et la délicatesse du sentiment. Comme le dit Voltaire, <«< ces naïvetés qu'on appelait négligences, sont liées «< à des beautés réelles. » Mais l'esprit satirique n'y regarde pas de si près. C'était une trop bonne fortune de pouvoir critiquer le style d'un poëte à qui, sur ce point, ses adversaires mêmes rendaient hommage. Du moins, ces attaques étaient de bonne guerre, et Racine a pu en profiter. Mais que dire d'une autre manœuvre racontée par Voltaire? Il a vu, dit-il, autrefois, une tragédie de Saint Jean Baptiste, supposée antérieure à Bérénice, et dans laquelle on avait inséré une tirade (1) de cette pièce pour faire croire que Racine l'avait volée. « Cette supposition maladroite était, <«< ajoute-t-il, assez démentie par le style barbare du << reste de la pièce; mais ce trait suffit pour faire voir <«< à quels excès se porte la jalousie, surtout quand il <«< s'agit de succès de théâtre. » Ainsi, tous les expédients furent bons aux adversaires de Racine; sa renommée croissante ne découragea pas leur haine, et la tragédie de Bajazet nous les montrera renforcés d'un nouvel auxiliaire, Visé, et d'un nouveau moyen de publicité, le Mercure galant. (1) Act. IV, sc. 1. CHAPITRE V. BAJAZET (4 ou 5 janvier 1672). Grand succès de la tragédie. Sentiment de Corneille. Compte rendu et critique de Visé dans le Mercure galant ; Réponse de Racine dans sa première de Robinet. et sa deuxième préface. Jugement de madame de Sévigné après la représentation et après l'impression de la pièce. Le succès de la tragédie de Bajazet ne fut pas moins éclatant que celui de Bérénice. Dès son apparition, elle fit grand bruit : ce fut l'affaire importante des premiers mois de l'année nouvelle; toute la cour, et comme dit madame de Sévigné, « tout le bel air » se pressa longtemps pour la voir au théâtre de l'hôtel de Bourgogne. Elle eut des admirateurs enthousiastes, tels que M. de Tallard, qui proclamèrent l'immense supériorité de Racine sur tous ses rivaux, et même sur Corneille. Les témoins les plus mal disposés pour le poëte sont forcés d'avouer la popularité de la tragédie. Visé, qui commençait à publier son Mercure, rendit compte dans sa lettre du 9 janvier, de cette représentation trop importante pour être omise. Bien décidé à contester le mérite de la pièce, il débute néanmoins par ces lignes : «On représenta ces jours passés sur le théâtre de l'hô tel de Bourgogne une tragédie intitulée Bajazet, et « qui passa pour un ouvrage admirable. » On voit que l'auteur tient à rester en dehors de cette opinion qu'il rapporte; mais, du moins, il ne la nie pas, et, plus loin, il dira encore sur ce ton d'ironie amère qui règne dans tout l'article: « Le mérite de l'auteur est si grand «< qu'on ne peut trouver de place sur le Parnasse aujourd'hui digne de lui être offerte. » Le témoignage de Robinet n'est pas moins formel ་་ 16 janvier il annonce Que Bajazet à turque trogne Triomphe à l'hôtel de Bourgogne. dans sa lettre du et il ajoute, sur la foi de la renommée, car il n'a pas encore vu la pièce, que Racine A fait un spectacle pompeux, Le plus beau qui soit sous les cieux. Enfin madame de Sévigné écrit le 13 janvier à sa fille : « Racine a fait une pièce qui s'appelle Bajazet, et « qui lève la paille; vraiment elle ne va pas en empi«rando comme les autres. » (Elle entend sans doute par les autres Britannicus et Bérénice, tragédies qu'elle juge très-inférieures à Andromaque.) Puis elle rapporte à sa fille le jugement de M. de Tallard : « Voilà ce qui s'appelle bien louer, ajoute-t-elle. Nous en jugerons << par nos yeux et nos oreilles: Du bruit de Bajazet mon âme importunée (1) «< fait que je veux aller à la comédie. Enfin nous en ju<<< gerons. >> On comprend que cet enthousiasme, quelquefois si peu mesuré, ait jeté dans un excès contraire les partisans de Corneille, et qu'il leur ait été difficile de rendre bonne et impartiale justice à une œuvre dont les panégyristes avaient tant de passion. Le jugement de Corneille, colporté par Segrais, servit à Visé et à Robinet comme de mot d'ordre pour critiquer la tragédie. On se rappelle que le vieux poëte avait dit à son ami pendant la représentation de Bajazet : « Il n'est pas un seul per<«<sonnage qui ait les sentiments qu'il doit avoir et que <«<l'on a à Constantinople: ils ont tous, sous un habit <«turc, les sentiments qu'on a au milieu de la France. » C'est sur ce texte que tous les adversaires de Racine ont fondé leur critique; ils n'ont fait tous que l'étendre et le commenter. Le persiflage de Visé commence par là: « Le sujet de cette tragédie est turc, dit-il, à ce que << rapporte l'auteur dans sa préface. » Or, comme la pièce de Racine n'était pas encore publiée, la phrase de Visé est une épigramme. Le moyen de discerner le sujet de cette œuvre prétendue historique, sans le témoignage formel du poëte? Mais Visé ne se contente pas de ce trait malin: il conteste toutes les données de la tragédie; il accuse Racine d'avoir imaginé le (1) Alexandre, 1, sc. 2: Du bruit de ses exploits mon âme importunée. personnage de Bajazet, d'avoir dénaturé tous les faits, et il prend soin de venger la vérité historique si impudemment outragée par le poëte. « Voici en <<< peu de mots, dit-il, ce que j'ai appris de cette his«toire dans l'historien du pays, par où vous jugerez « du génie admirable du poëte, qui, sans en prendre « presque rien, a su faire une tragédie si achevée. »> Encore de l'ironie! Mais c'est le ton habituel de Visé quand il fait à Racine l'honneur de juger ses œuvres ; il réserve la critique sérieuse pour des écrivains de plus de valeur, pour Boyer, par exemple, et pour l'abbé Cotin. Il rétablit donc avec beaucoup de soin et d'étendue les événements altérés dans la tragédie. Il démontre qu'Amurat avait trois frères quand il partit pour le siége de Babylone, qu'il en fit étrangler deux, dont aucun ne s'appelait Bajazet, et que le troisième, Ibrahim, fut sauvé de sa fureur parce que le sultan n'avait pas d'enfant pour lui succéder. Quant à la sultane favorite, elle accompagna le grand seigneur dans son voyage, et le grand-visir, Mehemet-Pacha, assista aussi au siége de Babylone. Visé ne cache pas la source où il a puisé ces précieux renseignements: « Il les a <«<vus, dit-il, dans une relation faite par un Ture du «< sérail, et traduite en français par M. du Loir, qui <«< était alors à Constantinople. » Il a bien le droit d'ajouter: « Cependant, l'auteur de Bajazet fait demeurer ingénieusement le grand-visir dans Constantinople <«<sous le nom d'Acomat, pour favoriser les desseins de « Roxane, qui se trouve dans le sérail de Byzance, |