L'AGE D'ADMISSION DES ENFANTS AU TRAVAIL INDUSTRIEL LE TRAVAIL DE DEMI-TEMPS Le devoir général de protection qui incombe au législateur vis-à-vis des, travailleurs de tous les àges apparaît comme tout particulièrement rigoureux à l'égard de l'enfant. Sans doute l'intervention de l'Etat se justifie dans nombre de cas alors qu'elle s'exerce en faveur de l'ouvrier adulte dont il importe que la santé ne soit pas compromise, dont l'intégrité physique et morale veut être respectée. Elle se justifie plus encore lorsqu'elle est invoquée par l'ouvrière trop manifestement incapable de se défendre seule dans la lutte économique et sociale aujourd'hui si aprement engagée. Mais enfin et quels que soient leurs titres incontestables à la protection de l'Etat et de la loi, on ne saurait méconnaître que l'homme et la femme adultes ont une capacité de travail normale relativement à laquelle l'abus possible, le surmenage, sera tout à la fois plus rare et moins dangereux que s'il menaçait un être dont la formation est encore inachevée, un enfant. C'est qu'en effet, il est tel emploi des forces et des facultés de l'enfant et en première ligne le travail auquel il est soumis dans la fabrique ou la manufacture - qui froisse en nous un sentiment inné, qui instinctivement nous attriste et nous blesse comme une anomalie et comme une injustice. Qu'un enfant soit associé de bonne heure aux travaux des champs, à certaines occupations familiales ou domestiques, à divers menus emplois en rapport avec son age et avec ses forces, nous le concevons aisément et nous l'admettons volontiers. Mais l'enfant à l'usine, l'enfant passant son exisvence dans une atmosphère malsaine et enfiévrée, l'enfant s'emplissant les poumons d'un air étouffant et chargé de poussières, s'énervant au bruit des coups de marteau et au sifflement des chaudières, prêtant une oreille d'abord étonnée, puis curieuse aux propos licencieux, aux mots obscènes qui s'échangent autour de lui, l'enfant perdant rapidement comme sous un souffle délétère la fraîcheur du visage et la candeur de l'âme, qui donc contemplerait d'un œil indifférent un tel spectacle dont la réalité est cependant trop certaine ? Lequel d'entre vous, pères de famille, de gasté de cœur et sans y être contraint par l'inexorable nécessité, livrerait son enfant aux hasards d'une telle vie, consentirait à l'exposer à de tels périls? Et cependant les faits sont là qui parlent. La statistique est là qui nous oblige à nous rendre à l'évidence. Aujourd'hui encore, malgré d'incontestables progrès, malgré des réformes successives qui peu à peu ont diminué la gravité du mal que nous dénonçons, ce mal lui-même n'a pas disparu et ne pourra peut-être pas de sitôt complètement disparaître. Il y a encore, il y aura peut-être longtemps encore dans les usines non seulement des adolescents, mais des enfants. Il nous faut donc, en attendant que s'ouvrent pour eux les portes de la fabrique, en attendant qu'ils soient rendus à un travail plus naturel et plus sain, examiner la condition présente de ces petits auxiliaires de l'industrie, nous rendre un compte exact de ce que la loi a fait, de ce qu'elle peut encore faire pour eux, nous efforcer enfin de découvrir la formule pratique qui assure une protection efficace à l'enfance ouvrière, si vraiment il est inévitable, dans l'état social actuel, qu'un enfant soit un ouvrier. Nous diviserons ce rapport en trois parties, intitulées ainsi qu'il suit : 1o Historique sommaire de la législation française sur la protectión du travail industriel de l'enfant; 2o Le régime juridique créé par la loi du 30 mai 1900 doitil être considéré comme juste, comme normal et comme incommutable? Ne doit-il pas, au contraire, être revisé et amélioré? 3o Examen des divers systèmes proposés en vue d'assurer une protection plus efficace du travail de l'enfant : travail de demitemps, recul de l'âge d'admission dans la fabrique, la manufacture ou l'atelier. Conclusions. Rapport de M. Martin Saint-Léon I Historique sommaire de la législation française sur la protection du travail industriel des enfants « L'histoire de la femme chez les peuples primitifs, a dit Herbert Spencer, n'est autre chose qu'un long martyrologe.>>> C'est aussi un martyrologe que l'on croit lire lorsqu'on prend connaissance des études et des enquêtes où nous a été conservée la description de la vie des enfants employés dans les fabriques au début de l'ère industrielle contemporaine. La machine avait déchargé en partie l'ouvrier des besognes de force; par contre son service exigeait, disait-on, des petits doigts fins et de jeunes corps souples (1); l'emploi de l'enfant semblait donc tout indiqué et devait d'autant plus facilement se généraliser, que cette main-d'œuvre enfantine était extrêmement économique et permettait d'abaisser sensiblement le prix de revient des objets fabriqués. Aussi, dans tous les pays industriels, l'apparition de la machine eut-elle pour conséquence immédiate l'entrée en foule des enfants dans les premières usines. Selon la formule alors en honneur, formule qui, dans la circonstance, semble cruellement ironique, le travail de l'enfant était laissé libre, en ce sens qu'aucune disposition légale ne le réglementait; ce qu'était en fait cette liberté nous allons le voir. (1) Au cours de l'enquête de 1837, l'avis unanime exprimé par les chambres de commerce, les chambres consultatives et les conseils de prud'hommes fut que l'emploi des enfants dans les ateliers industriels était une nécessité absolue. « C'était, observait-on, une économie et d'ailleurs la tâche qui leur était confiée exigeait une délicatesse dans les doigts pour rattraper les fils et une souplesse de corps pour se glisser sous les métiers qu'on ne rencontrait pas chez les adultes.» VILLERMÉ, Rapport sur physique et moral des Ouvriers dans les fabriques de soie, de coton et de laine, 1840, p. 88. L'Angleterre tressaillit lorsqu'en 1833 la grande enquête sur le travail des enfants dans les usines lui révéla des faits auxquels, s'ils n'avaient été officiellement constatés, on aurait peine aujourd'hui à ajouter foi. Nous pourrions rapporter d'innombrables témoignages ; bornons-nous à trois citations. Ecoutez d'abord une voix d'enfant : « J'ai quatorze ans, dit >> un petit témoin aux commissaires. J'avais sept ans quand » je suis entré dans une filature, à Halling. C'est là que ma >> taille commença à se déformer. Il y a plus de trois ans >> que je suis complètement tordu en deux (1). » Une mère de famille à laquelle on demande si elle ne pense pas que la journée de travail des enfants devrait être diminuée, répond en ces termes : « Non, Monsieur, j'espère bien que les heures de travail >>> ne seront pas réduites. Car, déjà, maintenant, il nous faut >> travailler dur pour vivre. C'est vrai! les enfants sont >> bien fatigués lorsque vient la nuit. Le premier coup de >> cloche est sonné à 4 h. 1/2 du matin par la cloche de la >> fabrique. Les enfants y sont à 5 heures ou 5 heures 1/2. >> On les y garde jusqu'à 6 h. 1/2 du soir, sans aucune inter>> ruption pour déjeuner ou prendre le thé: No time for » breakfast or tea. J'ai bien du mal pour les éveiller. Oh non! >> Monsieur, je ne les retiens jamais à la maison, car nos >> ressources ne nous le permettent pas ». Ne sonne-t-elle pas enfin comme un glas funèbre cette navrante déposition d'un père? « Mes enfants travaillent seize heures par >> jour. J'ai bien du mal à les faire lever le matin. Parfois je >> suis obligé de les battre pour les réveiller. Cela me fait >> pleurer d'être obligé d'agir ainsi » (1 have been obliged to beat them to get them well awake. It made me cry to be obliged to do so). Mais, dira-t-on, ces horreurs n'ont jamais pu être commises dans notre France. Si, vraiment. La condition des enfants, employés dans nos fabriques ou manufactures anté (1) Cité par Mhe Mary Ward dans la préface du livre intitulé : The Case for the factory acts, par Mmes Sidney Webb et Ward. Londres Grant Richards, 1903, р. хш. rieurement à la loi du 22 mars 1841, n'était guère meilleure que celle des petits ouvriers anglais. D'après une enquête officielle à laquelle il avait été procédé en exécution d'une circulaire ministérielle du 31 juillet 1837 (1) « la durée du >> travail effectif des enfants était de douze à quatorze heu>> res par jour dans les ateliers, sans comprendre une heure 1/2 > ou deux heures pour les repas, et relativement à l'âge, on les > admettait depuis six ans dans quelques localités des dépar» tements de l'Isère, du Nord (Roubaix), du Haut-Rhin (Mul>> house), de la Seine-Inférieure (Rouen), du Bas-Rhin (Stras> bourg), depuis sept ans dans l'Ain, l'Aisne, la Marne, >> l'Indre, Maine-et-Loire et les Vosges. Mais en général on >> peut regarder 8 ou 9 ans comme étant l'âge auquel les > enfants sont communément reçus; à six ou sept ans les >> travaux paraissent se borner à bobiner le fil ou à ramasser >> le coton qui s'échappe des ventilateurs ». Des protestations contre ces abus s'étaient déjà élevées dans les rangs mêmes des industriels. Dès 1827, des fabricants du Haut-Rhin et plus particulièrement M. Jean-Jacques, Bourcart, co-propriétaire de la filature Schlumberger, à Mulhouse, avait appelé l'attention de la Société industrielle de cette ville sur le dépérissement rapide des enfants dans les manufactures de coton. Quelques années plus tard, cette même société émettait un vœu en faveur de l'adoption d'une loi limitant la durée du travail dans les fabriques (2). Le Conseil général du Commerce, consulté en 1838 par le Ministre du Commerce, demandait que les enfants ne pussent être reçus au-dessous de huit ans dans les ateliers et manufactures et que, jusqu'à l'âge de quinze ans, le travail ne pût dépasser douze heures. Enfin, la plupart des Chambres de Commerce, des Chambres consultatives et des Conseils de prud'hommes consultés, comme il a été dit, par le gouvernement, émettaient l'avis que les enfants ne fussent pas reçus dans les fabriques avant neuf ou dix ans, que le travail fût interdit le dimanche, que les veillées fussent prohibées dans (1) VILLERMÉ, op. cit. p. 72. (2) Ibid., p. 69-71. |