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CHAPITRE III

Les Borgia entrent en scène

Un pape désireux d'étendre son autorité temporelle avait tout avantage à condamner pour hérésie ses adversaires politiques. Le trésor des indulgences était employé de façon fort économique à payer les frais de leur soumission. Jamais les papes ne procédèrent autrement.

Et d'Innocent IV à Alexandre VI, c'est-à-dire pendant plus de deux siècles, de l'an 1253 à l'an 1492, trente-huit papes successifs ne procédèrent pas d'une autre manière.

Il serait fastidieux de raconter les luttes de ces trente-huit papes contre les hérétiques ou soi-disant tels, dans la noblesse ou le populaire.

D'ailleurs, il faudrait, pour être complet, raconter l'histoire générale de l'Europe, car, en alliance ou en rivalité avec le Saint-Siège, des princes d'Allemagne, de France et d'Espagne cherchèrent à se partager cette merveilleuse terre italienne, et, bien entendu, selon que ses provinces étaient avec ou contre le Saint-Père, l'Inquisition marchait pour ou contre elles.

Massacres et pillages, confiscations et spoliations

guerrières continuaient au point que l'on se demandait qui faisait pousser le blé et nourrissait le bétail, à cette époque, en Italie, puisqu'il apparaît que tout ceux qui n'étaient pas moines étaient soldats, et que tous ceux qui n'étaient ni moines ni soldats étaient, pour employer l'expression du fameux Savonarole, « viande à bûcher ou gibier de prison ».

Mais enfin, la trame de la vie italienne, trame sur laquelle s'agitaient les ambitions papales et princières, devait être faite solidement d'une humble population travailleuse, car on voit que les princes et les papes ne manquaient ni d'abondantes et fines victuailles pour leurs orgies, ni de tous les produits luxueux de l'industrie humaine pour leurs fêtes, ni enfin d'armes et de munitions pour leurs combats.

Trente-huit papes! deux siècles et quarante années ! Pendant tout ce temps, il semble que l'Italie ne changea pas et que l'Inquisition, si entreprenante et cruelle et puissante fût-elle, ne réussit qu'à faire, sur l'échiquier italien, des changements qui reprodusaient les mêmes alternatives de succès et de revers, de prédominance catholique et d'hérétique revanche.

Une seule chose augmentait la corruption générale et, tout en haut de la société, la corruption, plus grande encore, de la Cour pontificale.

Lorsque, en l'an 1492, le cardinal Roderic Borgia fut élu pape, et prit le nom d'Alexandre VI, l'Italie presque tout entière constituait un spectacle véritablement fantastique. Dans l'anarchie générale, la République de Venise seule semblait homogène et intangible. Partout ailleurs, on ne peut voir que confusion.

Rome, la ville des papes, était devenue un immense lupanar au sein duquel s'agitaient cinquante mille prostituées. Les rues et les carrefours étaient peuplés

de filous et d'assassins; les routes infestées de bandits.

A la mort d'Innocent VIII, lorsque les cardinaux voulurent se réunir en conclave, ils furent obligés préalablement de placer des soldats dans leurs palais et de pointer des canons aux avenues pour préserver du pillage leurs somptueuses demeures. Dès que le conclave fut fermé, on garnit de troupes à pied et à cheval les rues des faubourgs qui avoisinaient le Vatican, et on ferma toutes les issues avec des poutres énormes.

Tels étaient les résultats acquis par trois siècles d'Inquisition il n'y avait pas un homme du peuple qui, sous le masque d'une superstitieuse piété plus ou moins orthodoxe, ne nourrît une haine farouche contre tous ceux qui représentaient le pouvoir papal et royal.

Mais dans toute l'Italie aussi bien qu'à Rome, les despotes de tout ordre avaient à leur service non seulement des troupes composées des pires aventuriers de l'Europe, mais encore s'ils étaient guelfes, ils disposaient des cadres et des troupes de l'Inquisition Capitaines de Sainte-Marie, Compagnons de la Foi, et Chevaliers de la Croix, avec l'immense foule des moines Dominicains et Franciscains. Et c'est ainsi que le drame se perpétuait.

Roderic Borgia, devenu pape et Alexandre VI, devait perfectionner l'œuvre de ses prédécesseurs, en faisant de ses deux fils et de sa fille les chefs et les inspirateurs occultes du Saint-Office, et en ajoutant, aux armes déjà employées par toute la lignée des papes depuis Grégoire IX, deux armes discrètes en leurs usages et merveilleuses en leurs effets la femme et le poison.

Avant de connaître les principaux et si roma

nesques épisodes de l'activité inquisitoriale sous le pontificat d'Alexandre VI, il est bon, et d'ailleurs fort intéressant, de brosser rapidement la fresque de la vie antérieure de ce pape vraiment extraordinaire.

Roderic descendait, par sa mère, de la maison espagnole des Borgia, qui avait déjà occupé le trône apostolique en la personne de Calixte III. Quelques auteurs prétendent que Roderic devait le jour à un commerce incestueux entre le pape Calixte et sa sœur Johanna, qui était mariée à un certain Godefroy Lenzuolo de Valence, et que Sa Sainteté, voulant léguer son nom à son fils, obligea son beau-frère à abandonner le nom de sa famille pour prendre celui de Borgia.

Dès son enfance, Roderic fut entouré de soins assidus et placé sous des maîtres habiles qui développèrent son intelligence et en firent un avocat. Malheureusement, devenu homme, il prit une direction tout à fait opposée au bien, et employa son admirable talent à défendre les causes immorales et scandaleuses. Bientôt même sa profession lui devint insupportable, parce qu'elle l'obligeait à une certaine retenue dans ses mœurs, et il se jeta dans la carrière des armes, en se faisant nommer officier d'une compagnie franche, afin de pouvoir se livrer plus fac lement à ses goûts de débauche.

On suppose que ce fut à ce moment qu'il contracta des liaisons intimes avec une dame espagnole d'une remarquable beauté, qui était restée veuve avec deux filles. Roderic, après avoir séduit la mère, viola les enfants et les initia à d'horribles voluptés, puis, comme sa maîtresse vint à mourir, il se débarrassa de l'aînée de ses filles en la mettant dans un couvent, et garda auprès de lui la plus belle et la plus jeune

qu'on nommait Rosa Vanozza. Il en eut cinq enfants, François, César, Lucrèce, Guifry et un autre dont aucun historien ne parle, peut-être parce qu'il mourut fort jeune.

Roderic scandalisait tout le monde par ses débauches depuis près de sept ans, lorsqu'il apprit l'élévation de son oncle au trône de Saint-Pierre; entrevoyant aussitôt l'immense fortune que cet événement lui promettait, il se hâta d'envoyer à celui qu'il savait être son véritable père une lettre de félicitations, dans laquelle il priait Sa Sainteté de lui conserver ses bontés affectueuses.

Calixte répondit à son neveu qu'il eût à se rendre immédiatement à Rome, où l'attendait un poste important dans le gouvernement de l'Église ; et dans son message, il lui adressa un bref qui l'investissait d'un bénéfice de douze mille écus de revenu annuel.

Cette somme, ajoutée aux trente mille ducats de rente qui provenaient de ses biens de famille, lui permettrait de tenir une maison de prince; aussi n'hésita-t-il point à obéir aux ordres de son oncle; mais comme il ne voulait pas se séparer entièrement de sa chère Vanozza ni de ses enfants, et que cependant il comprenait la nécessité de cacher ses intrigues pour le nouveau rôle qu'il voulait jouer, il se détermina à les envoyer à Venise, où il espérait pouvoir les visiter quelquefois sans exciter les soupçons.

Il partit seul pour Rome, s'installa dans un magnifique palais, et devint l'un des courtisans les plus assidus du Saint-Père, ce qui donna lieu aux bruits les plus étranges sur la nature de leurs relations.

Néanmoins, la rigidité de moeurs qu'il affichait et le masque d'hypocrisie dont il savait se couvrir en imposèrent à la masse; et il acquit même la réputation d'un saint personnage, en dépit de ses ennemis

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