CHAPITRE VIII Le Paradis des Turlupins Après l'affaire du Temple, c'en est fini, en France, des grands jours de l'Inquisition. Il y eut bien, par-ci par-là, des autodafés, des crémations et des confiscations, mais en somme rien qui puisse se comparer aux bons temps des Albigeois et des Templiers ! Il est vrai, à la fin du XIVe et au commencement du xve siècle, il y eut bien une secte étrange qui faillit donner au Saint-Office l'occasion de manifester un regain de vitalité. Malheureusement pour les tortionnaires, la secte ne fit pas beaucoup de partisans. Ces gens-là, qui ne furent guère répandus qu'à Paris, l'Ile-de-France et dans les villes du Nord, comme Douai, avaient une idée bizarre, qui consistait surtout en ceci : Trouvant sans doute que, pendant le jour, la vie était un véritable enfer ou tout au moins un purgatoire, ils voulaient réaliser le paradis pendant la nuit; et comme il est de tradition dans le Paradis que les élus de l'un et l'autre sexe sont superbement tout nus, ces gens, que l'on appelait, je ne sais pourquoi, les Turlupins, tenaient des réunions nocturnes; leur premier soin, avant d'entrer dans la salle de l'assemblée, était de laisser au vestiaire, non pas seulement leur manteau et leur couvre-chef, mais encore tous leurs vêtements, leur linge et leurs chaussures; en un mot, ils se mettaient nus. Quelle conception avaient-ils du paradis ? Il nous serait bien difficile de le préciser, car les principaux documents de détail relatifs à l'activité inquisitoriale et aux poussées diversement hérétiques du xive siècle, ont été complètement détruits. Au sujet des Turlupins, nous en sommes donc réduits aux conjectures. Toutefois, on peut en faire quelques-unes à coup sûr, étant donné ce que l'on sait, quoique ce soit bien peu. Dans ces réunions édéniques, les femmes étaient particulièrement exaltées, et l'on peut croire que la contrainte où elles avaient été obligées pendant le jour excitaient à la licence pendant la nuit. Naturellement, s'il se trouvait là des femmes lascives et d'un corps aux ondulations troublantes, elles devaient avoir plus de succès que les contrefaites, les froides ou les matrones. Ce fut le cas d'une Jeanne Daubenton, qui devint une sorte de prophétesse, de prêtresse, incarnation féminine, dans ce paradis nocturnement terrestre, du Dieu qui demeure, sans qu'on l'en ait jamais vu sortir, dans le paradis céleste. Et cette Jeanne avait des adorateurs aussi nombreux qu'ardents. Il arriva que, du culte dont on la divinisait, un Turlupin, trop fatigué, mourut. Cette mort surprit la famille, qui n'était pas turlupine. On clabauda; des choses que depuis des années l'on se disait sous le manteau furent dites à haute voix, qui frappèrent les oreilles des sbires de l'Inquisition. Le Saint-Office s'en mêla; Jeanne Daubenton fut arrêtée, et après un court procès, elle fut con vaincue de sabbatisme obscène, de cruauté trop ardemment érotique, de meurtre et, naturellement, d'hérésie. Il n'en fallait pas tant pour qu'on la fît passer de son paradis nocturne dans un véritable enfer diurne. Et par un beau matin de l'an 1372, en la place du Marché aux pourceaux, elle fut brûlée par les diables rouges de l'Inquisition. Quelques autres Turlupins de Paris connurent les douceurs de la prison, de la flagellation, de la confiscation s'ils avaient quelques sous, de la prison perpétuelle ou de l'exil s'ils possédaient quelques biens immeubles. C'en fut assez pour mettre fin à l'hérésie turlupine. Des illuminés de cette secte, qui n'avaient point été trahis ni découverts, subsistèrent encore dans le nord de la France et particulièrement à Douai. Mais comme ils manquèrent de prudence et que, dans leurs ébats nocturnes, ils oublièrent de fermer une fenêtre par où l'on pouvait voir en se posant sur un grenier voisin, ils attirèrent des curieux par le spectacle de leurs cérémonies paradisiaques; et on vint les surprendre avant le jour. Arrêtés, condamnés, cinq furent brûlés, en mai 1421, et les autres, s'il y en eut, prirent le parti de ne se mettre nus, la nuit, que pour dormir dans le lit conjugal ou familial, et de ne plus penser qu'au paradis de la vie future. Plus étrange et plus importante fut l'activité sabba tique de sorcellerie et de débauches tout à la fois, dont eut à connaître l'Inquisition. Elle s'en servit,Yen 1459, toujours dans le nord de la France, pour rattacher à la grande hérésie des Vaudois de Suisse, d'Allemagne et d'Italie, certaines manifestations peu orthodoxes, où le Saint-Office pouvait trouver matière à autodafés et à confiscations. |