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noient les violons que nous avions fait jouer tout le jour. Voici, monseigneur, qui est horrible! Le diable alla mettre en l'esprit de Mlle [de Rambouillet] de leur faire commander de nous suivre et 5 d'aller donner des sérénades toute la nuit. Cette proposition me fit dresser les cheveux en la tête. Cependant tout le monde l'approuva. On fit arrêter les carrosses, on leur alla dire le commandement. Mais, de bonne fortune, les bonnes gens 10 avoient laissé leurs violons à la Barre, et Dieu les bénie. Par là, monseigneur, vous pouvez juger que Mile [de Rambouillet] est une aussi dangereuse demoiselle pour la nuit qu'il y en ait au monde, et que j'avois grand'raison chez Mme [Au15 bry,] de dire qu'il falloit faire sortir les violons, et qu'il ne falloit rien pour se rembarquer, tant qu'on les voyoit présents. Nous continuâmes notre chemin assez heureusement, si ce n'est qu'en entrant dans le faubourg, nous trouvâmes six grands plâtri20 ers tout nus, qui passèrent devant notre carrosse du côté de la portière où étoient Mlle de Rambouillet et Mile Paulet. Enfin nous arrivâmes à Paris. Et ce que je m'en vais vous dire est plus épouvantable que tout le reste. Nous vîmes qu'une

grande obscurité couvroit toute la ville, et au lieu que nous l'avions laissée, il n'y avoit que sept heures, pleine de bruit, d'hommes, de chevaux et de

carrosses, nous trouvâmes un grand silence et une 5 effroyable solitude partout, et les rues tellement dépeuplées que nous n'y rencontrâmes pas un homme, et vîmes seulement quelques animaux qui, à la lueur des flambeaux, se cachoient. Mais, monseigneur, je vous dirai le reste de cette aventure 10 une autre fois :

Qui è'l fin del canto, e torno ad Orlando :
Addio, signor; a voi mi ricommando.

IOI.-A Mademoiselle De Rambouillet.

[... 1637.]

Mademoiselle, car étant d'une si grande considération dans notre langue, j'approuve extrêmement le 15 ressentiment que vous avez du tort qu'on lui veut faire, et je ne puis bien espérer de l'Académie dont vous me parlez, voyant qu'elle se veut établir par une si grande violence. En un temps où la fortune joue des tragédies par tous les endroits de l'Europe, 20 je ne vois rien si digne de pitié, que quand je vois

que l'on est prêt de chasser et faire le procès à un

mot qui a si utilement servi cette monarchie, et qui, dans toutes les brouilleries du royaume, s'est toujours montré bon François. Pour moi, je ne puis comprendre quelles raisons ils pourront alléguer 5 contre une diction qui marche toujours à la tête de la raison, et qui n'a point d'autre charge que de l'introduire. Je ne sais pour quel intérêt ils tâchent d'ôter à car ce qui lui appartient pour le donner à pour ce que, ni pourquoi ils veu10 lent dire avec trois mots ce qu'ils peuvent dire

avec trois lettres. Ce qui est le plus à craindre, mademoiselle, c'est qu'après cette injustice, on en entreprendra d'autres. On ne fera point de difficulté d'attaquer mais, et je ne sais si si demeurera en 15 sûreté. De sorte qu'après nous avoir ôté toutes les paroles qui lient les autres, les beaux esprits nous voudront réduire au langage des anges, ou, si cela ne se peut, ils nous obligeront au moins à ne parler que par signes. Certes, j'avoue qu'il est vrai ce que 20 vous dites, qu'on ne peut mieux connoître par aucun exemple l'incertitude des choses humaines. Qui m'eût dit, il y a quelques années, que j'eusse dù vivre plus longtemps que car, j'eusse cru qu'il m'eût promis une vie plus longue que celle des

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patriarches. Cependant, il se trouve qu'après avoir vécu onze cents ans, plein de force et de crédit; après avoir été employé dans les plus importants traités, et assisté toujours honorablement dans le conseil de nos rois, il tombe tout d'un coup en disgrâce et est menacé d'une fin violente. Je n'attends plus que l'heure d'entendre en l'air des voix lamentables, qui diront: Le grand car est mort, et le trépas du grand Cam ni du grand Pan ne semble10 roit pas si important ni si étrange. Je sais que si l'on consulte là-dessus un des plus beaux esprits de notre siècle, et que j'aime extrêmement, il dira qu'il faut condamner cette nouveauté, qu'il faut user du car de nos pères, aussi bien que de leur terre et de leur 15 soleil, et que l'on ne doit point chasser un mot qui

a été dans la bouche de Charlemagne et de saint Louis. Mais c'est vous principalement, mademoiselle, qui êtes obligée d'en prendre la protection. Puisque la plus grande force et la plus parfaite 20 beauté de notre langue est en la vôtre, vous y devez avoir une souveraine puissance, et faire vivre ou mourir les paroles comme il vous plaît.

Aussi crois-je que vous avez déjà sauvé celleci du hasard qu'elle couroit, et qu'en l'enfer

mant dans votre lettre, vous l'avez mise comme dans un asile et dans un lieu de gloire, où le temps et l'envie ne la sauroient toucher. Parmi tout cela, je confesse que j'ai été étonné de 5 voir combien vos bontés sont bizarres, et que je trouve étrange que vous, mademoiselle, qui laisseriez périr cent hommes sans en avoir pitié, ne puissiez voir mourir une syllabe. Si vous eussiez

eu autant de soin de moi que vous en avez de car, 10 j'eusse été bien heureux malgré ma mauvaise for

tune. La pauvreté, l'exil et la douleur ne m'auroient qu'à peine touché ; et si vous ne m'eussiez pu ôter ces maux, vous m'en eussiez au moins ôté le sentiment. Lorsque j'espérois recevoir quelque consolation dans votre lettre, j'ai trouvé qu'elle étoit plus pour car que pour moi, et que son bannissement vous mettoit plus en peine que le nôtre. J'avoue, mademoiselle, qu'il est juste de le défendre. Mais vous deviez avoir soin de moi aussi 20 bien que de lui, afin que l'on ne vous reproche pas que vous abandonnez vos amis pour un mot. Vous ne répondez rien à tout ce que je vous avois écrit ; vous ne parlez point de choses qui me regardent. En trois ou quatre pages, à peine vous souvient-il

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