province infortunée! » C'est Juvénal qui l'a dit. Voici, au reste, une anecdote qui rend croyable ce tombeau de Pallas, respecté plus que ne l'ont été les statues de César, et Rome entière portant ses condoléances au délateur Régulus frappé d'une peine infamante. C'était à la table de Nerva, brave soldat, digne empereur : on parlait des terreurs du règne passé; et, entre autres délateurs, on vouait à l'exécration, un certain terroriste nommé Catulus Messalinus, le Marat de ce temps-là, aussi laid que Marat, un tigre; en perdant la vue, il avait redoublé de férocité: il ne connaissait ni l'honneur, ni la honte, ni la pitié; il était, entre les mains de Domitien, comme un poignard, trempé dans les poisons de Locuste.-Qu'en pensez-vous? disait Nerva, et si Messalinus était encore de ce monde, qu'en aurait-on fait? Le flatteur Vejento, parasite de son métier, était auprès de l'empereur; penché sur son sein, il allait répondre par quelqu'une de ces adulations qui ont fait de ce Vejento un homme fameux; mais Junius Mauricus, homme ferme et sévère, coupant la parole à Vejento: << Par Jupiter, dit-il à Nerva, si ce Messalinus était vivant, il souperait avec nous!» Horrible anecdote; on rencontre sa pareille dans l'histoire de toutes les guerres civiles : tristes détails, ils représentent, mieux que ne ferait l'histoire, cette fatale indifférence des hommes pour l'infamie, pour la gloire, pour le vice, pour la vertu! Bourreaux d'hier, tâchez de ne pas mourir demain ; les enfants de vos victimes souperont chez vous, dans huit jours! Nous sommes entrés dans ces longs débats, qui tou chent de si près à la littérature, à la politique des derniers Romains, pour montrer comment, dans cette Rome encore éclairée des grandes lueurs du siècle d'Auguste, le talent de l'écrivain, du poëte, de l'orateur, n'obtenait, dans la communauté romaine, une influence légitime que si ce talent, bien reconnu, se mêlait, à l'administration des affaires.-Quant à l'écrivain que sa mauvaise fortune tenait isolé des forces qui régnaient alors, ce n'était plus qu'un esprit déplacé, dont on ne savait que faire, à moins d'en faire un bouffon, comme Martial; et véritablement on ne savait quelle place leur assigner, dans une société positive, où les rangs étaient désignés à chacun; en un mot, on ne comprenait pas cette séparation des lettres et des armes, des lettres et de la politique. La rêverie, une invention toute moderne n'était pas encore acceptée, et quiconque se fût retiré de la vie active, sous le frivole prétexte d'écrire un poëme,eût mérité une mauvaise note des censeurs. C'est si beau, d'ailleurs, cette étroite alliance des belles-lettres et des affaires! Nous lui devons, dans les temps passés, Xénophon, Annibal, César, Cicéron, Auguste, Mécène, Pline, Antonin, Marc-Aurèle, chefs des nations, et, dans une époque moins reculée, Charlemagne, Richelieu, le chancelier de l'Hospital, d'Aguesseau, M. de Lamartine, M. Thiers, M. Guizot. Chez ces grands Romains, plus la dignité était grande, plus les études étaient complètes; l'éloquence et tout ce qui tient aux arts de la parole était un devoir des empereurs. Il appartient aux Césars, disait le maître de « Marc-Aurèle à son disciple1, de soutenir dans le sénat, « les intérêts publics: soumettre au peuple assemblé << la plupart des affaires, expédier sans relâche des « lettres par toute la terre, convoquer à son tribunal « tous les rois, réprimer par des édits les torts des << alliés, louer les bonnes actions, enchaîner la sédition, << épouvanter l'audace... Eh bien! tous ces labeurs << du prince, ils sont accomplis par la parole.... et tu ne << voudrais pas cultiver cette puissance qui doit te servir, << en des occasions si nombreuses et si grandes? - Com«ment respecter celui dont on se moque à son premier << discours, et qu'on méprise quand il a parlé? » On comprend que ces hommes, avides de renommée, ambitionnaient la gloire et les travaux de l'éloquence. Cette préoccupation de l'éloquence est si grande, que c'est la seule raison qui pousse les historiens à écrire ces merveilleuses harangues qui bientôt, par une illusion irrésistible finissent par faire un seul et même corps avec l'histoire, à ce point que nous sommes certains aujourd'hui que Catilina a harangué ses complices avant de mourir, et qu'on ne sait plus, ou, pour mieux dire, on ne veut pas distinguer les lettres qui ont été véritablement écrites, par les héros de l'histoire, de celles que l'historien leur a prêtées.-Lisez, dans Thucydide, la lettre de Nicias'; dans Salluste3, les lettres admirablement ou 1. Lettres de Fronto, t. II, p. 1, vous lirez une très-belle lettre sur l'éloquence, mais tronquée et mutilée par le temps. 2. Thucydide, Lettre III, § 11. 3. Salluste, Histoire, liv. IV. trageantes de Mithridate au satrape Arsace; vous y trouverez ce fier passage des Romains grands par nos fautes: illorum fortuna vitiis incolumis. La lettre de Cnéius Pompée au sénat qui oublie de payer son armée; l'imprécation d'Adherbal, assiégé dans Cirta, autant de chefsd'oeuvre d'historiens habiles et tout-puissants, qui savent, par l'expérience de la sagesse, que, même parmi les dieux, l'honneur des dieux muets n'est pas égal aux respects que les hommes portent aux dieux qui témoignent de leur divinité par leurs oracles... Pline obéit à cette loi, à cette passion de la nation porte-toge. Ses maîtres, sa jeunesse, ses habitudes, ses amitiés, son ambition, sa vie entière, sont tournés du côté de l'éloquence. Pas un des hommes qui l'entourent ne s'est soustrait à cette passion du bien-dire1. L'autre jour Pline a rendu les derniers devoirs à Virginius Rufus, deux fois consul; sur les cendres de ce vieillard de quatrevingt-trois ans, il célébrait le rare bonheur d'avoir entendu lire, avant de mourir, plusieurs poëmes et plusieurs histoires à sa louange 2! A ses yeux, ces louanges de la poésie et de l'histoire effacent, et bien au delà, les parfums et les couronnes d'or des funérailles de Sylla, ou les vingt-deux mille tables, servies au triomphe de César! Si notre Pline est attaché à son ami Arianus Maturius, 1. Dans Athènes, un Grec, qui avait battu Périclès, appelait Périclès: « Son vainqueur. » Comment donc ? disait-on à ce général, mais vous avez battu Périclès deux fois! C'est vrai, dit le Grec, je me bats mieux que mon vainqueur, mais il parle mieux que moi! 2. Lettres de Pline, liv. Il, lettre 1. c'est que son goût a dirigé ses études; du second ordre, il le fait passer au sénat. S'il dote le fils de Rusticus Arulénus, comme il a doté la fille de Quintilien : « par l'avance de ses louanges, Arulénus m'a appris à mériter les éloges de l'avenir. » Il est lié avec Maxime d'une grande amitié, pour l'avoir entendu parler, en grec, aux écoles d'Athènes : « On croyait entendre Callimaque ! Mais quel bonheur, pour un citoyen de Rome, de parler le grec aussi bien qu'un Athénien ! » Les Romains lettrés aimaient la Grèce comme une seconde patrie; Athènes était la grande école de la science, de la poésie, de la philosophie et du savoir-vivre. En ces lieux chers à Minerve, ils avaient appris à combattre avec la parole puissante de Platon; on y lisait les poëmes d'Homère ou d'Hésiode, avec le culte des livres qui contenaient l'histoire des dieux, mêlée à l'histoire des hommes. A dix-huit ans, pour un Romain de bonne maison, Hésiode était un prêtre, Homère était un dieu! Ne pas savoir la langue de ces Grecs, l'honneur de la race romaine, était une aussi grande honte que d'ignorer la langue de Virgile ou d'Horace; on disait, pour dire un malôtru : Il ne parle ni grec ni latin! Depuis Sylla, qui l'avait épargnée par un sentiment de piété filiale, Athènes était restée honorée des Romains. Alma mater ! Au milieu de tant de cités ruinées, la grande cité avait conservé son Parthénon, son Lycée et son Portique!-Tous les Romains ont partagé cet enthousiasme ingénu pour l'asile sacré et charmant de leurs jeunes années. Cicéron est rempli de l'éloge d'Athènes, |