voici des vers qu'il fit pour lui, et dont le titre est remarquable. A M. Corneille, poëte comique, sur sa Veuve. 26 Rare écrivain de notre France, Mais lorsqu'il fallut céder le sceptre de la tragédie, Mairet n'eut plus le courage d'être juste : il fit écrire, il écrivit lui-même, pour tâcher d'obscurcir la gloire de l'auteur du Cid, et d'avoir, en le rabaissant, le droit de s'égaler à lui. « Si je ne craignais de vous ennuyer, lui disait-il dans une lettre, je dirais que ma Silvie et votre Cid, ou celui de Guillin de Castro, comme il vous plaira, >> sont les deux pièces de théâtre dont les beautés fantastiques ont » le plus abusé d'honnêtes gens..... Il est encore vrai que le charme >> de ma Silvie a duré plus long-temps que celui du Cid. On voit, par cet exemple, comme le temps rabat les fumées de l'amour-propre, et comme la postérité met chaque chose et chaque homme à sa place. La pièce favorite de Mairet, sa Virginie (qui n'est pas la Virginie romaine) méritait l'oubli où elle est tombée. Le seul succès durable qu'il ait eu, a été celui de la Sophonisbe, parce qu'indépendamment de la régularité, mérite unique dans ce temps-là, elle a aussi quelque beauté réelle, et avec un peu de noblesse, beaucoup de naturel et un fonds d'intérêt. EXAMEN DE LA SOPHONISBE DE MAIRET. Le grand succès de la Sophonisbe de Trissino, archevêque de Benevent, fut un objet d'émulation pour les poëtes français. Cette tragédie, la première qu'ait vue l'Italie moderne, fut représentée en 1514, à Vicence, sur un théâtre que la ville fit élever expres. Elle était dans la forme grecque, avec des chœurs pour intermedes. La vérité historique, et les trois unités, d'action, de lieu et de temps, y étaient fidèlement gardées. Elle était noblement et purement écrite, mais sans rapidité, sans chaleur, sans génie, et, comme toutes celles qui la suivirent en Italie, pleine de déclamations. En 1559, Mellin de Saint-Gelais en donna une traduction en prose, qui fut jouée à Blois devant le roi Henri II. Les chœurs y étaient conservés. En 1583, Sophonisbe reparut, traduite en vers par Claude Ah! quand je vois sa ruine et perte nompareille, Le notaire Mermet avait plus de talent pour l'épigramme que pour la tragédie. Ces quatre vers, si connus, sont de lui: Les amis de l'heure présente En 1596, Mont-Chrétien reprit le même sujet, toujours en imitant Trissino, avec cette différence, que Sophonisbe n'épousait point Massinisse. Elle se dit à elle-même en recevant le poison : Sophonisbe, tu crains, ta face devient påle. Ce n'est rien qu'un poison; bon cœur, avale, avale. O liqueur agréable! Ô nectar gracieux! En boit-on de meilleur à la table des dieux ? En 1601, Nicolas de Montreux essaya de traiter le même sujet d'après l'histoire, et n'y réussit pas mieux. Il faut convenir que la Sophonisbe de Mairet est fort supérieure -à tout cela. Elle fut faite en 1629, et jouée en 1633. Nous avons vu qu'on inventa, pour la représenter, une décoration décente. Elle eut un succès éclatant. Mais ec qu'il y a de curieux, c'est qu'il fallut solliciter les comédiens, pour obtenir d'eux qu'il fût permis à Mairet d'y observer la règle des vingtquatre heures. Le comte de Fiesque, qui avait du crédit auprès d'eux, voulut bien se charger de cette négociation. Le succès de la Sophonisbe de Mairet me semble dû à ce qu'il a osé s'éloigner de l'histoire et du modèle italien, faire mourir Syphax et Massinisse, et rendre Sophonisbe plus faible et plus sensible qu'elle ne l'est dans Tite-Live. C'est l'avantage que cette pièce a eu sur celle de Corneille, lequel ayant conservé à la fille d'Asdrubal son véritable caractère, comme l'observe Saint-Evremond, y a mis plus de dignité, mais aussi moins de pathétique. Mairet a donné plus de légèreté et d'imprudence au caractère de Massinisse que de chaleur et de passion. Son vrai mérite, du côté des mœurs, et dans les caractères de Scipion et de Lélie, où les qualités personnelles, et le génie de Rome en général, sont assez fidèlement peints. Quant au style de cette pièce, quoique plus naturel, plus décent et plus noble que tout ce qui avait précédé Mairet, il est trop : souvent prosaïque, traînant et lâche, sans énergie et sans couleur, et de ce ton familier qui appartient à la comédie. « On admirait, dit M. de Voltaire, ce naturel qui approche du bas, parce qu'on >> ne connaissait point encore celui qui touche au sublime. » Un homme de génie, dont le pinceau ne saurait être méconnu s'est amusé à retoucher, ou plutôt à récrire la tragédie de Mairet; et non-seulement il y a mis beaucoup plus de noblesse dans le langage, mais aussi plus de décence et de dignité dans les mœurs. Il a surtout rendu plus beau le dénoûment, dont il a fait un coup de théâtre et un tableau du plus grand pathétique. Si nous avions eu à choisir entre l'ancienne et la nouvelle Sophonisbe, nous n'aurions certainement pas hésité. On chercherait en vain dans celle de Mairet rien de semblable à cette peinture que Sophonisbe fait de sa situation: .... J'ai perdu mes États, mon repos, Je suis déjà captive; et dans ce jour peut-être, Il faut tendre les mains aux fers d'un nouveau maître, Et recevoir des lois d'un amant indigné, Qui m'eût rendue heureuse, et que j'ai dédaigné. .. Mon époux me condamne, et mon amant m'opprime. Rien de semblable à cette façon d'annoncer le caractère de Massinisse: A peine il s'est vu maître, il nous a pardonné. Rien de semblable à ces traits de magnanimité dont Massinisse en parlant à Sophonisbe, se peint lui-même : La nièce d'Annibal, et la veuve d'un roi N'est captive en ces lieux des Romains ni de moi; Le sang dont vous sortez n'aura jamais servi : Je sais trop respecter vos malheurs et ma gloire. |