républicain : en caressant les Rois, c'est elle qui a le plus ébranlé le trône : ce n'étoit pas le but qu'on lui avoit marqué, ni celui qu'elle avoit ; c'est celui qu'elle a rempli; et cette influence a été l'effet nécessaire quoique très imprévu, de plusieurs circonstances de son institution. Par un statut ou par un usage, l'Académie Françoise étoit composée d'Hommes - de - Lettres, et de ce qu'on appeloit grands Seigneurs. Ses Membres égaux comme Académiciens, se regardèrent bientôt égaux comme hommes les futiles illustrations de la naissance, de la faveur, des décorations, s'évanouirent dans cette égalité académique; l'illustration réelle du talent sortit avec plus d'éclat et de solennité. Cette espèce de démocratie littéraire étoit donc déjà, en petit, un exemple de la grande démocratie politique. L'Académie Françoise, plus que les deux autres encore, donna un autre exemple très-contraire au régime monarchique, et qui devoit lui être très-fatal. Les éloges publics prodigués aux Rois, n'étoient accordés qu'à eux : on eût dit que la louange, cette dette de la foiblesse, de l'admiration et de la reconnoissance, ne devoit jamais être payée par les Peuples qu'à la divinité et à la royauté. L'Académie Françoise, à leur réception et à leur mort, loua publiquement et solennellement ses Membres de tout ce qu'ils avoient écrit de vrai, de tout ce qu'ils avoient fait de bien ; on entendit dans les mêmes pages, et souvent dans les mêmes lignes, l'éloge de Fénelon et de Racine à côté de celui de Louis XIV: les talens et les vertus loués comme la puissance, commencèrent donc à être regardés comme des grandeurs : en rapprochant les titres on les comparoit; en les comparant, il étoit aisé de voir quels étoient les plus légitimes et les plus beaux. L'Académie Françoise, dont les panégyriques ont été les sujets de tant de plaisanteries, ne les borna pas toujours à ses Fondateurs et à ses Membres; elle appela tout ce qu'il y avoit d'hommes éloquens dans la Nation à célébrer ses grands Hommes: le Magistrat qui avoit rendu la justice plus pure, les lois plus impartiales entre le puissant et le foible; le Guerrier qui avoit perfectionné l'art de rendre la victoire plus éclatante en la rendant moins sanglante, l'art de triompher par le génie plus que par la force; le Ministre qui, à côté du trône, avoit travaillé pour la Nation, comme s'il avoit reçu sa mission d'elle; le Poète qui, au milieu des puissantes et douces émotions de la Scène, avoit fait servir les jouissances d'un grand Peuple aux progrès de sa raison et de sa morale ; le Philosophe, dont le génie avoit cherché les lois de l'Univers, et trouvé quelques-unes des meilleures règles que l'esprit humain peut suivre dans ses recherches: tous ceux qui, dans tous les états et dans tous les genres, avoient servi avec éclat, illustré et éclairé la Nation, reçurent ses hommages dans les séances publiques de l'Académie Françoise; ce qui n'eut d'abord ce qui n'eut d'abord l'air que d'un concours d'éloquence, devint un établissement vraiment politique et national: dans ces discours, dont plusieurs offriront éternellement des modèles à avoientu l'éloquence du patriotisme, tout prit le ton simple et auguste de la Langue républicaine; là, le nom de Roi étoit rarement prononcé ; le nom odieux de Sujet, ne l'étoit jamais. Placés par les objets au milieu des plus grands intérêts de la Nation, les Orateurs ne voyoient qu'elle ne parloient qu'à elle; et comme si, par un don de prophétie accordé aux sublimes inspirations des talens, ils voyoient déjà la République, en adressant la parole aux François, déjà ils les appeloient Citoyens. Ces formes républicaines valurent à Thomas plus d'une persécution ; mais elles naissoient, comme toute son éloquence, de l'élévation de son âme et s'il étoit possible de le faire taire, il ne l'étoit pas de le faire parler autrement qu'en homme libre, qu'en Citoyen de ce Peuple si fécond en talens et que tous les talens appeloient à la jouissance de ses droits, à l'exercice de sa souveraineté. Richelieu, le vrai Fondateur de l'Académie Françoise, ne vouloit pas de maître pour lui-même; pour n'en pas avoir il le devint de son Roi. Il eut la fierté de l'orgueil; il ne pouvoit pas avoir celle de l'égalité et de la vertu. S'il avoit pu assister à l'une de ces solennités de l'Académie Françoise, sans doute il eût frémi de voir son ouvrage à ce point éloigné du but pour lequel il l'avoit créé : son but, cela est très-probable, n'avoit rien de politique; il n'étoit que littéraire. Richelieu avoit la prétention de bien parler et de bien écrire : il institua l'Académie Françoise pour veiller à la pureté de la Langue, pour en faire le Dictionnaire : Richelieu ne songeoit à faire ni des Monarchistes ni des Républicains; il songeoit à faire des Puristes ; et cela prouve qu'il ne connoissoit pas plus ce que doit être un Dictionnaire, qu'il ne savoit ce qu'est une Nation. Pour savoir ce que doit être un Dictionnaire, il eût fallu savoir ce que sont les Langues; et au siècle de Richelieu, parmi les Philosophes même de toute l'Europe, il n'y en avoit peut être pas deux qui le soupçonnassent. Hobbes est celui qui paroît avoir le mieux connu cette époque, la nature des Langues et leurs rapports avec la nature de l'esprit humain. A la naissance de l'Académie Françoise, on ne croyoit, en général, un Dictionnaire destiné et utile qu'à deux choses: quand on veut apprendre une Langue ancienne ou étrangère, à vous faire trouver,. à côté l'un de l'autre, les mots équivalens ou correspondans de la Langue qu'on sait, et de la Langue qu'on étudie; et quand on veut acquérir la certitude de parler et d'écrire sa propre Langue avec pureté et élégance, à mettre sous vos yeux tous les mots de votre Langue en ordre alphabétique, avec la définition de leur valeur, de leur sens avec des exemples de l'usage qu'on en fait dans les bons Livres et dans le beau monde. Ce sont deux espèces de Dictionnaires. La première espèce étoit à l'usage des Enfants et des Savans ; la seconde servoit surtout aux Gens de Province, qui avoient l'ambition d'écrire et de parler comme à Paris, et aux Puristes de tous les Pays, pour terminer, par une autorité, leurs scrupules et leurs disputes sur l'usage des mots et des phrases de la Langue. Depuis, les Langues ont été considérées sous des points de vue plus philosophiques; et les bons Dictionnaires, qui sont les archives des Langues, sont devenus des ouvrages plus difficiles et plus importans. On a vu, depuis, que les mots ne nous servoient pas seulement, comme on le croyoit, à nous communiquer nos pensées, mais qu'ils nous étoient nécessaires pour penser; on en a conclu qu'il ne falloit pas s'occuper seulement des usages très - divers qu'on en faisoit mais de l'usage constant qu'on en devoit faire : on en a conclu qu'il ne falloit pas consulter le beau langage du beau monde, comme une autorité qui décide ou tranche tout; parce que le beau monde pense et parle souvent très-mal; parce qu'il laisse périr les étymologies et les analogies; parce qu'il ferme les yeux aux sillons de lumière que tracent les mots dans leur passage du sens propre au sens figuré; parce qu'enfin la différence est extrême entre le beau langage formé des fantaisies du beau monde , qui sont très-bizarres, et le bon langage, composé des vrais rapports des mots et des idées, qui ne sont jamais arbitraires : on en a conclu encore que la vraie Langue d'un Peuple éclairé n'existe réellement que dans la bouche et dans les écrits de ce petit nombre de personnes qui pensent et parlent avec justesse; qui attachent constamment les mêmes idées aux mêmes mots; qui, guidés par un sentiment exquis, plus que par une érudition pénible, éclairent tous leurs discours de toute la lumière des étymologies, des analogies, et de ces figures du langage, de ces tropes, qui font sortir avec éclat tous les traits et tous les contours de la pensée. En puisant dans ces sources les Auteurs d'un Dictionnaire ne sont pas seulement utiles à ceux qui n'ont d'autre prétention que de parler et d'écrire purement et correctement une Langue; ils le sont à la Langue elle-même ; ils le sont au bon sens et à la raison de tout un Peuple. Ces deux assertions pourront surprendre, la dernière surtout. Elles sont pourtant d'une vérité assez simple, pour être rendues facilement évidentes, et en peu de mots. 1 Une Langue, comme l'esprit du Peuple qui la parle, est dans une mobilité continuelle dans ce mouvement, qui ne peut jamais s'arrêter : elle perd des mots, elle en acquiert. Quelquefois ses pertes l'enrichissent, et ses acquisitions la défigurent: quelquefois ses pertes sont réellement des pertes; et ce qu'elle acquiert n'est pas une richesse : quelquefois elle se perfectionne également par les mots qu'elle adopte, et par les mots qu'elle rejette. Dans le premier cas, le bien et le mal se compensent; dans le second, il n'y a que du mal; dans le troisième, il n'y a que du bien. C'est cette troisième direction qu'il faut donner aux changemens d'une Langue, pour que tous ses changemens soient ou des progrès, ou des perfectionnemens ; et cette direction constante elle ne peut la recevoir que d'un Dictionnaire, fait suivant les vues et dans le plan dont nous avons parlé. Un tel Dictionnaire en effet, en même temps qu'il devient un dépôt de tous les mots de la Langue, en fait la revue. En déterminant les acceptions que l'usage le plus général leur a données, il prononce ou il indique le jugement qu'il faut porter de cet usage: il apprend à distinguer les cas où l'usage a eu raison, et les cas où il a eu tort. De. tant de cas particuliers, où l'on voit la marche de l'usage, on ne tarde pas à remonter aux causes les plus générales qui tantôt ont égaré l'usage, commet tantôt l'ont bien guidé. L'usage, qu'on a si souvent donné comme la seule loi des Langues, verra donc lui-même les lois qui doivent le gouverner; il ne pourra pas les voir si distinctement sans les suivre ; et tout un Peuple apprendra, dans un tel Dictionnaire à fixer sa Langue sans la borner; à la fixer, dis - je, non dans des limites qu'on ne peut pas plus donner à la Langue d'un Peuple qu'à sa raison et à ses connoissances, mais dans les routes où elle pourra toujours s'avancer, en acquérant toujours de nouvelles richesses sans en perdre jamais aucune. L'influence, bien plus importante, d'un bon Dictionnaire sur la raison d'un Peuple, est, peut-être, plus facile encore à démontrer. y C'est une vérité universellement reconnue aujourd'hui ; la cause la plus générale et la plus dangereuse de nos erreurs de nos mauvais raisonnemens est dans l'abus continuel que nous faisons des mots. Cet abus lui-même a sa cause et cette cause n'est pas simple; il 9 en a deux : la première est dans l'indétermination où chacun de nous laisse les mots en parlant et en écrivant ; nous les prenons et nous les donnons tantôt dans un sens tantôt dans un autre; la seconde est dans le défaut d'une détermination universellement convenue et connue. Chaque homme qui parle et qui écrit, peut remédier à la première ; et les grands Écrivains n'y manquent guère; ils se font une Langue qui est à eux ; elle est exacte et claire dans les ouvrages philosophiques; elle est exacte claire et belle dans les ouvrages d'imagination : ils parlent toujours cette même Langue qu'ils se sont faite : c'est pour cela qu'ils sont de grands Écrivains. Mais, par la raison, précisément, que chacun d'eux se fait une Langue, les Langues que tous se font sont différentes; et c'est à cette différence, qu'il faut attribuer très-souvent, celle des opinions qui les divisent: ils se croient séparés par des mondes; ils ne le sont souvent que par un mot dont ils ne font pas le même emploi. Quand tous les grands Écrivains, par une espèce de traité secret et d'alliance très - naturelle entre le génie et le génie, s'accorderoient dans le même emploi des mots ils sont en trop petit nombre; et leur convention, très-propre à en préparer de plus étendues, seroit loin encore d'être une convention nationale. C'est pourtant cet accord, c'est cette convention de tous avec tous, qui est indispensable, pour qu'un Peuple s'entende toujours dans la circulation de ses mots et de ses idées; pour que ce commerce de tous les esprits serve aux progrès et à la richesse de tous. Il faut que chaque mot d'une Langue, en quelque sorte, soit frappé d'une empreinte particulière, qui marque son titre et sa valeur comme chaque pièce de la monnoie d'un Peuple : il faut qu'en donnant ou en recevant un mot, on sache ce qu'on reçoit et ce qu'on donne comme en donnant un écu ou un louis. Qu'est-ce qui peut donner à tous les mots d'une Langue cette empreinte, a 3 qui en fixe et qui en constate la valeur 9 non pour quelques Écrivains seulement, mais pour tous ceux qui parlent et qui écrivent dans cette Langue? Qui définira les mots pour toute une Nation, de manière que cette Nation sanctionne ces définitions en les adoptant, et ne s'en écarte point dans l'usage des mots ? Je réponds qu'un bon Dictionnaire peut, seul, donner à une Nation ces lois de la parole, plus importantes, peut-être, que les lois même de l'organisation sociale; et qu'un Dictionnaire, pour exercer cette espèce d'autorité législative, doit être fait par des hommes qui auront, à la fois l'autorité des lumières auprès des esprits éclairés, et l'autorité de certaines distinctions littéraires auprès de la Nation entière. Ces distinctions, les Membres de l'Académie Françoise les avoient reçues avec le titre même d'Académicien et s'il falloit chercher des preuves de l'espèce de puissance littéraire que l'Académie Francoise a exercée sur la France on en trouveroit dans les efforts même qu'on a toujours faits pour contester cette puissance, pour la nier ou pour la renverser : il faut être très-puissant pour faire le mal dont on l'a accusée comme pour faire le bien dont on l'a louée. Mais, cette autre autorité l'autorité plus légitime des lumières, étoit-elle dans l'Académie et dans ses Membres ? Une réponse absolue est ici impossible: il faut distinguer les temps; et cette distinction, au lieu d'une réponse, qui n'eût été qu'à demi vraie nous donnera deux réponses, entièrement vraies toutes les deux. A sa naissance et long-temps après, l'Académie Françoise fut composée de trois espèces d'hommes, qui avoient assez peu de rapports les uns avec les autres, et qui, tous ensemble, n'en avoient pas beaucoup avec le travail d'un Dictionnaire. C'étoient, en très-grand nombre, de beaux - esprits, comme Cotin, qui, n'ayant point de pensées, cherchoient des tours, et en trouvoient de ridicules; et un grand nombre d'Amateurs des Lettres plutôt que de Littérateurs, qui, n'écrivant point eux-mêmes, se constituoient lecteurs et juges de tout ce qu'on écrivoit, comme Conrard; et cinq à six hommes supérieurs, de ces génies éminens qui créent, pour leur Langue et pour leur Nation, les modèles de la Poésie et de l'Éloquence; comme les Corneille et les Bossuet. De ces trois espèces d'Académiciens, les derniers, ces esprits créateurs, ont été, peut-être, ceux qui ont le moins travaillé au Dictionnaire, et qui y étoient les moins propres. Dans leur sublime essor, occupés à enrichir les mots de nouvelles acceptions, ils ne pouvoient rabaisser leur génie à la recherche et à la définition des acceptions connues. Ils étoient trop doués de ces facultés exquises de l'imagination qui analyse par le sentiment et par le goût; et ils ne possédoient pas assez cette analyse de l'entendement qui veut remonter jusqu'aux principes même du sentiment, qui impatiente quelquefois le goût, alors même qu'elle l'éclaire. Les beaux-esprits, ces singes maladroits du talent et du génie, aussi dépourvus du don de sentir que de l'art de définir, étoient trop occupés à |