verraient bientôt accablés sous les ruines d'un empire tout près de tomber, pendant que la Bactriane leur était ouverte et leur tendait les mains en leur offrant des richesses immenses. Quelque sourdes que fussent ces menées, Darius en fut averti, mais ne put les croire. Patron, qui commandait les Grecs, l'exhorta inutilement à faire dresser sa tente dans leur quartier, et à confier la garde de sa personne à des troupes de la fidélité desquelles il était sûr. Il ne put se résoudre à faire cet affront aux Perses, et répondit « qu'il aurait moins de peine à en être « trompé qu'à les condamner; qu'il aimait mieux souffrir parmi << les siens tout ce que la fortune lui préparait, que de chercher « sa sûreté parmi des étrangers, quelque fidèles et bien affec<< tionnés qu'il les crût; qu'aussi bien il ne pouvait plus mourir << que trop tard si les soldats qui étaient de sa nation le jugeaient << indigne de vivre. » Il ne fut pas longtemps sans éprouver combien étaient vrais les avis qu'on lui avait donnés. Les traîtres le saisirent, le lièrent avec des chaînes d'or, comme pour faire honneur à sa qualité de roi, et prirent le chemin de la Bactriane, le conduisant dans un chariot couvert. Quand Alexandre fut arrivé à Ecbatane, il apprit que le roi de Perse en était parti il y avait cinq jours. Il commanda à Parménion de mettre tous les trésors de la Perse dans le château d'Ecbatane, sous une bonne garde, qu'il y laissa. Ces trésors montaient, selon Strabon, à cent quatre-vingt mille talents (cinq cent quarante millions2), et selon Justin 3, à dix mille talents de plus (trente millions). Il lui ordonna de marcher ensuite vers l'Hyrcanie par la contrée des Cadusiens, avec les Thraces, les étrangers, et le reste de la cavalerie, à la réserve des compagnies royales. Il écrivit à Clitus, qui était demeuré malade à Suse, qu'aussitôt qu'il serait arrivé à Ecbatane il prit les troupes qu'on y avait laissées et qu'il vînt le trouver dans le pays des Parthes. Alexandre, avec le reste de ses troupes, se mit à la poursuite de Darius, et arriva le onzième jour à Rhages 4, qui est à une Strab. 1. 15, p. 731. 3 Justin. 1. 12, 1. 4C'est la ville dont il est parlé dans 2 Environ un milliard: voyez l'observation, p. 254 - L. Tobie, 3, 7. Mar re to grande journée des portes Caspiennes : mais Darius avait déjà passé les défilés. Alexandre, désespérant de le pouvoir atteindre, quelque diligence qu'il pût faire, séjourna là cinq jours ares pour laisser reprendre haleine à ses troupes; ensuite il marcha Gres vers les Parthes, et campa le premier jour vers les portes Casripiennes, et les passa le lendemain. Il apprit bientôt que Darius avait été arrêté par les traîtres ; que Bessus le faisait traîner sur un chariot, et lui avait fait prendre les devants pour être plus sûr de sa personne; que toute l'armée lui obéissait, à la réserve d'Artabaze et des Grecs, qui, ne pouvant approuver une si noire perfidie, et n'étant pas assez forts pour l'empêcher, avaient quitté le grand chemin et s'étaient retirés vers les montagnes. Ce fut pour lui une nouvelle raison de hâter sa marche. Les barbares, à son arrivée, prirent l'épouvante, quoique la partie n'eût pas été égale si Bessus eût eu autant de résolution pour le combat que pour le parricide; car ils surpassaient les ennemis en nombre et en force, et étaient tous frais contre des gens fatigués d'une longue marche: mais le nom et la réputation d'Alexandre, motif tout puissant à la guerre, les étonna tellement qu'ils prirent la fuite. Bessus et ses complices, ayant atteint Darius, l'exhortèrent de monter à cheval et de se sauver des mains de son ennemi. Il leur répondit que les dieux étaient prêts à le venger; et, implorant la justice d'Alexandre, il refusa de suivre des parricides. Ils entrèrent alors dans une telle fureur, que, lançant leurs dards contre lui, ils le laissèrent tout couvert de blessures. Après un parricide si détestable, ils se séparèrent, pour laisser en divers lieux des vestiges de leur fuite, et tromper par ce moyen l'ennemi s'il voulait les suivre, ou l'obliger du moins à diviser ses forces. Nabarzane tira vers l'Hyrcanie, et Bessus vers la Bactriane, suivis tous deux de peu de gens à cheval. Les barbares, destitués de chefs, se dispersèrent çà et là, selon que la peur ou l'espérance les guidait. Après plusieurs recherches, on trouva Darius par hasard dans un lieu écarté, le corps tout percé de javelots, couché sur son char et touchant à sa fin. Cependant avant que d'expirer il eut encore la force de demander à boire. Un Macédonien, nommé Polystrate, lui en apporta. Il avait avec lui un prisonnier persan, qui lui servit de truchement. Darius, après avoir bu, dit, en se tournant vers le Macédonien, « que dans l'état déplorable « de sa fortune il avait au moins cette consolation de parler « à une personne qui l'entendrait, et que ses dernières paroles << ne seraient point perdues : qu'il le chargait de dire à Alexandre « que sans l'avoir jamais obligé il mourait son redevable; qu'il « lui rendait mille grâces de tant de bontés qu'il avait eues pour « sa mère, pour sa femme et pour ses enfants, ne s'étant pas « contenté de leursauver la vie, mais leur ayant laissé tout l'éclat « de leur première grandeur; qu'il priait les dieux de rendre ses << armes victorieuses, et de le faire monarque de l'univers; qu'il « ne croyait pas avoir besoin de lui demander qu'il vengeât « l'exécrable parricide commis sur sa personne, parce que c'était « la cause commune des rois. >>> Puis, prenant la main de Polystrate, « Touche-lui pour moi << dans la main, lui dit-il, comme je touche dans la tienne; et << porte-lui de ma part ce seul gage que je puis lui donner de mon <<< affection et de ma reconnaissance. » En finissant ces mots il expira. Alexandre arrive auprès de lui dans ce moment; et, voyant le corps de Darius, il pleure amèrement, et, par les marques de la douleur la plus sensible, fait voir combien il était touché de l'infortune de ce prince, qui méritait un meilleur sort. Il détacha d'abord sa cotte d'armes, la jeta sur le corps de Darius; et, l'ayant fait embaumer et orné son cercueil avec une magnificence royale, il l'envoya à Sysigambis pour le faire ensevelir à la façon des rois de Perse et le mettre au tombeau de ses ancêtres. Ainsi mourut Darius, la troisième année de la 112 olympiade', après avoir vécu plus de cinquante ans, et en avoir régué six: prince d'un caractère doux et pacifique, dont le règne, si on en excepte la mort de Charidème, avait été sans violence et sans cruauté, ou par inclination naturelle, ou parce que la guerre continuelle qu'il eut à essuyer contre Alexandre, depuis son avénement à la couronne, ne lui permit pas d'en user autrement. Avec lui finit l'empire des Perses, qui avait duré deux cent six ans, depuis le commencement du règne du grand Cy IAN, M. 3674. Av. J. C. 330. bu, rus, son fondateur, sous treize rois, savoir Cyrus, Cambyse, Smerdis le Mage, Darius fils d'Hystaspe, Xerxès Ier, Artaxerxe plar Longue-Main, Xerxès II, Sogdien, Darius Nothus, Artaxerxe Memnon, Artaxerxe Ochus, Arsès, Darius Codoman. pan exa esp § XI. Vices qui ont causé la décadence et enfin la ruine de l'empire des Perses. La mort de Darius Codoman peut bien être regardée comme l'époque, mais non comme la cause unique de la destruction te de la monarchie persane. Quand on jette une vue générale dre sur l'histoire des rois dont je viens de faire le dénombrement, fet que l'on considère avec quelque attention leurs différents caractères, et leur manière de gouverner, soit dans la guerre, soit dans la paix, il est aisé de reconnaître que cette décadence était préparée de loin, et qu'elle fut conduite à sa fin par des degrés marqués, qui annonçaient une ruine totale. On peut dire d'abord que l'affaiblissement de l'empire des Perses, et sa dernière chute, venaient de son origine même et de sa première institution. Il avait été formé par la réunion de deux peuples bien différents d'inclinations et de mœurs. Les Perses étaient sobres, laborieux, modestes; les Mèdes ne respiraient que le faste, le luxe, la mollesse et la volupté. L'exemple de la frugalité et de la simplicité de Cyrus, et la ris nécessité de vivre continuellement sous les armes pour faire tant de conquêtes et pour se maintenir au milieu de tant d'ennemis, suspendirent pendant quelque temps la contagion de ces vices; mais après que tout fut dompté et soumis le penchant naturel des Mèdes pour la magnificence et les délices affaiblit bientôt la tempérance des Perses, et devint en peu de temps le goût dominant des deux nations. Plusieurs autres causes y concoururent. Babylone conquise enivra ses vainqueurs de sa coupe empoisonnée, et les enchanta par les charmes de la volupté. Elle leur fournit les ministres et les instruments propres à favoriser le luxe et à entretenir les délices avec art et délicatesse; et les richesses des provinces les plus opulentes de l'univers, exposées à la discrétion des Comparez ce paragraphe avec ce que Rollin a dit t. II, p. 183-187. nouveaux maîtres, les mirent en état de satisfaire tous leurs désirs. Cyrus même, comme je l'ai déjà observé ailleurs, y donna occasion sans en prévoir les suites, et y tourna les esprits par la fête superbe qu'il donna après avoir terminé ses conquêtes, et dans laquelle il se montra au milieu de ses troupes, compagnes de ses victoires, avec la pompe la plus capable d'éblouir. Il commença à leur inspirer de l'admiration pour le faste, qu'elles avaient jusque-là méprisé. Il leur fit comprendre que la magnificence et les richesses étaient dignes de couronner les plus glorieux exploits, et qu'elles en étaient le terme et le fruit; et en inspirant à ses sujets un violent désir pour des choses qu'ils voyaient si fort estimées par un prince si accompli, il les autorisa par son exemple à s'y livrer sans retenue. Il étendit encore ce mal en obligeant les juges, les officiers, et les gouverneurs de provinces, de paraître avec éclat aux yeux des peuples, et d'y vivre dans la splendeur, afin de mieux représenter la majesté du prince. D'un côté, ces magistrats et ces commandants prirent aisément cette décoration de leurs charges pour l'essentiel, ne songeant à se distinguer que par ces dehors fastueux; et, de l'autre, les plus riches dans les provinces se les proposèrent pour modèle, et furent bientôt suivis par les gens d'une fortune médiocre, que les petits s'efforcèrent d'égaler. Tant de causes d'affaiblissement réunies et autorisées publiquement détruisirent en peu de temps l'ancienne vertu des Perses. Ils ne succombèrent pas, comme les Romains, par des dé-* clins imperceptibles, longtemps prévus, et souvent combattus. A peine Cyrus fut-il disparu, que l'on vit paraître comme une autre nation, et des rois d'un caractère tout différent. On n'entendit plus parler de cette éducation forte et sévère de la jeu. nesse persane, de ces écoles publiques de sobriété, de patience et d'émulation pour la vertu; de ces exercices laborieux et guerriers : il n'en resta pas la moindre trace; une jeunesse élevée dans l'éclat et dans la mollesse, qu'elle voyait en honneur, se dégoûta aussitôt de l'heureuse simplicité de ses pères, et forma, dans l'espace d'une génération, une race toute nouvelle, |