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qui servait de modèle à un de ses peintres protégés.

Chaque fois que la fille, nommée Sérafina, venait poser à la villa Carola, dans l'atelier immense et somptueux qu'Annibal y avait fait construire, elle racontait les mille et une extravagances du cardinal pour son falsetto, dont, moyennant une belle pension servie à la duègne, il avait tout de suite fait son giton.

L'une de ces extravagances, au récit de laquelle Annibal et ses amis s'étaient fort dilatés la rate, était une sorte d'adoration que Caraffa avait conçue pour les fesses de Baéza.

Oui! les fesses! D'ailleurs, elles étaient, paraît-il, de toute beauté. Leur galbe, leur carnation, la finesse et la douceur de leur peau les rendaient incomparables, étant donné surtout que ces qualités prenaient plus de prix en raison de la ferme abondance de cette partie charnue, qui a valu, à certaines Vénus, le qualificatif de Callipyge.

Ces détails, Séra fina les tenait de la duègne, qui, évidemment, ne pouvait rien ignorer ni des qualités physiques de son prétendu fils ni de l'usage, plus ou moins orthodoxe, qu'en faisait le cardinal.

Aux applaudissements et aux rires d'Annibal et de ses amis, Séra fina avait ajouté :

Le merveilleux de ces fesses, la duègne m'a confié que c'est leur extrême sensibilité au moindre coup. Il suffit qu'il y ait un pli dans la soie d'un coussin sur lequel s'assied Baéza, pour que l'une ou l'autre fesse en reste marquée comme d'un coup de fouet, pendant des heures. Cette particularité enchante et désole en même temps le cardinal, qui a menacé de prison son camérier, si la soie ou le velours des coussins garnissant sièges, fauteuils et lits de repos

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n'étaient pas tendus comme le ventre d'un cochon de lait bien gras!

Et c'est précisément le souvenir qu'il eut soudain de ces paroles de Sérafina qui fit naître dans l'esprit, volontiers mystificateur, d'Annibal, l'idée merveilleuse, dont tout de suite il considéra l'exécution comme préventive de tout péril venant du GrandInquisiteur.

Il se coucha le plus tranquillement du monde, et dès le matin il envoya des valets à la recherche d'une douzaine des plus solides et audacieux de ses commensaux, sculpteurs, musiciens, jeunes et hardis, sachant manier l'épée et le poignard, à l'occasion, tout aussi bien que le ciseau ou l'archet.

A midi, les douze, auxquels s'ajouta le poète Giacopo Gaddi, se trouvaient réunis à la table de leur Mécène.

Après les crèmes et les fruits, les portes furent condamnées aux valets et aux servantes, et à demivoix Annibal fit part à ses treize amis du projet qu'il avait conçu.

Ce fut un beau concert d'exclamations, de rires, d'applaudissements. Ensuite, sans plus parler de la chose, l'on passa l'après-midi à se réjouir dans les jardins de la villa, avec d'autres artistes et quelques voyageurs de passage à Rome, qui avaient été invités pour ce jour-là.

Sérafina vint avec quelques-unes de ses amies, et les heures coulèrent vraiment fort agréables. Au soir, l'on festina joyeusement et puis, laissant la plupart de ses convives dans les salons et les jardins, Annibal sortit par une porte du fond du parc, avec ses treize amis masqués et bien armés.

C'était la nuit où, chaque semaine, le cardinal Caraffa, demeuré seul dans sa chambre, attendait

les effets d'une médecine prise dans l'après-midi, car il était de nature fort constipée et il avait besoin, pour rétablir périodiquement les fonctions naturelles de la nature, du secours artificiel de quelque ingrédient d'apothicaire.

Donc, cette nuit-là, le falsetto callipyge dormait bien sagement, dans la chambre qu'il partageait avec la duègne, sa mère réelle ou putative.

Comme propriétaire de cette maison, Annibal de Carola possédait les clefs des portes; il entra donc sans bruit, avec deux vigoureux sculpteurs, tandis que onze poètes, peintres et musiciens, masque au visage et rapière au poing, faisaient bonne garde aux alentours et priaient les noctambules de vouloir bien passer par d'autres rues.

Baéza fut cueilli dans son lit, soigneusement roulé dans un drap et dans une couverture, bâillonné avec précaution et emporté dans les bras de l'un des deux sculpteurs, tandis que l'autre, qui tout de suite avait engagé la duègne à s'envelopper d'un manteau et à se chausser de mules, servait de chevalier à cette respectable matrone absolument terrorisée. Et Annibal revint, avec son captif, sa captive et son cortège, dans sa propre villa, où ses invités commentaient son absence, dont ils n'avaient pas tardé à s'apercevoir.

A l'atelier! A l'atelier, mes amis ! cria joyeusement Annibal.

Par son ordre, tous les valets et les servantes, même le majordome et l'intendant, s'en furent coucher. Ils avaient un trop bon maître, généreux et sévère selon qu'il convenait, pour se risquer à lui désobéir.

Et dans l'atelier, dont les abords furent soigneusement clos, dans l'atelier illuminé par une centaine

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