la libre concurrence, grâce à elle, entraînait l'extension du mouvement industriel; les capitaux des patrons ne suffisent plus; des sociétés anonymes se forment, et la petite épargne elle-même se trouve jetée dans les entreprises. Les progrès de la science, grâce surtout à l'invention de la machine à vapeur, rendaient les produits plus abondants et mis à la portée des masses. Ce résultat était désastreux pour les classes ouvrières, car il modifiait profondément les conditions du travail. La production devenant plus intense, l'ouvrier est désormais astreint à des labeurs excessifs ; l'excès de production, conséquence de cette activité, entraîne ensuite des chômages périodiques, et l'on voit désormais des agglomérations entières d'individus manquant d'une manière permanente des objets nécessaires à la vie; on a qualifié d'un mot cet état de misère, le paupérisme. Dégénérescence de la race, anémie, maladies d'épuisement, déclin des forces et par suite démoralisation la plus complète, tel est le bilan de l'industrialisme. Et ces maux étaient d'autant plus considérables qu'ils attaquaient non seulement l'ouvrier adulte, mais aussi toute sa famille. Avec le machinisme, « les enfants et les femmes pouvaient souvent se servir des engins mécaniques, ou les surveiller, là où autrefois il eût fallu développer une grande force musculaire; toute la famille ouvrière se trouvait donc jetée par la situation nouvelle et par l'appât de gains nouveaux dans les manufactures et l'on voyait... au début de notre ère contemporaine, des enfants de cinq ans travaillant quatorze et seize heures par jour surtout dans les manufactures de coton et tomber épuisés sur le métier (1). » La Restauration, en faisant succéder une longue période de paix aux guerres de la Révolution et de l'Empire, permit de donner à l'industrie un essor considérable. Cependant elle n'apporta rien de nouveau à la législation du travail; mais c'est de cette époque que date le premier mouvement de l'opinion publique en faveur d'une protection légale de l'enfance dans les travaux industriels. Le premier écrivain français qui s'éleva contre le travail excessif des enfants fut Sismondi. Voici en quels termes il s'exprime dans le livre IV, chapitre V, des << Nouveaux principes d'économie politique ». « En général on croit avoir fait quelque chose pour la prospérité d'une nation, quand on a trouvé moyen d'employer l'activité des enfants et de les associer dès leur plus bas âge au travail de leurs pères dans les manufactures. » Il n'en n'est rien : en effet, dit-il, c'est une loi que la classe ouvrière en retour du salaire qui lui est alloué, donne tout ce qu'elle peut donner de travail sans dépérir; elle est contrainte par la lutte des classes d'échanger tout le travail qu'il lui est permis de faire contre sa subsistance. Si l'enfant ne travaille pas, le père est obligé de travailler pour l'entretenir. Si l'enfant travaille et gagne ainsi une partie de sa vie, le salaire du père sera réduit. L'activité des enfants n'a donc pour résultat que d'augmenter le travail qui s'échange toujours pour la même somme. « C'est donc sans profit pour la nation que les enfants des pauvres ont été privés du seul bonheur de leur vie, la jouissance de l'âge où les forces de leur corps et de leur esprit se développent dans la gaîté et la liberté. C'est sans profit pour la richesse et l'industrie qu'on les a fait entrer dès six ou huit ans dans ces moulins de coton où ils travaillent douze à quatorze heures au milieu d'une atmosphère constamment chargée de poils et de poussières et où ils périssent successivement de consomption, avant d'avoir atteint l'âge de vingt ans. On aurait honte de calculer la somme qui pourrait mériter le sacrifice de tant de victimes humaines: mais ce crime journalier se commet gratuitement. » 1 G. Bry Cours élémentaire de législation industrielle, p. 324). Sismondi s'élève aussi contre ceux qui croient soulager la classe ouvrière en la dispensant du jour du repos hebdomadaire : actuellement, celle-ci donne six jours de labeur pour ce qui la fait vivre sept. En vertu de la loi énoncée plus haut, en travaillant sans discontinuation, elle ne recevrait que le prix hebdomadaire qu'elle reçoit aujourd'hui. Au début le premier pays supprimant un jour de repos en abaissant les prix étendrait son débit; mais, dès que les autres pays auraient fait de même, le marché se resserrerait et le travail serait seulement devenu plus rude pour tous. Sismondi prévoit une objection : « mais, dira-t-on, si tous les ouvriers d'une nation travaillaient sept jours au lieu de six, ils feraient plus d'ouvrage et produiraient plus de richesse. Si chaque homme au lieu de dix heures par jour, en travaillait douze ou quatorze, si chaque enfant commençait dès le plus bas âge, la production en serait infiniment augmentée. » Il répond : « Si vous privez l'enfance et la vieillesse du pauvre de leur repos, si vous retranchez sur les nuits du journalier des heures que vous donnerez au travail, si vous êtez à sa religion et aux solennités de son culte des heures que vous ajouterez à la lutte pour laquelle il gagne sa subsistance, de la même main vous serez obligé d'ajouter au luxe du riche de nouvelles jouissances et une nouvelle mollesse, afin qu'il puisse consommer ce que le travail nouveau aura produit ». En d'autres termes, l'homme riche se repose pour plusieurs pauvres; en forçant le pauvre à travailler davantage, on force seulement le riche à consommer davantage dans son repos. D'ailleurs, ajoute Sismondi « l'homme travaille pour que l'homme se repose. Il faut toujours un repos correspondant au travail qui lui a préparé. ses jouissances ». Et de plus. « Ce n'est pas le riche qui est le but de l'ordre social; la richesse n'est désirable dans la société que pour l'aisance qu'elle répand sur toutes les classes. Autant que l'augmentation du travail contribue à augmenter cette aisance, ce travail est lui-même une bénédiction nationale; aussitôt au contraire qu'on ne considère plus ceux qui l'accomplissent, mais seulement ceux qui doivent en jouir, il peut se changer en effroyable calamité. » Bientôt de nombreux industriels, notamment Nic. Schlumberger de Guebviller, dans un but d'humanité, comprenant d'ailleurs qu'ils n'avaient pas intérêt à lasser l'ouvrier, réduisaient la durée de la journée dans leurs ateliers et leur production n'en était pas diminuée. Mais la plupart se laissèrent aller aux nécesșités de la concurrence. La société industrielle de Mulhouse, comprenant de riches manufacturiers, prit en main vaillamment la question et sans cesse pendant dix ans, par ses publications, ses rapports, ses projets et ses pétitions, nous la voyons mettant au jour les excès, réclamant leur répression et proposant les réformes nécessaires. La Chambre de Commerce de Mulhouse et le Conseil général du Haut-Rhin se joignirent à elle en émettant le vœu qu'une loi devait intervenir pour fixer, d'après l'âge des ouvriers, un maximum à la durée journalière du travail. Au même moment, l'Académie des sciences morales et politiques chargeait un de ses membres, M. Villermé, de faire des recherches d'économie politique et de statistique dans le but d'étudier les conditions du travail des classes ouvrières. Villermé, après avoir tout vu par lui-même, publia ses observations dans son «Tableau de l'état physique et moral des ouvriers dans les manufactures de coton de laine et de soie » (1839). Il constate que les conditions du travail y sont déplorables. A Mulhouse, à Dornach par exemple, on travaille en moyenne quatorze heures, à Bitschwiller, seize heures, dans les filatures mécaniques. Dans les tissages à la main on est plus libre, mais en fait, la durée du travail est plus longue : les tisserands emportent chez eux des fils qu'ils tissent en famille sur leurs propres métiers. La journée pour eux commence avec le jour et se prolonge très avant dans la nuit jusqu'à 10 ou 11 heures: ce qui porte à dix-sept heures la longueur de la journée. Les loyers étant chers, les pauvres se logent loin de la ville ; à la fatigue des journées démesurément longues vient se joindre celle des allées et retours; le soir ils arrivent accablés par le |