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les dieux sont envieux; ni vos quadriges, aux rênes de pourpre et d'or, ni votre bronze éternel, ni vos marbres, ni vos lauriers; les temples même, oui! les temples, la statue adorée à genoux, l'autel fumant du sang des victimes, le César invoqué comme un dieu à la vapeur de l'encens... les jeux brillants de la victoire, les grands honneurs (dii majorum gentium!), si peu semblables aux petits honneurs dont se contentent les nations modernes (dii minorum gentium), ne valent pas, pour l'éternité de la gloire, une page de l'historien, un vers du poëte, une période enthousiaste de l'orateur!

Pline avait appris, à l'école de Quintilien, cette confiance que donne la conviction mêlée à l'éloquence; il redisait le mot moitié bouffon, moitié sérieux de cet empereur qui va mourir : —Je sens que je deviens dieu! En même temps il se rappelait que l'empereur Auguste regardait le monde comme un vaste théâtre, dont les hommes étaient les histrions1, c'est pourquoi il ne voulait pas, pour son héros, de ce piédestal croulant et sans honneur. La colonne Trajane est le chef-d'œuvre de l'art grec, mêlé à la richesse romaine; arc de triomphe et mausolée, elle portait dignement les cendres de l'empereur, dans cette urne d'or dont la tête se perd dans la nue. Eh bien! une colonne Trajane eût été élevée avec le même zèle, dans les onze cent quatre-vingt-dix-sept villes que comptait l'Italie, Pline le Jeune n'eût pas renoncé à

.4. « Ai-je bien joué la farce de la vie? » disait Auguste à son lit de mort.

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écrire son admirable Panégyrique. « C'était un des « devoirs de mon consulat de prouver que l'Éloquence « est encore la source la plus abondante de la solide << gloire1. >>

Au reste, c'était l'usage romain d'écrire, même de leur vivant, les louanges des grands hommes. L'auteur de la Vie d'Agricola, Tacite, venait d'écrire un panégyrique du consul Virginius; Alexandre le Grand avait eu son panégyrique composé par Isocrate, à telles enseignes que l'orateur grec avait été plus long à écrire la louange du grand capitaine, que le capitaine à prendre l'Asie. Heureuse l'éloquence, quand elle rencontrait des héros véritables, quand elle n'était pas semblable à ces âmes en peine dont parle Lucien (Lucien vient de naître sous Trajan), qui promènent des mots dans le vide! Heureux l'orateur qui se servait de la louange, comme d'un merveilleux diamant que l'habile ciseleur enchâsse en noble métal! Artiste et magistrat, Pline devait tenir doublement à cette œuvre que lui demandait l'univers.

A vrai dire, l'entreprise était difficile; il s'agissait de léguer à la postérité le digne éloge d'un prince accompli; mais aussi la récompense était grande ouvrir son âme à l'espérance d'une félicité sans terme, et s'abandonner librement à son inspiration, sans jamais redouter d'aller jusqu'à l'impossible. Quintilien l'avait dit: Tu peux aller au delà du vraisemblable, et non pas au delà de toutes les limites. Ou, comme dit un autre esprit de la même

4. Livre XXIII, lettre ш.

2. Ce panégyrique est perdu.

trempe1 Porter trop haut une hyperbole, c'est la détruire. Cette fois le danger de l'hyperbole disparaissait dans la gloire à célébrer; ou du moins, de cette hyperbole méritée, l'univers se faisait le complice. Rome entière se portait en foule chez l'orateur pour écouter à l'avance, quelques fragments du panégyrique sacré; Rome qui ne trouvait jamais le temps d'assister à ces lectures intimes, resta trois jours attentive aux premiers essais de son consul.

La ville saluait avec une joie réelle cette louange du très-excellent empereur; on disait de tous côtés, que cette fois enfin la récompense de ce grand homme était trouvée, une récompense à peu près digne de la grandeur de son âme et de sa gloire un éloge dicté par le suffrage uuiversel, destiné à passer entre les mains, sous les yeux, dans le cœur, dans la mémoire de tous les mortels. Enfin donc Trajan, le roi philosophe, échappe aux louanges souillées, qui avaient servi déjà à tant de monstres couronnés 2.

Justes honneurs, honneurs mérités et tout nouveaux, ces honneurs du panégyrique de Trajan. Quelque chose de pareil devait s'agiter dans l'âme de la nation française, quand le grand Bossuet mettait la dernière main à ce chef-d'œuvre de son éloquente vieillesse : l'oraison funèbre de Henri de Bourbon, prince de Condé ! Ce panégyrique de Trajan était attendu non pas seulement

4. Cousin. Traité du sublime.

2. Plurimos honores pessimo cuique delatos. Livre VI, lettre xxvII.

par la Rome éternelle, mais chez les peuples les plus éloignés de l'empire, sur les rives du Rhin, sur les bords du Danube, dans la Bretagne séparée du monde par tous les peuples domptés et par les quarante-quatre légions qui les avaient domptés. Les consuls, les tribuns, les sénateurs, les prêtres, le peuple, les enfants, les vieillards, les barbares, l'unanime écho de l'univers ressuscité et glorifié, répétaient le panégyrique!

Et lorsque, à tant de siècles de distance, vous relisez de sang-froid cette vaste composition, d'un style élégant, antique, latin, disposée avec tant d'ordre et d'éclat, vous vous étonnez, à certains passages, que la louange puisse aller si loin pour un homme vivant... Hélas! c'est que nous ne savons plus admirer; c'est que nous n'osons plus applaudir; c'est que nous n'avons pas, superbes que nous sommes, le courage de nous avouer à nous-mêmes, qu'un homme puisse obtenir, à force de génie et de bonté, cette importance paternelle et royale dans les destinées d'une nation, c'est que cela humilie enfin notre orgueil de révolutionnaires et de bourgeois, de lever les mains jusqu'au trône en nous écriant : Seigneur,

sauvez-nous! nous périssons, Seigneur!...

Les Romains étaient assez généreux pour tout admirer; et pour admirer tout à leur aise, ils avaient cette grandeur véritable qui consiste à aimer les bienfaits et à les reconnaître. Éprouvés si longtemps par l'épouvantable tyrannie des empereurs, dépouillés de leurs priviléges, courbés sous le joug de ces monstres, ils en étaient réduits à pleurer leur impuissance.

Fils de la louve et du dieu Mars! Quoi donc tant de victoires, tant de persévérance et de courage, de conquêtes et de trésors, tant de rois évanouis devant la majesté du sénat, pour arriver à l'abjection d'une pareille servitude? On comprend cet impérissable fanatisme du genre humain arraché par Trajan aux fureurs imbéciles ou féroces de ses tyrans!... Titus renaissait sous la couronne de Trajan! Domitien restait écrasé sons le pied de Trajan! Le règne de Trajan c'est le plus grand des règnes, c'est le bonheur, c'est la gloire; cette fois, par une de ces alliances presque impossibles, l'homme politique est égal au capitaine, le cœur de ce grand homme vaut son esprit; son génie est complet : l'homme le plus propre à honorer la nature humaine, à représenter la divine.

Voilà d'où venait aux Romains cet enthousiasme! et voilà pourquoi le panégyrique de Trajan, écrit par leur consul, fait un événement immense! On eût dit, à voir la joie universelle, que le genre humain pressentait la gloire de Trajan, la valeur d'Adrien, la vertu des deux Antonins, les dernières promesses de l'avenir. Aussi bien les hommes de cet empire s'abandonnaient librement à leur transport; ils chantaient, à haute voix, les louanges du père de la patrie, ils étaient fiers de leurs respects, ils se disaient Le voilà, ce maître illustre! voilà notre

:

César! fassent les dieux qu'il nous soit conservé1!

4. Ils disaient de l'empereur Auguste: Plut au ciel qu'il fûl encore à naitre, ou qu'il fut encore à mourir!

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