mais qu'est-il donc? C'est un homme... comme dans « Tartuffe » : Ah! oui, C'est un homme... qui... ah !... un homme... un homme enfin. (Acte I, Sc. 6.) Je sais, je sais, reprit Kemble. Mais non, messieurs, ce n'est point cela que je veux dire. Je me figure que Dieu, dans sa bonté, ayant voulu donner au genre humain le plaisir de la comédie, un des plus doux qu'il puisse goûter, créa Molière et le fit tomber sur la terre, en lui disant: « Homme, va peindre, amuser, et, si tu le peux, corriger tes semblables. » Il fallait bien qu'il tombât sur quelque endroit de ce globe. C'est de votre côté qu'il est tombé. Qu'importe? Je soutiens qu'il nous appartient autant qu'à vous. Est-ce vous seuls qu'il a peints? vous seuls qu'il a amusés? Non; il a peint tous les hommes; tous font leurs délices de ses ouvrages, et sont fiers de son génie. Les petites divisions des royaumes et des siècles disparaissent devant lui. Tel ou tel pays, telle ou telle époque n'ont pas le droit de se l'approprier: il appartient à tous les temps, à tous les pays. >>> Kemble avait raison. Molière est un des cinq ou six grands génies hors ligne, comme Homère, Dante, Cervantes, Shakspeare, qui dominent tous les autres, et qui sont les peintres de la nature humaine, parce qu'en peignant les mœurs de leur époque, ils ont peint l'humanité telle qu'elle existera éternellement. Molière est celui de nos auteurs que nous admirons le plus, et dans lequel nos critiques veulent le moins reconnaître des défauts. Nous réclamons pour lui la supériorité sur tous les écrivains comiques anciens et modernes. Et assurément il la mérite pour la justesse, la profondeur et la variété de ses caractères, pour son naturel inimitable, pour son intarissable gaieté, et pour cette parfaite connaissance du cœur humain qui a fait dire de lui « qu'il savait le cœur humain par cœur. » Molière est le premir qui ait fait de la comédie une représentation dramatique de nos défauts, dans le but de les corriger par le ridicule; et il n'est aucun écrivain qui ait dirigé les traits de la raillerie contre une telle variété de vices et de folies humaines. On le voit attaquer successivement les absurdités de << l'Étourdi » ; les folles querelles d'intérieur, dans « le Dépit amoureux »; le jargon affecté, maniéré, des « Précieuses ridicules »; le pédantisme et la manie de la science, dans « les Femmes savantes »; le verbiage scientifique des savants, la manie de philosopher à tout propos, d'après les lois d'Aristote, la sotte doctrine du pyrrhonisme, dans « le Mariage forcé » ; le charlatanisme pédantesque et l'ignorance des médecins, dans « le Festin de Pierre, l'Amour médecin, le Médecin malgré lui, M. de Pourceaugnac, et le Malade imaginaire »; les magistrats petits-maîtres, dans « le Sicilien et la Comtesse d'Escarbagnas » ; la manie de plaider, dans « les Fourberies de Scapin »; le danger d'élever les jeunes personnes dans une contrainte trop rigoureuse, dans « l'École des Maris »; le préjugé de tenir les femmes dans l'ignorance, dans « l'École des Femmes » ; la fureur de s'élever au-dessus de sa condition, les ridicules des parvenus, dans « George Dandin, M. de Pourceaugnac, la Comtesse d'Escarbagnas et le Bourgeois gentilhomme » ; les travers des « Fâcheux »; la fatuité ridicule des marquis, dans « la Défense de l'École des Femmes et l'Impromptu de Versailles»; les faiblesses et les défauts des hommes vertueux, dans « le Misanthrope »; enfin dans « l'Avare » et dans (( le Tartuffe », il nous dévoila l'avarice et l'hypocrisie dans toute leur horreur. Il y a des critiques étrangers qui voudraient enlever la palme de la comédie à Molière, pour la donner à Shakspeare. Ces deux grands génies ne sont pas comparables. Molière n'a pas l'esprit brillant, le pathétique, le sublime et les peintures poétiques du prince des poètes anglais ; mais il l'emporte sur lui par la force comique, par la profondeur du bon sens, par le but moral qu'il a donné à la comédie, par un coup d'œil perçant, qui lui fait découvrir les vices et les travers sous toutes les formes, et par les traits soudains dont il les frappe au moment où ils s'y attendent le moins. Assurément, Molière n'aurait pu faire « Roméo et Juliette, Othello, Hamlet, Macbeth, le Roi Lear »; mais Shakspeare n'a rien écrit de comparable au << Tartuffe », au « Misanthrope » et aux « Femmes savantes. » L'un est le premier tragique du monde, comme l'autre en est le plus grand comique. Jean-Baptiste Poquelin, devenu immortel sous le nom de MOLIÈRE, était fils d'un tapissier de Paris, valet de chambre de Louis XIII. Il fut d'abord destiné au même métier, et son père lui assura la survivance de sa charge. A quatorze ans, il ne savait que lire, écrire et compter. C'est à cet âge qu'il entra au collége des Jésuites, pour faire des études classiques. Il y eut pour condisciples le prince de Conti, frère du grand Condé, qui fut plus tard son protecteur, et le poète Chapelle, qui devint son ami intime, et qui est connu par son esprit et par quelques poésies légères. Au sortir du collége, il étudia le droit; mais rien ne prouve qu'il ait paru au barreau. Il n'avait de goût que pour le théâtre. Cette passion devint telle que, malgré le mépris attaché alors à la profession de comédien et les représentations de ses parents, il se mit à la tête d'une troupe de jeunes gens qui jouaient la comédie. Il se reprocha toute sa vie le chagrin qu'il avait causé à sa famille, en embrassant un état excommunié par l'Église et proscrit par la société. « Si c'était à recommencer, disait-il, je ne choisirais jamais cette profession. >>> Pour se conformer à l'usage du temps, il quitta son nom et prit celui de « Molière >>, dont l'origine Codie est inconnue. L'association des « jeunes comédiens », qui se faisait appeler « l'Illustre troupe », n'eut aucun succès à Paris. Au bout d'un an, Molière se vit obligé de quitter la capitale; il parcourut la province (1646). Les circonstances de sa vie, pendant toute cette tournée, sont presque entièrement ignorées. On sait seulement que les pièces qu'il jouait étaient des farces dans le goût italien; elles ne nous sont point parvenues. Les deux seules qui nous restent font peu regretter la perte des autres. Les premières comédies régulières que composa Molière furent « l'Étourdi », joué à Lyon vers 1653, et « le Dépit amoureux », représenté pour la première fois à Béziers, dans l'hiver de 1656 à 1657. Ces deux pièces annonçaient l'homme qui devait faire de la comédie l'imitation de la nature. On y trouve cette gaieté, ce comique brillant et facile, qui rendent inimitable le dialogue de Molière. Après avoir couru la province pendant douze ans (16461658), Molière revint à Paris. Grâce à la protection du prince de Conti, son ancien condisciple, et à celle du duc d'Orléans, frère de Louis XIV, il obtint la permission de jouer avec sa troupe devant le roi et la cour. Louis XIV, alors âgé de vingt ans, fut charmé de leurs farces, et autorisa la troupe de Molière à prendre le titre de de la Cour |