PIERRE LE-GRAND, EMPEREUR DE RUSSIE. Pierre-le-Grand fut regretté en Russie de tous ceux qu'il avoit formés; et la génération qui suivit celles des partisans des anciennes mœurs le regarda bientôt comme son père. Quand les étrangers ont vu que tous ses établissements étoient durables, ils ont eu pour lui une admiration constante, et ils ont avoué qu'il avoit été inspiré plutôt par une sagesse extraordinaire, que par l'envie de faire des choses étonnantes. L'Europe a reconnu qu'il avoit aimé la gloire, mais qu'il l'avoit mise à faire du bien; que ses défauts n'avoient jamais affoibli ses grandes qualités; qu'en lui l'homine eut ses taches, et que le monarque fut toujours grand. Il a forcé la nature en tout, dans ses sujets, dans lui-même, et sur la terre et sur les eaux; mais il l'a forcée pour l'embellir. Les arts, qu'il a transplantés de ses mains dans des pays dont plusieurs alors étoient sauvages, ont en fructifiant rendu témoignage à son génie et éternisé sa mémoire; ils paroissent aujourd'hui originaires des pays mêmes où il les a portés. Lois, police, politique, discipline militaire, marine, commerce, manufactures, sciences, beauxarts, tout s'est perfectionné selon ses vues; et, par une singularité dont il n'est point d'exemple, ce sont quatre femmes, montées après lui sur le trône qui ont maintenu tout ce qu'il acheva, et ont perfectionné tout ce qu'il entreprit. C'est aux historiens nationaux d'entrer dans tous les détails des fondations, des lois, des guerres et entreprises de Pierre-le-Grand. Il suffit à un étranger d'avoir essayé de montrer ce que fut le grand homme qui apprit de Charles XII à le vaincre, qui sortit deux fois de ses états pour les mieux gouverner, qui travailla de ses mains à presque tous les arts nécessaires, pour en donner l'exemple à son peuple, et qui fut le fondateur et le père de son empire. LE MÊME. Histoire de Pierre-le-Grand. CHARLES XII. Charles XII, roi de Suède, éprouva ce que la prospérité a de plus grand, et ce que l'adversité a de plus cruel, sans avoir été amolli par l'une, ni ébranlé un moment par l'autre. Presque toutes ses actions, jusqu'à celles de sa vie privée et unie, ont été bien loin au-delà du vraisemblable. C'est peutêtre le seul de tous les hommes, et jusqu'ici le seul de tous les rois, qui ait vécu sans foiblesse; il a porté toutes les vertus des héros à un excès où elles sont aussi dangereuses que les vices opposés. Sa fermeté, devenue opiniâtre, fit ses malheurs dans l'Ukraine, et le retint cinq ans en Turquie; sa libéralité, dégénérant en profusion, a ruiné la Suède: son courage, poussé jusqu'à la témérité, a causé sa mort : sa justice a été quelquefois jusqu'à la cruauté; et, dans les dernières années, le main tien de son autorité approchoit de la tyrannie. Ses grandes qualités, dont une seule eût pu immortaliser un autre prince, ont fait le malheur de son pays. Il n'attaqua jamais personne; mais il ne fut pas aussi prudent qu'implacable dans ses vengeances. Il a été le premier qui ait eu l'ambition d'être conquérant sans avoir l'envie d'agrandir ses états; il vouloit gagner des empires pour les donner. Sa passion pour la gloire, pour la guerre et pour la vengeance, l'empêcha d'être bon politique: qualité sans laquelle on n'a jamais vu de conquérant. Avant la bataille, et après la victoire, il n'avoit que de la modestie; après la défaite, que de la fermeté; dur pour les autres comme pour lui-même, comptant pour rien la peine et la vie de ses sujets, aussi bien que la sienne: homme unique plutôt que grand homme, admirable plutôt qu'à imiter. Sa vie doit apprendre aux rois combien un gouvernement pacifique et heureux est au-dessus de tant de gloire 1. LE MÊME. Histoire Charle XII. MÊME SUJET. Arrêtons-nous un moment devant ce Charles XII, comme on s'arrête devant ces pyramides du désert dont l'œil étonné contemple les énormes proportions, avant que la raison se demande quelle est leur utilité. On aime à voir, dans cet homme extraordinaire, l'alliance si rare des vertus privées et des qualités héroïques, même avec cette exagération, qui a fait de ce prince le phénomène des siècles civilisés. On admire et ce profond mépris des voluptés et de la vie, cette soif démesurée de la gloire, et cette extrême simplicité de mœurs, et cette étonnante intrépidité, et sa familiarité, et sa bonté même envers les siens, et sa sévérité sur lui-même, et ses expéditions fabuleuses entreprises avec tant d'audace, et cette défaite de Pultawa soutenue avec tant de fermeté, et cette prison de Bender où il montra tant de hauteur, et ce roi qui commande le respect à des barbares, lorsqu'ils n'ont plus rien à en craindre, l'amour à ses sujets, lorsqu'ils ne peuvent plus rien en attendre, et, quoique absent, l'obéissance dans ces mêmes états, où ses successeurs présents n'ont pas toujours pu l'obtenir; et, à la vue de cette combinaison unique de qualités et d'événements, on est tenté d'appliquer à ce prince ce mot du père Daniel, en parlant de notre saint Louis: Un des plus grands hommes, et des plus singuliers qui aient été. DE BONALD. Législation primitive. FRÉDÉRIC-LE-GRAND, ROI DE PRUSSE. Ce prince, dans l'âge des plaisirs, eut le courage de préférer à la molle oisiveté des cours l'avanVoyez en vers, parallèles. tage de s'instruire. Le commerce des premiers hommes du siècle, et ses réflexions, mûrissoient dans le secret son génie naturellement actif, naturellement impatient de s'étendre. Ni la flatterie, ni la contradiction, ne purent jamais le distraire de ses profondes méditations. Il forma de bonne heure le plan de sa vie et de son règne. On osa prédire, à son avénement au trône, que ses ministres ne seroient que ses secrétaires; les administrateurs de ses finances, que ses commis; ses généraux, que ses aides-de-camp. Des circonstances heureuses le mirent à portée de développer aux yeux des nations des talents acquis dans la retraite. Saisissant, avec une rapidité qui n'appartenoit qu'à lui, le point décisif de ses intérêts, Frédéric attaqua une puissance qui avoit tenu ses ancêtres dans la servitude. Il gagna cinq batailles contre elle, lui enleva la meilleure de ses provinces, et fit la paix aussi à propos qu'il avoit fait la guerre. En cessant de combattre, il ne cessa pas d'agir. On le vit aspirer à l'admiration des mêmes peuples dont il avoit été la terreur. Il appela tous les arts à lui, et les associa à sa gloire. Il réforma les abus de la justice, et dicta lui-même des lois pleines de sagesse. Un ordre simple, invariable, s'étendit dans toutes les parties de l'administration. Persuadé que l'autorité du souverain est un bien commun à tous les sujets, une protection dont ils doivent tous également jouir, il voulut que chacun d'eux eût la liberté de l'approcher et de lui écrire. Tous les instants de sa vie étoient consacrés au bien de ses peuples; ses délassements mêmes leur étoient utiles. Nous n'ignorons pas qu'il est difficile d'apprécier ses contemporains. Les princes sont surtout ceux qu'on peut le moins se flatter de bien connoître. La renommée en parle rareinent sans passion. C'est le plus souvent d'après les bassesses de la flatterie, d'après les injustices de l'envie, qu'ils sont jugés. Le cri confus de tous les intérêts, de tous les sentiments qui s'agitent et changent autour d'eux, trouble ou suspend le jugement des sages mêmes. Cependant, s'il étoit permis de prononcer d'après une multitude de faits liés les uns aux autres, on diroit de Frédéric qu'il sut dissiper les complots de l'Europe conjurée contre lui, qu'il joignit à la grandeur et à la hardiesse des entreprises un secret impénétrable dans les moyens; qu'il changea la manière de faire la guerre, qu'on croyoit, avant lui, portée à sa perfection; qu'il montra un courage d'esprit dont l'histoire fournissoit peu de modèles; qu'il tira de ses fautes mêmes plus d'avantages que les autres n'en savent tirer de leurs succes; qu'il fit taire d'étonnement ou parler d'admiration toute la terre, et qu'il donna autant d'éclat à sa nation, que d'autres souverains en reçoivent de leurs peuples. RAYNAL. MÊME SUJET. Au milieu de cette foule d'ennemis triomphants, considérez le lion du nord qui s'éveille : ses regards ardents semblent dévorer la proie que lui marque la fortune: génie impatient des'offrir à la renommée, vaste, pénétrant, exalté par le malheur et par ces pressentiments secrets qui dévouent impérieusement à la gloire certains êtres privilégiés qu'elle a choisis, je le vois se précipiter sur ce théâtre sanglant, avec une puissance mûrie par de longues combinaisons et des talents agrandis par la réflexion et la prévoyance. Soldat et général, conquérant et politique, ministre et roi, ne connoissant d'autre faste qu'une milice nombreuse, seule magnificence d'un trône fondé par les armes. Je le vois, aussi rapide que mesuré dans ses mouvements. unir la force de la discipline à la force de l'exemple, communiquer à tout ce qui l'approche cette vigueur, cette flamme inconnue au reste des hommes; être partout, réparer tout, diriger lui-même avec art tous les coups qu'il porte; attaquer ce trône chancelant sur lequel son ennemi paroît s'appuyer, en détacher brusquement les rameaux, les plus féconds, et s'élevant bientôt au-dessus de l'art même par la fermeté de ce coupd'œil que rien ne trouble, montrer déjà le secret de ses ressources qui doivent étonner la victoire même et tromper la fortune, lorsqu'elle lui sera contraire. BOISMONT. Oraison funèbre de l'impératrice MALESHERBES. J'ai vu plusieurs fois cet illustre vieillard, et je me rappelle sa figure ouverte et calme, et son air un peu distrait; ses principes étoient sévères, et sa société étoit douce: magistrat intègre, père tendre, ami zélé, il jouissoit de l'estime générale et de la bienveillance universelle. Tout, dans sa vie publique et privée, avoit été bon et honorable; mais l'éclat extraordinaire que jeta la fin de sa carrière a, pour ainsi dire, placé tout le reste dans l'ombre, et l'imagination ne s'y arrête pas. L'histoire a conservé un grand nombre de traits de dévouement qui honorent l'humanité. Des citoyens se sont sacrifiés pour leur pays, des rois se sont immolés pour le salut de leurs peuples, et tous les jours des milliers de héros obscurs affrontent les plus éminents périls pour servir la patrie ou le souverain, qui, dans la monarchie, ne fait qu'un avec l'état. Entre ces belles actions, ce qui distingue celle de M. de Malesherbes, c'est l'absence de tous les motifs qui excitent ordinairement les hommes, et qui les portent à des résolutions courageuses. En effet, on ne sauroit attribuer son dévouement généreux à un de ces élans de patriotisme, si commun chez les anciens, et qui étoit, chez eux, poussé jusqu'au fanatisme; ce n'étoit pas non plus l'amour de la gloire ou l'ambition, passions qui portent à de si grands sacrifices; l'honneur, ce tyran impérieux qui se fait obéir, en menaçant de la honte, bien plus redoutable que la mort, n'exigeoit rien de lui enfin il ne fut pas entraîné par une de ces amitiés vives et fortes, si rares entre des égaux, impossibles lorsqu'il y a une grande inégalité de rang, surtout dans l'occasion dont il s'agit, puisque l'étiquette de la cour de France s'opposoit à ce que la haute robe eût aucune intimité avec, la famille royale, la noblesse militaire étant seule admise aux chasses et aux soupers, où les princes se familiarisoient avec elle. Il est bien vrai que M. de Malesherbes, ayant été quelque temps ministre, avoit été à portée d'apprécier le cœur du roi, et de connoître ses intentions bienfaisantes; mais ce sentiment n'est point de l'amitié. Quels furent donc les motifs de cette courageuse détermination? Une pieuse fidélité envers un souverain déchu sans être dégradé, une noble pitié pour le malheur. Chrétien Guillaume de Lamoignon de Malesherbes, ministre sous Louis XVI, naquit à Paris en 1731. Il mourut sur l'échafaud, le 22 avril 1794, victime de son dé La simplicité de la forme releva merveilleusement la beauté de l'action: point d'enthousiasme, point de bravade. Il plaida cette cause mémorable comme si elle eût pu être gagnée; moins sans doute dans l'espoir de sauver son royal client, que pour se procurer un accès auprès de lui, et pour lui offrir la seule consolation digne de lui, les épanchements d'un cœur vertueux et sensible. L'héroïsme calme n'excite pas seulement notre admiration, il nous inspire une affection personnelle pour celui qui développe à nos yeux un si beau caractère, et ce sentiment n'a rien que de juste; car l'on ne peut réellement compter que sur un courage désintéressé et pur dans ses notifs, qui ne doit rien à l'exemple, aux circonstances, ou à la vivacité des passions. Un ancien a dit, en parlant de Caton, que la lutte d'un homme vertueux aux prises avec l'infortune étoit un spectacle digne de fixer les regards de la divinité; l'on pourroit ajouter que celui qui se présente de lui-même à un danger imminent, par vertu, qui l'affronte avec une héroïque fermeté, en est la plus parfaite image 1. M. le duc DE LÉVIS. vouement pour le roi, qu'il avoit eu le courage de le défendre devant la Convention. (N. E.) CARACTÈRES LITTÉRAIRES. HOMÈRE. Je ne suis qu'un Scythe, et l'harmonie des vers d'Homère, cette harmonie qui transporte les Grecs, échappe souvent à mes organes trop grossiers; mais je ne suis plus maître de mon admiration, quand je vois ce génie altier planer, pour ainsi dire, sur J'univers, lançant de toutes parts ses regards embrasés, recueillant les feux et les couleurs dont les objets étincellent à sa vue; assistant au conseil des dieux; sondant les replis du cœur humain, et bientôt, riche de ses découvertes, ivre des beautés de la nature, et ne pouvant plus supporter l'ardeur qui le dévore, la répandre avec profusion dans ses tableaux et dans ses expressions; mettre aux prises le ciel avec la terre, et les passions avec elles-mêmes; nous éblouir par ces traits de lumière qui n'appartiennent qu'aux talents supérieurs, nous entraîner par ces saillies de sentiment qui sont le vrai sublime, et toujours laisser dans notre ame une impression profonde qui semble l'étendre et l'agrandir. Car ce qui distingue surtout Homère, c'est de tout animer, et de nous pénétrer sans cesse des mouvements qui l'agitent; c'est de tout subordonner à la passion principale, de la suivre dans ses fougues, dans ses écarts, dans ses inconséquences, de la porter jusqu'aux nues, et de la faire tomber, quand il le faut, par la force du sentiment et de la vertu, comme la flamme de l'Etna que le vent repousse au fond de l'abîme; c'est d'avoir saisi de grands caractères, d'avoir différencié la puissance, la bravoure et les autres qualités de ses personnages, non par des descriptions froides et fastidieuses, mais par des coups de pinceau rapides et vigoureux, ou par des fictions neuves et semées presque ou hasard dans ses ouvrages. Je monte avec lui dans les cieux: je reconnois Vénus tout entière à cette ceinture d'où s'échappent sans cesse les feux de l'amour, les désirs impatients, les grâces séduisantes et les charmes inexprimables du langage et des yeux: je reconnois Pallas et ses fureurs, à cette égide où sont suspendues la terreur, la discorde, la violence, et la tête épouvantable de l'horrible Gorgone: Jupiter et Neptune sont les plus puissants des dieux; mais il faut à Neptune un trident pour secouer la terre; à Jupiter, un clin d'œil pour ébranler l'Olympe. Je descends sur la terre: Achille, Ajax et Diomède sont les plus redoutables des Grecs; mais Diomède se retire à l'aspect de l'armée troyenne; Ajax ne cède qu'après l'avoir repoussée plusieurs fois; Achille se montre, et elle disparoît 1. BARTHÉLEMY. Voyage d'Anacharsis. ÆSCHYLE. Æschyle reçut des mains de Phrynicus, disciple de Thespis, la tragédie dans l'enfance, enveloppée d'un vêtement grossier, le visage couvert de fausses couleurs, ou d'un masque sans caractère, n'ayant ni grâces ni dignité dans ses mouvements, inspirant le désir de l'intérêt qu'elle remuoit à peine, éprise encore des farces et des facéties qui avoient amusé ses premières années, s'exprimant quelquefois avec élégance et dignité, souvent dans un style foible, rampant, et souillé d'obscénités gros sières. Le père de la tragédie, car c'est le nom qu'on peut donner à ce grand homme, avoit reçu de la nature une ame forte et ardente. Son silence et sa gravité annonçoient l'austérité de son caractère. Dans les batailles de Marathon, de Salamine et de Platée, où tant d'Athéniens se distinguèrent par leur valeur, il fit remarquer la sienne. Il s'étoit nourri, dès sa plus tendre jeunesse, de ces poètes qui, voisins des temps héroïques, concevoient d'aussi grandes idées qu'on faisoit alors de grandes choses. L'histoire des siècles reculés offroit à son imagination vive des succès et des revers éclatants, des trônes ensanglantés, des passions impétueuses et dévorantes, des vertus sublimes, des crimes et des vengeances, partout l'empreinte dela grandeur, et souvent celle de la férocité. Dans quelques-unes de ses pièces, l'exposition du sujet a trop d'étendue; dans d'autres, elle n'a pas assez de clarté : quoiqu'il pèche souvent contre les règles qu'on a depuis établies, il les a presque lentes , que pour la relever aussitôt par l'idée qu'il lui donne de sa force. Ses héros aiment mieux être écrasés par la foudre que de faire une hassesse, et leur courage est plus inflexible que la loi fatale de la nécessité. Cependant il savoit mettre des bornes aux émotions qu'il étoit si jaloux d'exciter; il évita toujours d'ensanglanter la scène, parce que ses tableaux devoient être effrayants sans être horribles. Ce n'est que rarement qu'il fait couler des larmes, et qu'il excite la pitié, soit que la nature lui eût refusé cette douce sensibilité qui a besoin de se communiquer aux autres, soit plutôt qu'il craignit de les amollir. Jamais il n'eût exposé sur la scène des Phèdre et des Sthénobée; jamais il n'a peint les douceurs et les fureurs de l'amour; il ne voyoit dans les différents accès de cette passion que des foiblesses ou des crimes d'un dangereux exemple pour les mœurs, et il vouloit qu'on fút forcé d'estimer ceux qu'on est forcé de plaindre. Ses plans sont d'une extrême simplicité. Il négligeoit ou ne connoissoit pas assez l'art de sauver les invraisemblances, de nouer ou de dénouer une action, d'en lier étroitement les différentes parties, de la presser ou de la suspendre par des reconnoissances et par d'autres accidents imprévus: il n'intéresse quelquefois que par le récit des faits et par la vivacité du dialogue; d'autres fois, que par la force du style, ou par la terreur du spectacle. Il paroît qu'il regardoit l'unité d'action et de temps comme essentielle, celle de lieu comme moins nécessaire. Le caractère et les mœurs de ses personnages sont convenables et se démentent rarement. II choisit pour l'ordinaire ses modèles dans les temps héroïques, et les soutient à l'élévation où Homère avoit placé les siens. Il se plaît à peindre des ames vigoureuses, franches, supérieures à la crainte, dévouées à la patrie, insatiables de gloire et de combats, plus grandes qu'elles ne sont aujourd'hui, telles qu'il en vouloit former pour la défense de la Grèce; car il écrivoit dans le temps de la guerre des Perses. Il règne, dans quelques-uns de ses ouvrages, une obscurité qui provient, non seulement de son extrême précision et de la hardiesse de ses figures, mais encore des termes nouveaux dont il affecte d'enrichir ou de hérisser son style. Æschyle ne vouloit pas que ses héros s'exprimassent comme le commun des hommes; leur élocution devoit être au-dessus du langage vulgaire; elle est souvent au-dessus du langage connu. Pour fortifier sa diction, des mots volumineux, et durement construits des debris de quelques autres, s'élèvent da milieu de la phrase, comme ces tours superbes qui dominent sur les remparts d'une ville 2. • Comparaison d'Aristophane. L'éloquence d'Eschyle étoit trop forte pour l'assujétir aux recherches de l'élégance, de l'harmonie et de la correction; son essor trop audacieux, pour ne pas l'exposer à des écarts et à des chutes. C'est un style en général noble et sublime: en certains endroits, grand avec excès, et pompeux jusqu'à l'enflure; quelquefois méconnoissable et révoltant par des comparaisons ignobles, des jeux de mots puérils, et d'autres vices qui sont communs à cet auteur avec ceux qui ont plus de génie que de goût. Malgré ses défauts, il mérite un rang très-distingué parmi les plus célèbres poètes de la Grèce. LE MÊME. Ibid. ÆSCHYLE, SOPHOCLE, EURIPIDE. Malgré les préventions et la haine d'Aristophane contre Euripide, sa décision, en assignant le premier rang à Æschyle, le second à Sophocle, et le troisième à Euripide, étoit alors conforme à l'opinion de la plupart des Athéniens: sans l'approuver, sans la combattre, je vais rapporter les changements que les deux derniers firent à l'ouvrage du premier. Sophocle reprochoit trois défauts à Æschyle : la hauteur excessive des idées, l'appareil gigantesque des expressions, la pénible disposition des plans; et ces défauts, il se flattoit de les avoir évités. Si les modèles qu'on nous présente au théâtre se trouvoient à une trop grande élévation, leurs malheurs n'auroient pas le droit de nous attendrir, ni leurs exemples celui de nous instruire. Les héros de Sophocle sont à la distance précise où notre admiration et notre intérêt peuvent atteindre: comme ils sont au-dessus de nous, sans être loin de nous, tout ce qui les concerne ne nous est ni trop étranger, ni trop familier; et, comme ils conservent de la foiblesse dans les plus affreux revers, il en résulte un pathétique sublime qui caractérise spécialement ce poète. Il respecte tellement les limites de la véritable grandeur, que, dans la crainte de les franchir, il lui arrive quelquefois de n'en pas approcher. Au milieu d'une course rapide, au moment qu'il va tout embraser, on le voit soudain s'arrêter et s'éteindre: on diroit alors qu'il préfère les chutes aux écarts. Il n'étoit pas propre à s'appesantir sur les foiblesses du cœur humain, ni sur des crimes ignobles; il lui falloit des ames fortes, sensibles, et par là même intéressantes : des ames ébranlées par l'infortune, sans en être accablées ni enorgueillies. En réduisant l'héroïsme à sa juste mesure, Sophocle baissa le ton de la tragédie, et bannit ces expressions qu'une imagination furieuse dictoit à Æschyle, et qui jetoient l'épouvante dans l'ame des spectateurs: son style, comme celui d'Homère, est plein de force, de magnificence, de noblesse et de douceur; jusque dans la peinture des passions les plus violentes, il s'assortit heureusement à la dignité des personnages. Æschyle peignit les hommes plus grands qu'ils ne peuvent être; Sophocle, comme ils devroient être; Euripide, tels qu'ils sont. Les deux premiers avoient négligé des passions et des situations que le troisième crut susceptibles de grands effets. Il représenta tantôt des princesses brûlantes d'amour, et ne respirant que l'adultère et les forfaits; tantôt des rois dégradés par l'adversité, au point de se couvrir de haillons, et de tendre la main, à l'exemple des mendiants. Ces tableaux, où l'on ne retrouvoit plus l'empreinte de la main d'Æschyle, ni celle de Sophocle, soulevèrent d'abord les esprits: on disoit qu'on ne devoit, sous aucun prétexte, souiller le caractère ni le rang des héros de la scène; qu'il étoit honteux de décrire avec art des images honteuses, et dangereux de prêter au vice l'autorité des grands exemples. Mais ce n'étoit plus le temps où les lois de la Grèce infligeoint une peine aux artistes qui ne traitoient pas leur sujet avec une certaine décence. Les ames s'énervoient, et les bornes de la convenance s'éloignoient de jour en jour; la plupart des Athéniens furent moins blessés des atteintes que les pièces d'Euripide portoient aux idées reçues, qu'entraînés par le sentiment dont il avoit su les animer; car ce poète, habile à manier toutes les affections de l'ame, est admirable lorsqu'il peint les fureurs de l'amour, ou qu'il excite les émotions de la pitié: c'est alors que, se surpassant lui-même, il parvient quelquefois au sublime, pour lequel il semble que la nature ne l'avoit pas destiné. Les Athéniens s'attendrirent sur le sort de Phèdre coupable; ils pleurèrent sur celui du malheureux Télèphe, et l'auteur fut justifié. Dans les pièces d'Æschyle et de Sophocle, les passions, empressées d'arriver à leur but, ne prodiguent point des maximes qui suspendroient leur marche; le second surtout a cela de particulier, que tout en courant, et presque sans y penser, d'un seul trait il décide le caractère et dévoile les sentiments secrets de ceux qu'il met en scène. C'est ainsi que, dans son Antigone, un mot échappé comme par hasard à cette princesse laisse éclater son amour pour le fils de Créon. Euripide multiplia les sentences et les réflexions; il se fit un plaisir ou un devoir d'étaler ses connoissances, et se livra souvent à des formes oratoires: de la les divers jugements qu'on porte de cet auteur, et les divers aspects sous lesquels on peut l'envisager. Comme philosophe, il eut un grand nombre de partisans; les disciples d'Anaxagore et ceux de Socrate, à l'exemple de leurs maî |