Venceslas même est une imitation de don Francisco de Roxas. La pièce espagnole a pour titre : On ne peut étre père et roi; Rotrou en a pris le plan, les caractères, le mauvais dénoûment, et pour tout dire enfin, les défauts avec les beautés. Ce qui lui manquait essentiellement, c'est ce qui dominait dans Corneille, le génie de l'invention. Le Saint-Genest, qui fait tant d'honneur à son caractère, par le trait que j'en ai cité, est très-inférieur, quant à la manière dont le sujet en est conçu, au SaintGenest de Desfontaines, qui avait paru un an auparavant. Dans celui de Rotrou, Dioclétien voulant donner des fêtes pour le mariage de sa fille, demande un spectacle au comédien Genest: c'est un moyen faible et commun. Dans celui de Desfontaines, Rutile, ministre de l'empereur, lui conseille de faire jouer la religion chrétienne en plein théâtre, afin de la détruire par le ridicule; et le comédien Genest se charge de cet emploi. Voilà un motif sérieux, politique, propre au sujet, et d'autant plus heureux qu'il rend la révolution plus contraire au dessein que l'empereur s'est proposé. Ne refusons pourtant pas à Rotrou l'honneur d'avoir quelquefois bien choisi, et assez bien copié ses modèles. Dans le comique, il a mérité que Molière et Regnard aient pris lelui des traits qui étaient à leur bienséance. Dans les Sosies, on Trouve ce dialogue, fort approchant de celui de Molière. AMPHITRYON. Et qui t'en a chassé? (de sa maison.) SOSIE. Moi. Ne vous dis-je pas? Moi, que j'ai rencontré, moi, qui suis sur la porte; Et dans la scène d'Amphitryon avec Mercure : Sosie. AMPHITRYON. SOSIE. Eh bien? c'est moi: crois-tu que je l'oublie? Achève, que veux-tu? AMPHITRYON. Traître! ce que je veux! MERCURE. Que ne veux-tu donc pas? réponds-moi si tu peux. De la façon qu'il frappe, et qu'il parle, et qu'il crie. Dans son Iphigénie en Aulide, il y a des scènes presque eneres, que Racine lui seul pouvait faire oublier; mais que ne fait pas oublier Racine? C'est l'élégance, la noblesse, l'harmonie, le coloris, ce sont les délicates bienséances du langage, qui mettent le sceau de l'immortalité aux écrits des poëtes; et tout cela était inconnu à Rotrou. Ses pièces de théâtre sont : l'Hypocondriaque ou le Mort amoureux, tragi-comédie, 1628; la Bague de l'Oubli, comédie, 1628; Cléagénor et Doristée, tragi-comédie, 1630; la Diane, comédie, 1630; les Occasions perdues, tragi-comédie, 1631; l'Heureuse constance, tragi-comédie, 1631; les Menechmes, comédie, 1632; Hercule mourant, tragédie, 1632; la Célimène, comédie, 1633; l'Heureux naufrage, tragi-comédie, 1634; la Céliante, tragicomédie, 1634; la Belle Alphrède, comédie, 1634; la Pélerine amoureuse, tragi-comédie, 1634; le Filandre, comédie, 1635; Agésilan de Colchos, tragi-comédie, 1635; l'Innocente infidélité, tragi-comédie, 1635; la Clorinde, comédie, 1636; Amélie, tragi-comédie, 1636; les Sosies, comédie, 1636; les Deux Pucelles, tragi-comédie, 1636; Laure persécutée, tragi-comédie, 1637; Antigone, tragédie, 1638; les Captifs, comédie, 1638; Chrisante, tragédie, 1639; Iphigénie en Aulide, tragédie, 1640; Clarice, comédie, 1641; Bélisaire, tragédie, 1643; Célie, co médie, 1645; la Scœur, comédie, 1645; Saint-Genest, tragédie, 1646; Dom Bernard de Cabrere, tragi-comédie, 1647; Venceslas, tragédie, 1647; Chosroës, tragédie, 1648; Florimonde, comédie, 1649; Don Lope de Cardonne, tragi-comédie, 1649. On lui donne encore Lisimène, la Thébaïde, D. Alvar de Lune, Florante ou les Dédains amoureux, et l'illustre Amazone. A ce nombre prodigieux d'ouvrages, et surtout à la rapidite avec laquelle ils se succédaient, on juge aisément de la négligence de Rotrou, et dans le choix de ses sujets, et dans ses plans, e dans son style. Ce serait une facilité, une fécondité bien heureuse que celle d'un poëte qui, dans un an, produirait quatre bonne pièces de théâtre. L'un des plus grands progrès de l'esprit et d goût, c'est d'avoir appris que rien ne se perfectionne sans beau coup de peine et de soin; que le travail est la condition imposée au génie, et que la première règle de l'art d'écrire est des hater lentement. ! EXAMEN DU VENCESLAS. Le sujet de cette pièce est vraiment tragique: il est terrible touchant et moral. Les trois caractères sur lesquels l'action roule sont grands et fortement conçus. Les caractères subordonnés so en action et à leur place. Le nœud de l'intrigue est une erre très-vraisemblable, et prolongée avec assez d'art. Il n'y a guère d'action mieux combinée, ni de groupe mieux composé. L'intérêt croît d'acte en acte, et tout est bien conduit jusqu'à la conclusion, qui blesse également la bienséance et la vérité, mais qui peut être aisément changée. Voilà de quoi faire, sans doute, une très-belle tragédie. Mais, quoiqu'il ait fallu beaucoup de génie pour tracer cette grande esquisse, il y a encore loin de là au degré de perfection qu'exige un beau tableau. Il eût fallu, pour l'achever, que la correction du dessin, la noblesse de l'expression, le coloris, l'ensemble harmonieux de toutes les parties, répondissent à la beauté des formes, et à celle de l'ordonnance. Or rien de tout cela n'était connu des Espagnols, du temps de Roxas; et aucun poëte français du temps de Rotrou ne savait peindre, excepté Corneille. Rotrou était sans doute un de ceux qui dégradaient le moins un sujet héroïque; mais s'il rencontrait quelquefois l'expression noble et vraie, il donnait beaucoup plus souvent dans la bassesse ou dans l'enflure. Sa versification était lâche et traînante, son style inculte, négligé à l'excès, souvent embarrassé dans des constructions obscures et pénibles, et qui pis est, d'une indécence et d'une grossièreté choquante: je dis choquante, pour le goût d'à présent; car celui de son siècle n'était pas encore assez délicat pour en être blessé. Ce qui paraît inconcevable, c'est que Rotrou, que daignait consulter Corneille, n'eût pas appris de lui à discerner le naturel décent et noble, du naturel trivial et bas. Qu'on se rappelle que Venceslas n'est venu qu'après le Cid, Cinna, les Horaces, la Mort de Pompée, Polyeucte, Rodogune et Héraclius. Quelles leçons! Il faut l'avouer cependant, le goût de Corneille, en fait de style, était plus senti que raisonné, et plus capable de donner des exemples que des préceptes. Il a fallu du temps pour fixer la limite qui sépare le style majestueux et simple, du style trop familier, et du style trop emphatique : Racine paraît avoir eu la gloire de la marquer, cette limite qui n'est qu'un point, et de la rendre im Imnable. Il serait donc injuste de reprocher à Rotrou, d'avoir manqué à des convenances qui n'en étaient pas encore; mais en quoi il n'est pas excusable, c'est d'avoir noirci sans raison le personnage intéressant de sa pièce. Que Ladislas soit fougueux, violent, emporté dans les accès de sa passion, c'est en cela qu'il est tragique; mais c'est pour lui qu'on doit trembler et s'attendrir; c'est lui qui doit arracher des larmes; c'est à lui qu'on doit s'attacher; c'est lui qu'on doit voir avec frémissement monter sur l'échafaud; c'est lui qu'on doit voir avec joie de l'échafaud passer au trône; et dans le moment que son père, pour le sauver, lui met la couronne sur la tête, tous les cœurs doivent applaudir. Il faut donc que son caractère soit celui d'un prince naturellement bon, mais égaré, rendu furieux et coupable par des passions qu'il n'a pu dompter. Tout ce qui annonce la dureté, la méchanceté d'un cœur naturellement féroce, est donc une tache dans ce caractère, et tout le rôle est plein de ces traits odieux. Par exemple, à quoi bon, dès la première scène, donner à Ladislas cet insolent mépris pour l'âge et les conseils de son roi, de son père, et du meilleur des pères, et du plus vertueux des rois?. Que la vieillesse souffre, et fait souffrir autrui! A quoi bon annoncer ce même prince, comme un vagabond furieux, qui toutes les nuits est accusé de quelque assassinat? Est-il vraisemblable que le roi, sur le premier bruit de ces désordres, ne les eût pas réprimés? Il en doute; mais est-ce assez pour Jui que d'en douter? et n'a-t-il pas dû s'assurer de la conduite de son fils, le faire observer, et savoir s'il est innocent ou coupable? A quoi bon donner à Ladislas cette pensée horrible, qu'ayant tué son frère, il pourrait bien tuer son père ? C'est une atrocité absurde dans sa bouche. S'il le pense, il se croit un monstre, et sans raison, car il n'a pas voulu tuer son frère; et s'il ne le pense pas, l'égarement même du désespoir peut-il le forcer à le dire? De pareils traits paraissent forts; mais ils portent à faux, et ils ne sont qu'extravagans. A quoi bon lui faire penser qu'il aurait dû employer la force, enlever et violer Cassandre, au lieu de chercher à lui plaire, et de songer à l'épouser? Et dans ses scènes avec elle, à quoi bon lui donner la brutale impudence de dire en face à une fille vertueuse et d'une naissance illustre, qu'il n'a eu sur elle que des desseins criminels et déshonorans? Si Rotrou s'était bien souvenu de ces vers, qui annoncent véritablement le caractère de Ladislas, tel qu'il devait être : Et je vois toutefois qu'un heur inconcevable, Malgré tous ces défauts, vous rend encore aimable. S'il avait eu sans cesse présent à l'esprit, le moment où Venceslas mettrait sa couronne sur la tête de ce fils coupable, mais intéressant dans son malheur et dans son crime, il n'aurait laissé aucun de ces traits qui font horreur, et qui repoussent la bien veillance. Les vices qu'on pardonne à la fougue de l'âge, sont ceux qui peuvent s'accorder avec un fonds de bonté naturelle; et non pas ceux qui annoncent un orgueil féroce, une violence indomptable, un cœur dénaturé. Quelle apparence qu'un jeune homme effréné, pour qui les mœurs, les lois, la nature elle-même n'ont rien de sacré, se concilie l'amour des peuples, et qu'il soit l'objet de leurs vœux! Un personnage vraiment tragique, est celui qui, emporté par une passion funeste, fait dire de lui: Quel malheur! Sans cette passion qui l'égare, il serait bon, il serait juste. Il est plus digne de pitié que de haine. Il est insensé; mais il n'est pas méchant. Or voilà ce qu'il est impossible de dire de Ladislas. Ce n'est pas une seule passion qui est furieuse en lui, ce sont tous les désirs, tous les mouvemens de son âme; et la Pologne aurait dû frémir en le voyant couronner. J'ai dit quel était le mérite de cette pièce. Quant à l'exécution, elle était au-dessus des forces de Rotrou. A l'exception des scènes du père et du fils, où la grandeur et l'intérêt des choses ont élevé l'âme du poëte et soutenu son style, tout le reste est faible, négligé, mal écrit; et l'on ne peut trop regretter qu'un sujet si beau ne soit pas tombé dans les mains ou d'un Racine ou d'un Voltaire. En 1759, une personne dont la mémoire doit être chère aux gens de lettres, vivement frappée des beautés du Venceslas, et non moins vivement blessée des défauts qui le défigurent, souhaita que du moins ils fussent adoucis, et me proposa de le re toucher. Le désir de lui plaire, animé par la reconnaissance, me fit passer sur les difficultés et les désagrémens d'un travail qui ne pouvait que me coûter beaucoup de peine, et dont j'étais bien sûr que l'on me saurait peu de gré. Je l'entrepris, j'y donnai tous mes soins; et voici ce qu'au bout de dix ans, lorsque j'y pensais le moins, le maître du théâtre, le modèle du goût, M. de Voltaire, de son pur mouvement, m'a fait la grâce de m'écrire : J'ai lu hier le Venceslas, que vous avez rajeuni; il me semble que vous avez rendu un très-grand service au théâtre. Mais, lorsque parut le Venceslas corrigé, une espèce d'hommes assez connue, Qui ne fait rien, et nuit à qui veut faire, ne manqua pas de crier à l'insolence, d'avoir osé prétendre corriger le chef-d'œuvre d'un poëte qu'on se plaisait à exalter, parce qu'il était mort. On affecta de regretter, comme autant de traits précieux de naturel ou d'énergie, toutes les négligences ou les grossièretes que J'en avais fait disparaître; et tandis que le public impartial m'encourageait avec indulgence à retoucher de même celles de nos |