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Lorsque les plus légers soucis des grands sont exagérés ; quand des voix tragiques détaillent leurs peines avec toute la pompe de l'éloquence, les misères du pauvre sont vouées à l'oubli. Cependant quelques êtres de la dernière classe du peuple endurent, dans un seul jour, plus de tourmens véritables, que ceux d'un rang élevé n'en souffrent pendant toute leur vie. On ne pourrait nombrer les privations dont la foule de nos marins et de nos soldats sont accablés, sans laisser entendre le moindre murmure, ni témoigner le moindre regret; sans déclamer contre la Providence, ni mettre en spectacle leur étonnante fermeté. Chaque jour est pour eux un jour de misère, et cependant ils subissent leur mauvais sort sans se plaindre.

Avec quelle indignation j'entends les doléances d'un Ovide, d'un Cicéron, d'un Rabutin, dont les plus vifs regrets furent de ne pouvoir habiter une partie du globe, à laquelle ils avaient follement attaché des idées de bonheur ! De tels chagrins comparés à l'infortune sou laquelle, chaque jour, se courbe le pauvre sans gémir, étaient de véritables jouissances. Ils mangeaient, buvaient et dormaient. Des gens s'empressaient à les servir; leur existence était assurée, tandis qu'une foule de leurs semblables sont contraints d'errer sans consolatiou, sans appui, et même sans abri contre la rigueur des saisons.

Ces réflexions m'ont été suggérées ces jours derniers par la rencontre fortuite d'un malheureux que j'avais connu dès son enfance. Vêtu en matelot, une jambe de bois le recommandait à la compassion publique dans un des passages de la ville. Je me rappelai qu'il était labo-, rieux et honnête pendant son séjour à la campagne, et je fus curieux d'apprendre ce qui l'avait réduit à une telle misère. Après quelques légers secours, je lui témoignai

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le desir d'entendre le récit de sa vie, et des revers qu'il paraissait avoir éprouvés. Cet homme, soldat invalide, sous le costume de marin, frotta sa tête, et s'appuyant sur sa béquille, disposa sa réponse. Voici les détails qu'il me donna ; c'est lui qui parle :

« Je ne prétends pas avoir été plus malheureux qu'un autre; car, à l'exception de la perte de ma jambe, et de la nécessité où je suis de demander ma subsistance, je n'ai, grace à Dieu, aucun sujet de plainte. Je connais Tibbs, de notre régiment, il a perdu ses deux jambes et un œil; graces au ciel, je n'ai pas été aussi maltraité que lui,

:

» Je suis né dans le Shropshire. Mon père était manouvrier il me laissa orphelin à l'âge de cinq ans, et je restai à la charge de la paroisse; mais comme mon père avait toujours été errant, les paroissiens ne purent indiquer celle à qui j'appartenais, ni celle joù j'étais né, en sorte que je fus envoyé à une autre, et celle-ci me renvoya à une troisième. Je crus de bonne foi que leur intention était que je n'appartinsse à aucune. J'en trouvai cependant une compatissante, où je fus gardé; et comme je me sentais quelque goût pour l'école, je résolus d'apprendre à lire. Mais le chef de la maison de travail me mit le maillet à la main dès que je pus en faire usage. Pendant cinq ans ma vie fut assez tranquille; nous ne travaillions que dix heures par jour; la nourriture était proportionnée au travail. A la vérité on ne souffrait pas que je sortisse des ateliers, dans la crainte, disait-on, qu'il ne m'arrivat quelqu'accident. A cela près, j'avais la liberté de parcourir tout l'édifice, ainsi que la cour de devant, et c'était assez pour moi.

On ne tarda pas à me placer chez un laboureur, où il fallait se lever dès le matin, et se coucher tard; mais je

mangeais et je buvais fort bien; en sorte que j'étais exact à mes occupations, quand la mort du fermier me réduisit à mes propres conseils, et je me déterminai à chercher fortune.

Ce fut alors que j'errai de ville en ville, vivant de mon travail, et jeûnant à défaut d'ouvrage; lorsqu'un jour, traversant l'arrondissement d'une justice de paix, j'aperçus un lièvre qui vint à ma portée croiser mon chemin. Je crois que ce fut le diable qui me mit en tête de frapper T'animal. Devincz ce qu'il en arriva? D'un coup de bâton je tuai le lièvre, et je l'emportais quand les gardes accou rurent tout-à-coup, me traitèrent de braconnier, de fripon, me prirent au collet, m'ordonnèrent de déclarer mon nom et mon domicile. Je tombai sur mes genoux ; je demandai grace à leurs seigneuries, et commençai à rendre compte de mes parens, de ma famille, et de tout ce que je savais de ma généalogie. Quoique mon récit fût sincère, la justice soutint que je mentais. Je fus donc cité à l'audience, convaincu du crime de pauvreté, envoyé à Newgate à Londres, pour de là être transporté comme vagabond.

Que l'on dise tout ce que l'on voudra des prisons; pour moi je trouvai que Newgate était la meilleure maison que j'eusse encore habitée ; je mangeais et je buvais à volonté, sans rien faire. Cette vie était trop bonne pour durer longtemps. Aussi, après six mois de réclusion, je fus embarqué sur un bon vaisseau avec plus de deux cents camarad es, et nous partîmes pour les colonies.

Notre traversée n'eut rien de remarquable. Ayant été mis tous à fond de cale, plus de cent d'entre nous périrent par l'effet du mauvais air; et Dieu sait quels maux éprouvèrent ceux qui survécurent. Quand nous fûmes débarqués, on nous vendit aux colons, et je fus engagé pour

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sept ans. Comme je ne pouvais assembler deux lettres, on m'associa aux nègres, et je montrai toute l'ardeur qu'on pouvait exiger de moi.

Mon temps expiré, je fus employé à bord d'un vaisseau, et je gagnai ainsi mon retour en Angleterre. Joyeux de revoir mon cher pays, parce que je l'ai toujours aimé, je n'avais qu'une crainte, celle d'être traduit de nouveau comme vagabond. Aussi ne me souciai-je pas d'aller encore habiter la campagne : je demeurai aux environs de la ville, où je cherchai à mettre quelques journées à profit.

Je vivais ainsi heureux, lorsqu'un soir revenant au logis, deux hommes me saisissent et me renversent. Je ne pus leur échapper. Ils exerçaient la presse, et m'amenėrent devant la justice. Dans l'impossibilité où j'étais de rendre un compte satisfaisant de mon existence, j'ens le chois ou de m'embarquer sur un vaisseau du roi, ou de m'enrôler au service de terre. Je pris ce dernier parti, Dans le poste des braves, je fis deux campagnes en Flandre. Je me trouvai à la bataille de Val et de Fontenoy. Je ne reçus qu'une blessure, ici sur la poitrine; mais le chirurgien de notre régiment m'eut bientôt guéri.

La paix signée, l'on me renvoya. Cependant les suites de ma blessure m'empêchaient de travailler, et je résolus de servir la compagnie des Indes orientales. Je me mesurai contre les Français en six batailles rangées; et je crois vraiment que si j'eusse su lire et écrire, mon capi. taine m'aurait fait caporal. Ma bonne étoile ne me destinait pas d'avancement, car aussitôt je tombai malade, et j'obtins la permission de retourner dans mon pays, avec quarante francs en poche. C'était au commencement de la guerre présente ; j'espérais être débarqué, et avoir le plaisir de dépenser, mon argent; mais le roi manquait d'hom

mes, je fas pressé, employé comme matelot avant d'avoir mis pied à terre.

Dieu sait'si je suis marin! Le bosseman trouva que j'étais difficile à conduire. J'entendais assez bien le métier, disait-il, mais, 'étais plus paresseux qu'un juif, et il me frappait impitoyablement. Je conservais toutefois mes quarante livres ; cet argent me consolait; je l'aurais gardé jusqu'à ce jour, sans un vaisseau français qui nous a enlevé, et j'ai tout perdu.

Nous fùmes conduits à Brest, où plusieurs d'entre nous périrent, parce qu'ils n'étaient pas habitués à vivre dans les prisons. Quant à moi, ce séjour ne m'incommoda point; j'étais depuis long-temps acclimaté. Une nuit que je dormais profondément sur les planches, couvert de ma bonne couverture, car j'ai toujours aimé les petites jouissances, je fus éveillé par le bosseman, qui, la lanterne en main, me dit : « Jack! veux-tu faire sauter la cervelle >> aux factionnaires ? Je n'ai jamais refusé un coup de » main, répondis-je en me frottant les yeux. Eh bien! >> suis-moi, reprit le bosseman, nous aurons beau jeu. » Je me levai, nouai ma couverture autour de moi, car je n'avais pas d'autre vêtement, et je le suivis. Je hais les Français, parce qu'ils portent des sabots.

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Quoique sans armes, la confiance en nos forces nous rassura. Nous courûmes à notre porte, gardée par deux sentinelles; nous nous précipitâmes sur les deux hommes; après les avoir désarmés et renversés, neuf d'entre nous coururent sur le quai, et le premier bateau nous servit à gagner la mer. Au troisième jour de navigation, nous fumes recueillis par un armateur de Dorset, qui, charmé d'un tel renfort, nous admit à partager sa fortune. Mais elle ne nous servit pas aussi bien que nous l'espérions. Trois jours après, nous rencontrâmes le corsair.

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