qu'il donna il ne fut point blessé. Je ne sais si jamais César le fut. Une dernière observation, et qui regarde en général toutes les expéditions d'Alexandre dans l'Asie, doit beaucoup diminuer du mérite de ses victoires et de l'éclat de sa réputation; c'est le caractère des peuples contre qui il a eu à combattre. Tite-Live, dans une digression où il examine quel eût été le sort des armes d'Alexandre s'il les eût tournées du côté de l'Italie, et 5 où il montre que Rome sûrement aurait arrêté ses conquêtes, insiste beaucoup sur la réflexion dont je parle. Il oppose à ce prince, pour le courage, un grand nombre d'illustres Romains, qui lui auraient tenu tête en tout; et pour la prudence, cet auguste sénat, que Cinéas, pour en donner une juste idée à Pyrrhus, son maître, disait être composé d'autant de rois. « S'il « était venu contre les Romains, dit Tite-Live, il aurait bien« tôt reconnu qu'il n'avait plus affaire à un Darius, qui, chargé « de pourpre et d'or, vain appareil de sa grandeur, et traînant << avec lui une troupe de femmes et d'eunuques, était plutôt une * proie qu'un ennemi; et qu'il vainquit en effet sans presque « verser de sang, et sans avoir besoin d'autre mérite que celui << d'oser mépriser ce qui n'était digne que de mépris. L'Italie << lui aurait paru bien différente des Indes, qu'il traversa dans « une partie de débauche avec son armée noyée dans le vin; « surtout quand il aurait vu les forêts de l'Apulie, les monta<< gnes de la Lucanie, et les traces encore récentes de la défaite « d'Alexandre, son oncle, roi d'Épire, qui y était péri. » L'histoCe raisonnement de Tite-Live fait voir qu'Alexandre dut ses victoires en partie à la faiblesse de ses ennemis, et que s'il eût rencontré des peuples belliqueux et aguerris comme les Romains, et des généraux habiles et expérimentés comme ceux de cette nation, le cours de ses victoires n'eût été ni si rapide ni si continu. Cependant voilà par où il faut juger du mérite d'un conquérant. Annibal et Scipion passent pour deux des plus grands capitaines qui aient jamais été. Pourquoi cela? Parce qu'ayant de part et d'autre tout le mérite guerrier, leur expérience, leur habileté, leur fermeté, leur courage ont été mis à l'épreuve, et ont paru dans tout leur jour. Donnez-leur à l'un ou à l'autre un antagoniste inégal, et qui ne réponde point à leur réputation : on n'en a plus la même idée; et leurs victoires, en les supposant les mêmes, n'ont plus le même éclat et ne méritent pas les mêmes louanges. 6 rien ajoute qu'il parle d'Alexandre non encore gâté et corrompu par la prospérité, dont le poison subtil ne se fit jamais sentir à personne plus vivement qu'à lui; et il conclut qu'après un tel changement il serait arrivé en Italie bien différent de ce qu'il avait paru jusque-là. On ne fait mention que d'une seule blessure. 2 « Non jam cum Dario rem esse dixisset, quem mulierum ac spadonum agmen trahentem, inter purpuram atque qurum, oneratum fortunæ suæ apparatibus, prædam verius quam hostem, nihil aliud quam bene ausus vana contem nere, incruentus devicit. Longe alius Italiæ quam Indiæ, per quam temulento agmine commessabundus incessit, visus illi habitus esset, saltus Apuliæ ac montes lucanos cernenti, et vestigia recentia domesticæ cladis, ubi avunculus ejus nuper, Epiri rex, Alexander absumptus erat. » (LIV. 1. 9, n. 17.) 1 « Referre in tanto rege piget superbam mutationem vestis, et desideratas humi jacentium adulationes, etiam victis Macedonibus graves, nedum victoribus; et fœda supplicia, et inter vinum et epulas cædes amicorum, et vanita On se laisse trop éblouir par les actions brillantes et par un dehors fastueux, et on se livre trop aveuglément aux préjugés et aux préventions. Alexandre avait de grandes qualités, on ne peut le nier. Mais qu'on mette dans l'autre plat de la balance ses défauts et ses vices: une estime présomptueuse de luimême; un mépris dédaigneux des autres, et même de son père; une soif ardente de la louange et de la flatterie; la folle pensée de se faire croire fils de Jupiter, de se faire attribuer la divinité, d'exiger d'un peuple fibre et vainqueur des hommages serviles et de honteux prosternements; l'indigne excès des débauches et du vin; une colère violente, et qui va jusqu'à une brutale férocité; le supplice injuste et cruel de ses plus braves Or et plus fidèles officiers; le meurtre de ses meilleurs amis au milieu de la joie des festins: croit-on, dit Tite-Live, que tous ces défauts ne fassent point de tort à la réputation d'un conquérant? Mais l'ambition effrénée d'Alexandre, qui ne connaît ni règle ni mesure, l'audace téméraire avec laquelle il affronte les dangers sans raison et sans nécessité, la faiblesse et le peu de mé ten tem ementiendæ stirpis. Quid si vini fore rite guerrier des peuples qu'il a eu à combattre, tout cela n'affaiblit-il point les raisons qu'on croit avoir de lui donner le surnom de grand et la qualité de héros? J'en laisse le jugement à la sagesse et à l'équité du lecteur. Pour moi, je suis étonné que tous les orateurs qui entreprennent de louer un prince ne manquent jamais de le comparer avec Alexandre. Ils pensent avoir épuisé l'éloge quand ils l'ont égalé à ce roi; ils ne voient rien au delà, et ils croiraient avoir négligé un dernier trait pour la gloire de leur héros s'ils ne le relevaient par cette comparaison. Il me semble qu'il y a dans cet usage assez ordinaire un faux goût, un défaut de justesse, et, si j'osais le dire, une dépravation de jugement qui doit blesser tout esprit raisonnable; car enfin Alexandre était roi, il en devait remplir les devoirs et les fonctions comme il en avait le caractère. On ne voit point en lui les premières, les principales, les plus excellentes vertus d'un grand roi, qui sont d'être le père, le tuteur, le pasteur de son peuple; de le gouverner par de bonnes lois; de le rendre florissant par le commerce de terre et de mer, et par le progrès des arts; d'y faire régner l'abondance et la paix; d'empêcher l'oppression et la vexation de ses sujets; d'entretenir une douce harmonie entre tous les ordres de l'État, de les faire tous concourir, selon leur mesure, au bien commun; de s'occuper à rendre justice à tous ses sujets, à écouter leurs différends, à les accorder; de se regarder comme l'homme de son peuple, chargé de pourvoir à tous ses besoins et de lui procurer toutes les douceurs de la vie. Or Alexandre, qui, presque dès le moment qu'il fut movie, sur le trône, quitta la Macédoine sans y avoir jamais depuis remis le pied, n'a eu rien de tout cela; ce qui est pourtant le capital, le solide, le principal dans un grand roi. On ne voit en lui que les qualités d'un second rang, qui sont les guerrières; et il les a toutes outrées, poussées à des excès téméraires et odieux, portées jusqu'à la folie et à la fureur, pendant qu'il laissait son royaume exposé aux rapines et aux vexations d'Antipater, toutes les provinces conquises livrées aux pilleries et à l'avarice insatiable et cruelle des gouverneurs, qui portèrent si loin leurs concussions, qu'Alexandre 1 fut contraint de les faire punir de mort. Il ne mit pas plus d'ordre dans son armée. Les soldats, après avoir pillé les richesses de l'Orient, après avoir été comblés des bienfaits du prince, devinrent si déréglés, si débauchés, si perdus de vices, qu'il se vit obligé de payer leurs dettes par une libéralité de trente millions. Quels hommes! Quelle école! Quel fruit des victoires! Est-ce beaucoup honorer un prince et embellir son panégyrique, que de le comparer à un tel modèle? Il paraît à la vérité que les Romains conservèrent un grand respect pour la mémoire d'Alexandre; mais je ne sais si dans les beaux temps de la république il eût passé pour un si grand homme. César, voyant sa statue dans un temple en Espagne, lorsqu'il en avait le gouvernement après sa préture, ne put s'empêcher de pousser des gémissements et des soupirs, en comparant le peu de belles actions qu'il avait faites jusque-là, avec les grands exploits de ce conquérant2. On disait que Pompée, dans un de ses triomphes, parut revêtu de la casaque de ce prince. Auguste pardonna à ceux d'Alexandrie en considération de leur fondateur. Caligula, dans une cérémonie où il se donnait pour un grand conquérant, endossa la cuirasse d'Alexandre. Mais personne ne poussa ce zèle si loin que l'empereur Caracalla. Il se servait d'armes et de gobelets semblables à ceux de ce roi. Il avait dans ses troupes une phalange macédonienne. Il persécuta les péripatéticiens, et voulut jeter au feu tous les livres d'Aristote, leur maître, parce qu'on l'avait soupçonné d'avoir été complice de l'empoisonnement d'Alexandre. Je puis, ce me semble, assurer que si une personne sensée et équitable lit de suite avec attention les vies des hommes illustres de Plutarque, il lui restera une impression secrète et profonde, qui lui fera regarder Alexandre comme un des moins estimables dans ce nombre. Que serait-ce si nous avions les e vies d'Épaminondas, d'Annibal, de Scipion, dont on ne peut a trop regretter la perte? Combien Alexandre, avec tous ses titres pa <de grandeur et toutes ses conquêtes, paraîtrait-il médiocre, Dion. 1. 37, p. 53. App. de Bell. Mithrid. p. 253. 2 Dion. 1. 51, p. 454; id. lib. 59, p. 653; id. lib. 77, p. 873. N même pour le mérite guerrier, auprès de ces hommes véritablement grands et dignes de toute leur réputation! $ XX. Réflexions de M. Bossuet, évêque de Meaux, sur les Perses, les Grecs et les Macédoniens. On ne me saura pas mauvais gré d'insérer ici une partie des admirables réflexions de M. Bossuet, évêque de Meaux, sur ce qui regarde le caractère et le gouvernement des Perses, des Grecs et des Macédoniens, dont l'histoire nous a occupés jusqu'ici. Les Grecs, dont plusieurs d'abord avaient vécu sous un gouvernement monarchique, s'étant policés peu à peu, se crurent capables de se gouverner eux-mêmes, et la plupart des villes se formèrent en républiques. Mais de sages législateurs, qui s'élevèrent en chaque pays, un Talès, un Pythagore, un Pittacus, un Lycurgue, un Solon, et tant d'autres que l'histoire marque, empêchèrent que la liberté ne dégénérât en licence. Des lois simplement écrites, et en petit nombre, tenaient les peuples dans le devoir, et les faisaient concourir au bien commun du pays. L'idée de liberté qu'une telle conduite inspirait était admirable; car la liberté que se figuraient les Grecs était une liberté soumise à la loi, c'est-à-dire à la raison même reconnue par tout le peuple. Ils ne voulaient pas que les hommes eussent du pouvoir parmi eux. Les magistrats, redoutés durant le temps de leur ministère, redevenaient des particuliers, qui ne gardaient d'autorité qu'autant que leur en donnait leur expérience. La loi était regardée comme la maîtresse : c'était elle qui établissait les magistrats, qui en réglait le pouvoir, et qui enfin châtiait leur mauvaise administration. L'avantage de ce gouvernement était que les citoyens s'affectionnaient d'autant plus à leur pays, qu'ils se conduisaient en commun, et que chaque particulier pouvait parvenir aux premiers honneurs. Ce que fit la philosophie pour conserver l'état de la Grèce n'est pas croyable. Plus ces peuples étaient libres, plus il était né Discours sur l'histoire universelle, troisième partie, chap. 4. HIST. ANG. T. V. |