cune leur place marquée, où elles demeurent constamment. Elles brillent toutes, mais d'un éclat différent, les unes plus, les autres moins, sans porter d'envie aux autres. Elles marchent constamment dans la route qui leur est désignée, sans jamais s'écarter ni à droite ni à gauche. Enfin, et c'est ce qui me paraît le plus digne d'attention, elles ne luisent point pour ellesmêmes, mais pour celui qui les a faites: stellæ dederunt lumen in custodiis suis, et lætatæ sunt. Vocatæ sunt, et dixerunt: Adsumus; et luxerunt ei cum jucunditate qui fecit illas 1. Voilà notre devoir, notre modèle. Je n'en dis pas davantage. Ce livre renferme ce qui regarde les grammairiens (les philologues : je donnerai en son lieu la signification de ce mot), les rhéteurs, les sophistes. Je dois avertir par avance le lecteur qu'il trouveraici dans son chemin quelques ronces et quelques épines. J'en ai écarté beaucoup, et n'ai laissé ce qui en reste que malgré moi, y étant obligé par la nature des matières que je traite. CHAPITRE PREMIER. DES GRAMMAIRIENS. La grammaire est l'art de parler et d'écrire correctement. Il n'est rien de plus admirable en soi-même, ni qui mérite davantage notre attention, que le double présent que Dieu nous a fait de la parole et de l'écriture. Nous en faisons un continuel usage sans presque jamais y réfléchir, et sans considérer les merveilles étonnantes que l'une et l'autre renferment. La parole fait un des plus grands avantages de l'homme, audessus de tous les autres animaux. Elle est une des plus grandes preuves de la raison; et l'on peut dire que c'est la parole qui la met le plus en évidence. Mais par quel art ingénieux se produitelle! et combien faut-il que de parties différentes, au premier commandement de l'âme, se réunissent et concourent ensemble pour former la voix ! . J'ai une pensée en moi-même que je voudrais communiquer à d'autres, ou quelque doute dont je souhaiterais être éclairci : 'Bar. 2-14 et 15. rien de plus spirituel, et par conséquent de plus éloigné des sens que la pensée. Quel véhicule pourra donc la faire passer jusqu'aux personnes qui m'environnent? Si je n'en puis venir à bout, renfermé en moi-même, réduit à moi seul, privé de tout commerce, de tout entretien, de toute consolation, je souffre des tourments inexplicables. La compagnie la plus nombreuse, le monde entier même n'est pour moi qu'une affreuse solitude. La divine Providence m'a épargné toutes ces peines en attachant mes idées à des sons, et me rendant maître de ces sons par une mécanique naturelle qu'on ne peut assez admirer. Au moment même et dans l'instant précis que je veux communiquer ma pensée à d'autres, le poumon, le gosier, la langue, le palais, les dents, les lèvres, et une infinité d'organes qui en dépendent et en font partie, se mettent en mouvement et exécutent mes ordres avec une rapidité qui prévient presque mes désirs. L'air sorti de mon poumon, diversifié et modifié en une infinité de manières, selon la diversité de mes sentiments, va porter le son dans l'oreille de mes auditeurs, et leur apprend tout ce qui se passe en moi et tout ce que je veux qu'ils sachent. Pour apprendre à produire des effets si merveilleux, ai-je eu besoin de maître, de leçons, d'instruction? La nature, c'est-àdire la divine Providence, a tout fait en moi, mais sans moi. Elle a formé dans mon corps tous les organes nécessaires pour produire ces effets merveilleux, et elle les a formés d'une délicatesse qui échappe presque aux sens, et avec une variété, une multiplicité, une distinction, un art, une industrie que les naturalistes avouent être au-dessus de toute expression et de toute admiration. Ce n'est pas assez : elle nous a donné une autorité souveraine sur tous ces organes, pour qui nos simples désirs sont une voix impérieuse à laquelle ils ne résistent point, et qui lės met aussitôt en mouvement. Pourquoi ne sommes-nous pas ainsi dociles et soumis à la voix du Créateur ? La manière de former la voix renferme, comme je l'ai dit, des merveilles sans nombre. Je n'en rapporterai ici qu'une circonstance, qui fera juger des autres; elle est tirée des mémoires de l'Académie des sciences'. 'Mémoires de l'Acad. des sciences, année 1700. Dans notre gosier, et au haut de la trachée-artère, qui est le canal par où l'air entre dans les poumons et par où il en sort, est une petite fente ovale, capable de s'ouvrir plus ou moins, qu'on appelle la glotte. Comme l'ouverture de cette glotte est fort petite par rapport à la largeur de la trachée, l'air ne peut sortir de la trachée par la glotte sans augmenter extrêmement sa vitesse, et sans précipiter son cours. Ainsi, il agite violemment, en passant, les petites parties des deux lèvres de la glotte, les met en ressort, et leur fait faire des vibrations qui causent le son. Ce son ainsi formé va retentir dans la cavité de la bouche et des narines. La glotte forme les tons aussi bien que le son, et ce ne peut être que par les différents changements de son ouverture. Elle est ovale, comme je l'ai déjà dit, et capable de s'élargir jusqu'à un certain point, ou de s'étrécir, et par là les fibres des membranes qui la composent deviennent plus longues pour les tons bas, et plus courtes pour les tons hauts. On voit, par un calcul exact de M. Dodart, que pour tous les tons et les demi-tons d'une voix ordinaire, pour toutes les petites parcelles de ton dont elle peut hausser une octave sans se forcer, pour le plus ou le moins de force qu'on peut donner au son sans changer le ton, il faut nécessairement supposer que le petit diamètre de la glotte, qui est de moins d'une ligne, et qui change de longueur à tous ces changements, peut être et est actuellement divisé en 9632 parties; que même ces parties ne sont pas toutes égales, et que, par conséquent, quelques-unes sont beaucoup plus petites que la partie d'une ligne. Quel moyen que l'art des hommes pût jamais atteindre à des divisions si fines et si délicates! et n'est-on pas étonné que la nature elle-même ait pu les exécuter? D'un autre côté, il n'est pas moins surprenant que l'oreille, qui a un sentiment si juste pour les tons, s'aperçoive, pour peu que la voix détone, d'une différence dont l'origine n'est que la partie de moins d'une ligne. Cette oreille même, peut-on se lasser de considérer sa structure, façonnée d'une manière admirable pour rassembler de tous côtés dans ses cavités anfractueuses les impressions vagues et les ondulations du son, et pour les déterminer ensuite par une douce réflexion vers l'organe interne de l'ouïe? C'est aux naturalistes à développer toutes ces merveilles. Mais c'est à nous à en admirer avec reconnaissance les avantages infinis, dont nous jouissons presque à chaque moment sans y faire beaucoup de réflexion. Que serait-ce qu'un peuple de muets, réunis ensemble par l'habitation, mais qui ne pourraient se faire part de leurs pensées que par des signes et des gestes, ni se communiquer mutuellement leurs besoins, leurs doutes, leurs difficultés, leur joie, leur tristesse, en un mot tous les sentiments de leur âme, en quoi consiste proprement la vie de l'homme raisonnable? L'écriture est une autre merveille qui approche beaucoup de celle de la parole, et qui lui ajoute un nouveau prix, par l'étendue qu'elle donne à l'usage qu'on en peut faire, et par la stabilité et une sorte de perpétuité qu'elle lui procure. Cette invention a été parfaitement décrite par ces beaux vers de Lucain : Phoenices primi, famæ si creditur, ausi Mansuram rudibus vocem signare figuris ; et encore mieux rendue par cette traduction de Brébeuf, qui enchérit beaucoup sur l'original C'est de lui que nous vient cet art ingénieux C'est cette invention qui nous met en état de converser et de nous entretenir avec les absents 2, et de faire passer jusqu'à eux nos pensées et nos sentiments, malgré la distance infinie des lieux. La langue, qui est le premier instrument et le premier organe du discours, n'a point de part dans ce commerce également utile et agréable. La main, instruite par l'usage à impri 1 De Cadmus, Phénicien. 2 « Ejusdem beneficio absentibus conversamur; et qui multorum dierum itinere distamus, atque immensis mansionum spatiis et intervallis sejungimur, ingeniorum concepta et animorum sententias nobis invicem per manus transmittimus. Et lingua quidem, quæ primarium orationis organum est, otiosa cessat. Sermoni autem dextra ancillatur, quæ, calamo arrepto, quod nobis cum amico transigendum erat negotium, papyro aut chartæ inscribit; et ser-, monis vehiculum est, non os, nec lingua sed manus, quæ longi temporis usu artem exercuit, et elementorum compositionem seu structuram probe edocta est. » (THEODORET, de Provid. orat. 4.) mer sur le papier des caractères sensibles, lui prête son ministère, se rend son interprète, toute muette qu'elle est, et devient en sa place le véhicule de la parole. C'est à cette même invention, comme le remarque encore Théodoret, dont je viens de citer les paroles, que nous sommes redevables du riche et inestimable trésor des écrits qui sont parvenus jusqu'à nous, et qui nous ont donné la connaissance, non-seulement des arts, des sciences et de tous les faits passés, mais, ce qui est infiniment plus précieux, celles des vérités et des mystères de la religion. Est-il aisé de comprendre comment les hommes ont pu composer, de vingt-cinq ou trente lettres tout au plus, cette infinie variété de mots qui, n'ayant rien de semblable en eux-mêmes à ce qui se passe dans notre esprit, ne laissent pas d'en découvrir aux autres tout le secret, et de faire entendre à ceux qui n'y peuvent pénétrer tout ce que nous concevons et tous les divers mouvements de notre âme? Transportons-nous en esprit dans ces pays où l'invention de l'écriture n'a point pénétré, ou n'est point mise en usage : quelle ignorance ! quelle grossièreté ! quelle barbarie sont-ce des hommes? On peut consulter la savante dissertation de M. Fréret sur les Principes de l'art d'écrire ' : elle renferme une infinité de choses très-curieuses. Ne rougissons pas de l'avouer, et rendons un juste hommage de reconnaissance à celui à qui seul nous sommes redevables du double bienfait de la parole et de l'écriture. Il n'y avait que Dieu qui pût apprendre aux hommes à établir certaines figures pour être les signes de ces sons. Voilà quel est le premier objet de la grammaire, qui est, comme je l'ai déjà dit, l'art de parler et d'écrire correctement. Elle était infiniment plus estimée, et cultivée avec beaucoup plus de soin chez les Grecs et chez les Romains que parmi nous, où elle est tombée dans un grand mépris, et presque généralement négligée. Cette différence de sentiments et de conduite sur ce point vient de ce que ces deux nations donnaient un temps considérable et une application particulière à l'étude de leur propre langue, au lieu qu'il est très-rare que nous apprenions la nôtre par principes, Mémoires de l'Acad. des inscriptions, tome VI. 1 |