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de Côme, nous agirons ainsi que le voudront, en effet, les circonstances!

Ce romanesque et, pour employer un mot très juste, mais qui à cette époque n'existait point, parce que l'homme par lequel il devait être créé ne viendrait au monde que deux siècles plus tard, — ce romanesque et ce machiavélisme étaient bien dans le caractère italien du moyen âge.

Aussi la proposition de Manfredo complétant celle de Carino, il apparut à tous qu'il n'y avait pas d'autre plan d'action possible; et ce fut sur cette base que, pendant tout le reste de la nuit, les conjurés causèrent pour s'entendre sur les moindres détails de leur dangereuse et meurtrière équipée.

Puis, avant que le jour naquît, ils sortirent de la villa et par divers chemins à travers la campagne ils regagnèrent Milan.

Pendant la semaine qui suivit, ils ne se virent pas l'un et l'autre une seule fois, afin que plus tard, si des soupçons se portaient sur l'un d'eux, personne ne pût nommer un complice quelconque.

Et dans la nuit du 5 au 6 avril, ils se retrouvèrent dans la maison de campagne de Rogoredo.

Chacun d'eux apportait des informations utiles; ils trouvèrent là, rassemblés par les soins de Guidotto Sachella, six vêtures complètes de moines franciscains. Manfredo s'était muni d'une fausse lettre du Prieur des Franciscains de Monza, adressée à Fra Piero da Verona lui-même. Cette lettre demandait que le couvent des Dominicains hospitalisât, pendant deux ou trois jours, les six Franciscains en grande tournée de mendicité pour le couvent de Monza.

Je dispose de trois ânes! fit Daniele.

Donc, il ne nous manque rien, dit Carino.

copo.

Que l'aide de Dieu ! ricana Manfredo.

Ou du diable! prononça audacieusement Gia

Au matin de ce jour, sur la route de Milan à Côme, six Franciscains, munis de besaces et menant trois ânes chargés de grands paniers, marchaient à la file, poussiéreux, hâves, les yeux brillants.

S'ils rencontraient un paysan ou un voyageur, ils refusaient toute aumône, en disant :

Nous ne pouvons mendier qu'après avoir reçu la bénédiction de Saint-Piero da Verona, que nous allons trouver en son couvent de Côme.

Jusqu'au coucher du soleil, ils marchèrent ainsi. Aux environs de Mariano, ils demandèrent l'hospitalité dans une pauvre ferme. Les ânes furent mis à l'écurie, et eux-mêmes, après une modeste collation, eurent le paillier pour dortoir. Et le lendemain, ils repartirent.

Mais ils n'allèrent pas loin! D'après leurs informations, le matin du 7, Fra Piero da Verona devait passer sur ce chemin de Côme à Milan, accompagné d'un ou de plusieurs moines.

Donc, à un endroit propice, les conjurés s'arrêtèrent. Le chemin, là, faisait un coude, avant de s'engager dans la direction de Milan, au milieu d'un bois épais très accidenté.

Si les conjurés assaillaient là l'Inquisiteur, tout survenant à droite ou à gauche devrait parvenir à dix pas à peine du lieu du drame pour en voir quelque chose. En posant une sentinelle d'un côté et de l'autre du coude de la route, les conjurés étaient certains de tuer l'Inquisiteur juste au moment où il n'y aurait personne à portée de les voir.

Les dispositions en conséquence furent vite prises; et l'on se répartit la besogne de la manière suivante :

Carino et Stefano, comme amant et frère de Lucia, étaient particulièrement désignés pour porter au moine les premiers coups; Guidotto et Manfredo, comme leurs amis les plus intimes, devaient les seconder immédiatement, si c'était nécessaire. Quant à Giacopo et Daniele, moins liés aux deux principaux intéressés, ils seraient les sentinelles et ils ne se mêleraient directement au meurtre que si l'Inquisiteur était entouré d'un plus grand nombre de moines que ne pourraient en tuer, à eux seuls, les quatre premiers assassins.

Le mot «< assassin » fut prononcé entre les six jeunes hommes. Ce mot ne les effrayait pas, car à leurs yeux, l'assassinat qu'ils préparaient, et qu'au péril de leur propre vie ils étaient résolus à accomplir, constituait un acte de vengeance légitime, juste, un acte aussi de défense auquel ils n'attachaient aucune sorte de caractère infamant.

Ce fut donc, comme l'on dit, d'un cœur léger, qu'ils se cachèrent le long de la route, aux divers postes que leur assignait leur rôle.

L'orgueil de Fra Piero da Verona était si grand qu'il ne redoutait rien, malgré les haines qu'il accumulait autour de lui, depuis que, principal zélateur des doctrines inquisitoriales, il ne sortait pas d'une ville sans laisser derrière lui des cadavres calcinés, des bûchers fumants, des hommes et des femmes en larmes, des maisons en ruines et des familles réduites au crime ou à la mendicité. Cet homme, qui remplissait les prisons et rendait, par les bûchers, les cimetières inutiles; ce fanatique dément avait la certitude qu'il était le bras droit de Dieu et qu'aucun homme n'oserait jamais porter la main contre lui.

Aussi, quand il voyageait, il ne pensait même pas à prendre les plus modestes précautions. Il mépri

sait d'ailleurs toutes les aises. Il ne prenait jamais, pour aller d'une ville à l'autre, et quelle que fût la distance, un véhicule quelconque. Par habitude de moine mendiant, il allait à pied, et, hargneux, solitaire, taciturne, il ne se faisait accompagner à distance que d'un seul moine, non pas même par précaution, mais pour avoir quelqu'un sous la main, au cas d'un ordre à porter à la suite d'une idée nouvelle.

Ainsi donc, avec un seul compagnon nommé Fra Domenico, le farouche Piero da Verona marchait ce jour-là sur la route de Côme à Milan.

Giacopo, qui était caché en sentinelle du côté de Côme, devait signaler par un coup de sifflet l'arrivée de l'Inquisiteur. Giacopo était monté au sommet d'un arbre très feuillu, et il voyait loin sur la route plate et droite. Son coup de sifflet, perçu par ses compagnons, ne pourrait pas l'être, à cause de la distance, par les moines en voyage.

Ce fut seulement à onze heures du matin que retentit le coup de sifflet; alors, Carino et Stefano tirèrent les lourdes épées qu'ils avaient tenues jusqu'à présent cachées dans les paniers des ânes. Et, dévêtus de la robe franciscaine, afin de ne point risquer de la souiller de sang, ils se tinrent prêts à bondir sur la route et à frapper. Le coup de sifflet les avertissait que le nombre des gens à tuer n'était pas plus de deux. S'il y en eût eu trois ou quatre, Giacopo aurait sifflé deux fois, et trois fois s'il y en avait eu cinq ou six. Mais comme l'on connaissait les habitudes de Fra Piero da Verona, l'on considérait comme invraisemblable la troisième hypothèse. Donc, Guidotto et Manfredo, sachant qu'ils n'auraient probablement pas à intervenir, se mirent en place derrière des arbres de manière à ne rien perdre du spectacle. Quoique malade, ce jour-là, d'une fièvre un peu

plus forte que celle dont il grelottait et brûlait d'habitude, Piero da Verona marchait vite; car il voulait être au couvent de Monza, c'est-à-dire plus qu'à mi-chemin de Milan, à la fin de ce même jour.

Lorsque, avec son suivant Fra Domenico, il se fut engagé dans le bois, Stefano et Carino bondirent, l'épée à la main, et le premier courut à l'Inquisiteur, tandis que le second attaquait le moine blessé par Stefano d'un coup de pointe en pleine poitrine, Domenico eut la force de pousser un cri, de courir ; mais vingt pas plus loin il s'écroula et roula dans la poussière.

Piero da Verona comprit. Il s'agenouilla, fit le signe de la croix, et les mains unies dans l'attitude de la prière, il attendit la mort, dans un tel état d'exaltation et de fébrilité que tout son corps tremblait et que ses yeux étaient révulsés.

Fou! s'écria Carino, je suis l'amant de cette Lucia Confaloniero, dont tu prétends faire une folle, et voici son frère. Nous ne te demandons rien, car nous savons qu'on ne peut rien obtenir de toi !... Mais les milliers de victimes que tu as faites crient vengeance, et il ne nous convient pas que tu puisses faire d'autres victimes encore. Toi mort, l'infernale Inquisition sera décervelée au moins pendant quelques semaines; ce sera autant de répit pour tous les Lombards qui ont quelque indépendance dans l'esprit et quelque générosité dans le cœur. Ainsi donc, tu vas mourir !

Tue-moi vite, tue-moi, jeune homme! haleta le Dominicain, car Dieu et la céleste félicité m'attendent !

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Si Dieu est juste, c'est l'enfer qui t'attend, misérable tortionnaire! hurla Carino furieux. Et

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