mis en usaient contre lui. Comment se déroberait-il à cette épreuve du feu ?... Peut-être, dans l'exaltation d'un discours devant le populaire acclamant et applaudissant, peut-être, dans un de ces élans fous dont les plus pondérés sont quelquefois victimes, Savonarole se serait jeté dans le bûcher en flammes ! Mais une chose est d'agir dans l'excitation d'une bataille, et autre chose de décider froidement la même action dans le calme d'une cellule monastique. Et Savonarole, pour la première fois de sa vie, pensa que le feu le brûlerait luimême tout aussi bien que ses adversaires. Mais il fut momentanément sauvé par l'enthousiasme dont il avait su animer, depuis longtemps, tous ses moines, tous ses disciples. L'un d'eux, appelé Domenico Bonvicini, qui nourrissait pour le divin prieur un amour immense, n'attendit point que Savonarole parlât. Dressé, les yeux étincelants et les mains tremblantes, il s'écria: Frères frères, écoutez-moi! Trois choses me sont chères en ce monde le Sacrement de l'autel, l'Ancien et le Nouveau Testament et, j'oserais dire par-dessus tout, si je ne craignais le sacrilège, et Girolamo Savonarola ! C'est moi, et moi seul qui entrerai dans les flammes ! On l'applaudit. Et dès lors, de part et d'autre, chez les Franciscains et chez les Dominicains, dans le palais du Saint-Office et dans le couvent de SaintMarc, l'on prépara l'épreuve suprême, le jugement de Dieu. Le 7 avril 1498, sur la place du palais, à Florence, au matin, l'échafaud dressé était entouré de milliers et de milliers d'hommes et de femmes, de tous les âges, venus de tous les coins de l'Italie. Les toits des maisons étaient chargés de monde. Les gardes du Saint-Office et ceux du Gouvernement avaient peine à circuler dans la foule, et une quadruple haie d'hommes vigoureux, accrochés à d'énormes câbles tendus, parvenaient difficilement à laisser libre le passage par où devaient se rendre jusqu'au bûcher, le franciscain Juliano Rondinelli, tenant du pape, et le dominicain Domenico Bonvicini, tenant de Savonarole. Et tout le monde disait : Nous saurons maintenant si Dieu est pour Rome ou pour Florence. Vingt historiens et autant de romanciers ont conté la scène tragique en détail. Personne peutêtre ne l'a fait avec autant d'émouvante sobriété, avec plus de sens dramatique et de puissance picturale que le grand Michelet. Effaçons-nous devant lui : « L'échafaud, de cinq pieds de haut, de dix de large et de quatre-vingts de longueur, portait deux piles de bois mêlé de fagots, de bruyères, chacune de quatre pieds d'épaisseur; entre elles, se trouvait ménagé un étroit passage de deux pieds, inondé de flammes intenses, âpre foyer de ce grand incendie. Par cette horrible voie de feu devaient marcher les concurrents, et la traverser tout entière. « Le lugubre cortège entra dans une loge séparée en deux d'où l'on devait partir, tous les moines en psalmodiant, et derrière, force gens portant des torches, non pas pour éclairer, car il restait six heures de jour. « Les difficultés commencèrent, comme on pouvait prévoir, surtout du côté franciscain. Ils dirent d'abord qu'ils ne voulaient nul autre que Savonarole. Mais Domenico insista, réclama le bûcher pour lui. Ils dirent ensuite que ce Domenico était peut-être un enchanteur et portait quelque sortilège. Ils exigèrent qu'il quittât ses habits, et qu'entièrement dépouillé, il en prit d'autres à leur choix. Cérémonie humiliante, sur laquelle on disputa fort. Domenico finit par s'y soumettre. Alors Savonarole lui mit en main le tabernacle qui contenait le Saint-Sacrement et qui devait le préserver. « Quoi ! s'écrièrent les Franciscains, vous exposez l'hostie à brûler !... Quel scandale, quelle pierre d'achoppement pour les faibles! << Savonarole ne céda point. Il répondit que son ami n'attendait salut que du Dieu qu'il portait. << Pendant ces longues discussions qui prirent des heures, la masse du peuple, qui était sur les toits depuis l'aube et se morfondait sans manger ni boire, frémissait d'impatience et tâchait en vain de comprendre les motifs d'un si long retard. Elle ne s'en prenait pas aux Franciscains qui faisaient les difficultés. Elle s'irritait plutôt contre les autres, qui, sûrs de leur miracle et d'être sauvés de toute façon, n'avaient que faire de chicaner. Elle regardait la place d'un ceil sauvage, farouche d'attente et de désir. Cet horrible bûcher lui portait à la tête, lui donnait des vertiges, une soif bestiale de meurtre et de mort. Quoi qu'il advînt, il lui fallait une mort. Et elle ne pardonnait pas que l'on frustrât sa rage. « Tout au milieu de ces transports, un orage éclate, une pluie à torrents qui noie les spectateurs... La nuit d'ailleurs était venue. La Seigneurie congédia l'assemblée. << Savonarole était perdu. Il fut assailli d'outrages en retournant à son couvent. Il n'en fut pas moins intrépide, monta en chaire, raconta ce qui venait de se passer, du reste sans vouloir échapper à son sort. Le lendemain, dimanche des Rameaux, il fit ses adieux au peuple et dit qu'il était prêt à mourir. Tous ses ennemis étaient à la cathédrale et ameutaient la foule; le parti des compagnacci (affiliés du SaintOffice), l'armée des libertins, des riches, les amis des tyrans, criant tous à la liberté, disaient qu'il était temps de se débarrasser de ce fourbe, de cet hypocrite, qui avait fait un cloître de la joyeuse Florence, de ce prêcheur de pauvreté qui faisait mourir le commerce, tuait le travail, affamait l'industrie. Hé! sans les riches contre lesquels il parle, qui fera travailler les pauvres ?... Ce raisonnement tant de fois répété, entraîna tout le peuple maigre. On prit des barres de fer, des haches, et des marteaux, des torches enflammées. On courut à Saint-Marc, où les partisans de Savonarole entendaient les vêpres. Ils fermèrent en hâte les portes, mais elles furent brûlées; il leur fallut livrer leur maître, avec Domenico et un troisième; la foule les entraîna en prison avec des cris de fureur et de joie ; la république était sauvée... « La Seigneurie ne parut nulle part en tout ceci. De neuf membres que comptait le conseil de la république, six étaient les secrets ennemis de Savonarole. Ils laissèrent faire. La nuit avait calmé le peuple. Les compagnacci, au matin, n'en frappèrent pas moins un coup de terreur. Ils prirent Francesco Valori, l'austère républicain qui avait fait voter la mort des traîtres; un parent de ceux-ci le tua en pleine rue, et on tua encore sa femme, et la femme d'un de leurs amis. Les partisans de Savonarole n'osèrent plus se montrer. C'est ce qu'on voulait. On convoqua le peuple et on lui fit nommer de nouveaux juges, de nouveaux décemvirs de la guerre. Tout cela vivement et gaiement. La ville reprit l'ancien aspect. Les nouveaux magistrats, aimables et bons vivants, encourageaient les jeux et les amusements publics. On dansa dans les places bien nettoyées de sang; les brelans reparurent et les femmes perdues. >> Dans ce vigoureux raccourci, Michelet néglige de dire comment le peuple, déjà mécontent de voir les Dominicains ergoter, fut tout à fait tourné contre Savonarole et ses moines, lorsque la pluie tomba. C'est que les agents du pape, de César et de l'Inquisition, répandus à profusion parmi la foule, reçurent, à la première menace de l'orage, le mot d'ordre ingénieux et perfide qui courut vite de bouche en bouche. Savonarole est d'accord avec le diable, disaiton, et Satan va faire pleuvoir pour que le bûcher ne puisse flamber et que la terrible épreuve soit évitée au dominicain. Une telle accusation correspondait trop bien aux superstitions populaires pour que ces foules florentines, si capricieuses et changeantes, si impulsives, fussent aussitôt transportées de colère contre l'homme, maintenant satanique, qu'elles avaient adoré, lorsqu'elles le croyaient divin. Et c'est pourquoi quand, selon des prévisions que la montée de l'orage rendait facile, les nuages crevèrent et que la pluie tomba à torrents, la meute qui, si souvent avait marché avec Savonarole fondateur de la république florentine et contempteur du pape, la meute s'éleva contre Savonarole, imposteur vendu au démon et surtout lâche, oui! lâche! car la première chose que le peuple avait facilement constatée, c'est que Savonarole avait hésité à livrer Domenico à la flamme dévorante du bûcher. Or, ce que la foule permet le moins à ses idoles, c'est d'avoir peur; et avoir peur, en bien des cas, c'est être simplement raisonnable. |