O TOI, de tous les biens le plus cher à mon cœur, Qui m'adoucis les maux, m'embellis le bonheur, Dont la raison aimable et la sage folie, Quand du crime légal les sanglants attentats Jetaient autour de nous les ombres du trépas, M'ont tant de fois, dans ma mélancolie, Consolé de la mort et presque de la vie! Reçois l'hommage de ces vers, Douce distraction de mes chagrins amers. A qui de mon plus cher ouvrage Plus justement pouvais-je offrir l'hommage?
Le sujet t'avait plu, ma Muse l'embrassa, Et cet ouvrage commença.
(Que cette époque m'intéresse!)
Le jour même où pour toi commença ma tendresse Ce jour, un seul regard suffit pour m'enflammer; Car te montrer c'est plaire, et te voir c'est t'aimer. O par combien de douces sympathies Nos ames étaient assorties!
Pour le malheur même pitié,
Même chaleur dans l'amitié, Pareil dédain pour la richesse,
Pareille horreur pour la bassesse,
Mêmes soins du présent, même oubli du passé,
Dont bientôt de notre mémoire
Tout, hormis tant d'amour, peut-être un peu de gloire,
Va pour jamais être effacé.
Dans les revers même constance,
Surtout la même insouciance
De l'impénétrable avenir:
Que dis-je? avec la mort et sa lugubre escorte De loin je crois le voir venir:
Déjà l'essaim des Maux vient frapper à ma porte; Le Temps, dont je ressens l'affront, Déjà sur moi portant ses mains arides, De ses ineffaçables rides
Laboure mon visage et sillonne mon front. Qu'importe, și je puis, dans mon heureuse ivresse, Reprendre quelquefois et ma lyre et mes chants ? Mais je n'ai plus ces sons touchants Qu'embellissait encor ta voix enchanteresse. Jadis mes vers présomptueux
Chantaient de l'univers les nombreux phénomènes, Les frais vallons, les monts majestueux,
Des bataillons armés le choc tumultueux, Des volcans embrasés les fureurs souterraines,
Et le volcan bien plus impétueux De nos discordes inhumaines. Quelquefois déployant de plus riantes scènes, Je prêtais aux jardins de plus riches couleurs, Je guidais un ruisseau, je plantais un bocage, Et des austères lois, de leur vieil esclavage, J'affranchissais les bois, j'émancipais les fleurs; D'autres fois, dans la paix des domaines champêtres, Poète du hameau, j'enseignais à leurs maîtres L'art d'y nourrir l'antique honneur, De vivre heureux où vivaient leurs ancêtres, Et de répandre autour d'eux leur bonheur; Mais aujourd'hui, des arts, de la nature,
Vainement j'oserais essayer la peinture, Sur mes yeux se répand un nuage confus, Et comment peindre encor ce que je ne vois plus? Le dieu brillant du jour et de la lyre, Qui rarement daigne encor me sourire, N'est plus pour moi, dans ce triste univers, Le dieu de la lumière, hélas! ni des beaux vers. Les Muses à mes vœux autrefois si dociles, Quand jeune encor je vivais sous leur loi,
Se montrent déjà difficiles, Même quand je chante pour toi, Déjà de mon aride veine
Les nombres cadencés ne coulent qu'avec peine : Écoute donc, avant de me fermer les yeux, Ma dernière prière et mes derniers adieux; Je te l'ai dit: au bout de cette courte vie, Ma plus chère espérance et ma plus douce envie,
C'est de dormir au bord d'un clair ruisseau, A l'ombre d'un vieux chêne ou d'un jeune arbrisseau : Que ce lieu ne soit pas une profane enceinte, Que la religion y répande l'eau sainte, Et que de notre foi le signe glorieux,
Où s'immola pour nous le Rédempteur du monde, M'assure, en sommeillant dans cette nuit profonde, De mon réveil victorieux.
Là, quand le ciel voudra que je succombe, Dans le repos des champs place mon humble tombe; Tu n'y pourras graver ces titres solennels Qui survivent aux morts, et qu'au sein des ténèbres Emporte dans l'horreur de ses caveaux funèbres L'incorrigible orgueil des fragiles mortels :
Au lieu de ces honneurs suprêmes, Du néant vaniteux emphatiques emblêmes,
Place sur mon tombeau quelqu'un de ces écrits Que ton goût apprécie et que ton cœur inspire, Que tu venges par un souris Des insultes de la satire.
Quand le céleste Raphaël,
Aux pieds de l'Éternel pour chanter ses louanges Alla se réunir à ses frères les anges,
Et retrouver ses modèles au ciel,
Sur la tombe précoce où périt son jeune âge, Il ne reçut point en hommage
Ces nobles attributs, ces brillants écussons Qui d'une race illustre accompagnent les noms; Mais ce tableau fameux, son plus sublime ouvrage, Du Christ transfiguré majestueuse image, Par la force et l'audace aux Romains enlevé, Et de ses derniers jours chef-d'œuvre inachevé. Quel ornement pompeux, quelle riche hécatombe • Eût égalé des tributs si flatteurs!
Un si touchant trophée attendrit tous les cœurs, Et la Gloire, en pleurant, lui vint ouvrir sa tombe:
Je suis bien loin d'avoir les mêmes droits; Mais lorsque de la mort j'aurai subi les lois, Pour rendre hommage à ma cendre muette, Sur mon cercueil arrosé de tes pleurs,
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