AUX COLONIES (1) L'Association pour la protection légale des Travailleurs a consacré à l'étude de la question de la Protection des Travailleurs indigènes aux Colonies ses deux séances des 12 et 19 juin 1903, sous la Présidence de M. Paul CAUWÈS. Le Comité directeur de l'Association avait convoqué à ces séances toutes les personnes dont la compétence lui semblait de nature à permettre l'étude la plus approfondie de la question, en particulier les membres du Comité de protection et de défense des indigènes et les personnalités les plus en vue du monde colonial; elles avaient répondu en grand nombre à cette invitation. Une Commission avait été chargée de préparer les résolutions à soumettre à l'Assemblée. En son nom, M. René PINON, donne lecture du rapport suivant : Rapport de M. René Pinon Le Comité de la section française de l'Association internationale pour la protection légale des travailleurs n'a pas cru sortir de son domaine et dépasser son but en s'occupant du sort des travailleurs dans les colonies. Personne ne met en doute, en effet, que l'intervention des lois ou des règlements administratifs ne soit nécessaire pour fixer les rapports entre l'administration coloniale ou les colons d'une part et les indigènes d'autre part, et qu'il soit impossible de laisser entièrement à la libre initiative de chaque employeur le soin de fixer les conditions du contrat de travail. En outre, le caractère international de notre Association était pour nous un encouragement à nous préoccuper de cette question. Si, en effet, les conditions du travail varient à l'infini avec les pays et avec les races, il est néanmoins (1) Nous donnons cette discussion après les discussions précédentes, et non dans son ordre de date, en raison de son cacactère spécial qui tranche avec le caractère général des autres rapports publiés dans le volume. certains principes généraux de justice et d'humanité, qui sont communs à toutes les nations colonisatrices et dont l'application peut faire et a déjà fait l'objet d'une entente internationale: l'abolition de la traite des noirs a été le résultat d'une entente entre les grandes puissances européennes. L'acte de Berlin, qui est comme la charte et la base juridique coloniale contemporaine, dans son article 6, formule les principes généraux de la protection des indigènes quand il dit : << Toutes les puissances exerçant des droits de souverai>> neté dans lesdits territoires s'engagent à veiller à la con>> servation des populations indigènes et à l'amélioration de >>> leurs conditions morales et matérielles d'existence; à con>> courir à la suppression de l'esclavage et surtout de la traite >> des noirs. Elles protégeront et favoriseront, sans distinc>> tion de nationalité ni de culte, toutes les institutions et >> entreprises religieuses, scientifiques ou charitables créées >> et organisées à ces fins. » Malheureusement, la colonisation civilisatrice ainsi définie par le Congrès de Berlin est restée un idéal. Il était fatal que dans une période d'expansion intense, au moment où les grandes puissances européennes achevaient de se partager le monde, des abus nombreux se produisent. L'âpreté des rivalités économiques et politiques, la hâte de mettre en valeur les territoires nouvellement occupés et de faire rendre aux capitaux engagés des dividendes supérieurs aux 3% de nos Rentes sur l'Etat ont provoqué dans les colonies nouvelles une activité fiévreuse, souvent féconde, mais souvent aussi imprévoyante, destructive, oppressive. Ces abus ont été signalés. C'est en France, où peut-être ils ont été le moins criants, qu'ils ont été dénoncés avec le plus de légitime indignation. Le Comité de protection et de défense des indigènes a pris à tâche de signaler tous les faits d'oppression des indigènes ou d'abus du droit de la force qui sont venus à sa connaissance; il l'a fait avec une inlassable persévérance; il a obtenu le redressement de bien des torts, et c'est sur sa demande que notre société a décidé de s'occuper de la question du travail dans les colonies. Toujours poussé par des mobiles généreux et désintéressés, le Comité de défense des indigènes n'a peut-être pas toujours, nous semble-t-il, tenu un compte assez grand des circonstances extrêmement difficiles dans lesquelles se trouvent les administrations coloniales et les colons eux-mêmes au début d'une période d'occupation et de colonisation. Aussi parfois son intervention a-t-elle suscité les alarmes très respectables, elles aussi, de ceux que l'on appelle souvent, avec une nuance d'ironie dont ils se font un titre d'honneur, les <<< coloniaux ». Ceux-ci, conscients des nécessités et des difficultés d'une période de création et de mise en valeur, habitués, pour n'avoir eux-mêmes ménagé ni leur temps, ni leur labeur, à moins considérer l'instrument qui produit ce résul-* tat, que la grandeur de ce résultat, n'ont jamais prétendu absoudre toutes les fautes et tous les abus; ils sont les premiers à réclamer une réglementation de la main-d'œuvre; ils demandent seulement que l'on procède avec discernement, sans compromettre les intérêts, si intéressants eux aussi, des courageux colons qui se font au loin les pionniers de l'influence française. Pour nous, tout en nous inspirant dans la rédaction de ces vœux, de ce qu'il y a d'immuable dans les principes de la justice, nous avons tâché aussi de nous rendre compte de la répercussion pratique que pourrait avoir l'application immédiate de chacun de nos vœux et de ne pas compromettre, par un zèle humanitaire intempestif, l'avenir même des colonies françaises et les bienfaits qu'elles apportent déjà et qu'elles ne sauraient manquer d'apporter par la suite aux indigènes qui vivent sous nos lois. Nous nous sommes souvenus de cette parole que Barnave adressait à ses collègues, dans son discours du 22 septembre 1791, lorsqu'il les adjurait « de ne pas céder à la tentation philosophique pour décider contre l'intérêt colonial ». Il nous est apparu, d'ailleurs, que les intérêts des colonies n'étaient pas en contradiction, au contraire, avec les principes de la justice, à la condition seulement d'apporter dans l'application tous les tempéra ments et toutes les modifications de détail qui pourraient être nécessaires. Nous n'avons pas cru utile d'établir ici une sorte de bilan de tous les abus qui ont pu se produire dans les colonies françaises. Le Comité de défense des indigènes s'est chargé de ce soin et nous nous permettons de renvoyer aux pétitions dont il a été l'initiateur ou l'intermédiaire. Le Congrès de Sociologie coloniale, réuni en 1900. s'est lui aussi beaucoup occupé de la protection des indigènes et des conditions dans lesquelles est établi le contrat de travail. Les faits cités dans ces différents documents sont beaucoup mieux contrôlés que ceux qui sont allégués dans le travail curieux, mais un peu partial et déclamatoire de M. Benito Sylvain (1). Dans les deux volumes de Compte rendu du Congrès de Sociologie coloniale, les rapports de M. Nouët, ancien gouverneur des colonies, sur la suppression de la corvée, de M. Girault sur la condition des indigènes au point de vue de la législation civile et criminelle et de la distribution de la justice, et plusieurs autres contiennent des aperçus utiles et des faits intéressants sur les questions qui nous occupent. De tous les faits plus ou moins graves que l'on a allégués à la charge de notre administration coloniale ou des colons, il résulte que la cause la plus fréquente des abus, c'est l'exécution des travaux publics. Pour tracer une route ou une voie ferrée dans des pays neufs, parfois loin de tout centre habité, il a fallu souvent recourir à la corvée ou aux engagements forcés, et maintenir par la force les travailleurs sur les chantiers. Il en est résulté une très grande mortalité, des révoltes rudement réprimées, toute une série de maux qui ont assombri les premiers jours de la prise de possession. Sans doute, aux heures difficiles d'une colonisation à ses débuts, il n'est pas toujours possible de faire attention au choix (1) « Du sort des indigènes dans les colonies d'exploitation », par Benito Sylvain, officier de la marine haïtienne, stagiaire de la marine française, aide-de-camp de S. M. l'empereur d'Ethiopie, Docteur en droit de la Faculté de Paris. |