se remplissait la vie de ses contemporains; il sentait que l'homme est né pour agir, et s'indignait de le voir tantôt consumer ses années en de vaines disputes de mots, tantôt les employer à des crimes : il le voulait actif et vertueux, courageux et modéré, propre au maniement des affaires, mais sans ambition comme sans crainte. Lui qui, après avoir vécu à la cour, s'en était retiré parceque «si on eût voulu « l'employer à mentir, à trahir et à se parjurer pour « quelque service notable,» il aurait dit : « Si j'ai volé «< ou dérobé quelqu'un, envoyez-moi plustôt en gal<«<lère ; » lui qui, au milieu des discordes civiles, avait ouvert sa maison à tous les partis qu'il désapprouvait tous également, et s'était borné à «< essayer de soustraire « ce coin à la tempête publique, comme il faisoit un <«<< autre coin en son âme ; » cet homme enfin qui avait plus besoin de trouver la vérité que de la dire, et de rester homme de bien que d'engager les autres à le devenir, ne pouvait souffrir cependant qu'on élevât les enfants pour une vie oiseuse et inutile. Son siècle, si j'ose ainsi parler, ne lui offrait point de débouchés pour la vertu, pour cette vertu « qui sonne je ne sais quoy << de grand et d'actif, » et cependant c'était pour elle qu'il voulait qu'on formât les jeunes gens. Ce n'est point un savant, un philosophe, un citoyen, un père de famille qu'il élève; c'est un homme capable de devenir et bon père de famille, et excellent citoyen, et philo sophe éclairé, et savant habile, s'il prend le parti d'y consacrer sa vie. Il ne cherche point à lui inculquer exclusivement certains devoirs particuliers qui fixent et bornent d'avance sa carrière, comme le dévouement à sa patrie ou à ses proches; aucune destination déterminée n'est le but de ses préceptes: il veut faire un homme d'une raison droite et forte, d'un caractère ferme à la fois et flexible, capable de juger et de se conduire par lui-même, de rester toujours le même dans toutes les situations; dont la vertu « scache être riche et puis«sante et sçavante, et coucher en des matelats «< musqués; aimer la vie, la beauté, la gloire, la santé; << mais dont l'office propre et particulier soit sça<< voir user de ces biens-là réglement, et les sçavoir perdre constamment ;» un homme enfin qui « puisse «faire toutes choses et n'ayme à faire que les << bonnes. >> C'est autour de ce point central, former la raison et le caractère même de l'enfant, que tournent toutes les idées de Montaigne sur l'éducation : il ne considère son instruction que sous ce rapport, ne la recommande qu'autant qu'elle sert à ce but, rejette toute préférence en faveur de certaines études, et blâme tout ce que de vaines conventions sociales veulent changer au développement naturel de nos facultés. « Nous ne saurions. << faillir à suivre nature, dit-il; le souverain précepte, << c'est de se conformer à elle. Telle est la première règle qu'il impose aux maîtres; tel est, à ses yeux, l'unique moyen de faire acquérir à l'élève une raison << née << en lui de ses propres racines, et qui se sente de quoy <«< se soutenir sans aide. » Dans le développement de ses idées, Montaigne est constamment demeuré fidèle à cette loi. Et d'abord, « que la disposition de la personne se << façonne quant et quant l'âme. Ce n'est pas une âme, «< ce n'est pas un corps qu'on dresse; c'est un homme: <«< il n'en faut pas faire à deux. » Ainsi tout ce qui servira au développement de l'une de ces deux parties de notre être ne vaudra rien si c'est aux dépens du développement de l'autre. Cependant les soins de l'éducation physique ne l'occupent point; il n'y entendait rien, et ne parlait que de ce qu'il savait; il se contente de dire <«< que « les jeux mesmes et les exercices feront une « bonne partie de l'étude : la course, la lutte, la mu<«<sique, la danse, la chasse, le maniement des chevaux «<et des armes. » C'est vers l'éducation morale que se dirige toute son attention. L'homme est né pour agir, sa vie se compose de deux moitiés : l'une, celle des événements, ne dépend pas de lui; l'autre, celle des actions, lui appartient en propre; c'est l'arme avec laquelle il maîtrise ou supporte les événements. C'est donc à agir qu'il faut lui apprendre; et comment le lui apprendre sinon en le faisant agir? Loin de nous donc cette éducation qui fait de l'enfant un être passif, dont tous les mouvements sont comprimés, et en qui l'on infuse, pour ainsi dire, des idées qui lui sont étrangères; «< on nous les placque en la mémoire, << toutes empennées, comme des oracles où les lettres <<< et les syllabes sont de la substance de la chose. » Estce ainsi que nous pouvons apprendre ce qui seul nous importe véritablement, à juger et à vouloir ? « Je vou«drois que le Paluel ou Pompée, ces beaux danseurs <«< de mon temps, nous apprissent des cabrioles à les << voir seulement faire, sans nous bouger de nos places, «< comme ceux-ci veulent instruire notre entendement <«< sans l'ébranler. » Exerçons donc l'entendement de l'enfance; c'est la faculté qui emploie les matériaux qu'ont rassemblés les autres; c'est elle « qui approfite « tout, qui dispose tout, qui agit, qui domine et qui « règne. » Ce sera à elle à diriger la vie, et dès qu'il vit, l'enfant doit apprendre à vivre. Comment nous y prendre ? ce ne sera certainement pas en cultivant uniquement la mémoire de son élève que l'instituteur exercera son jugement: « Qu'il ne luy << demande pas seulement compte des mots de sa leçon, <<< mais du sens et de la substance, et qu'il juge du pro« fit qu'il aura fait, non par le témoignage de sa mé<< moire, mais de sa vie.... C'est témoignage de cru<«< dité et d'indigestion que de regorger la viande « comme on l'a avalée; l'estomach n'a pas fait son opé «ration s'il n'a fait changer la façon et la forme à ce << qu'on lui avait donné à cuire. >> ༥ Ainsi les études de l'enfant ne seront pas des études vaines et de pure curiosité; on l'accoutumera à en tirer tout ce qu'elles peuvent lui fournir dans sa sphère étroite, sans doute, mais proportionnée à ses forces : il n'apprendra pas tant «< la date de la ruine de Carthage « que les mœurs de Hannibal et de Scipion...., il ne << dira pas tant sa leçon comme il la fera : il la répètera « en ses actions. On verra s'il y a de la prudence en ses << entreprises; s'il y a de la bonté, de la justice en ses « déportemens; s'il a du jugement et de la grâce en « son parler, de la vigueur en ses maladies, de la mo<< destie en ses jeux, de la tempérance en ses voluptés...; «<le vray miroir de nos discours est le cours de nos a vies. » Et pourquoi l'enfant ne connaîtrait-il pas, ne pratiquerait-il pas ces vertus? Elles seront, comme lui, petites et faibles; elles n'en seront pas moins réelles : c'est lorsque nous prétendons les lui donner en le prêchant au lieu de les lui faire acquérir par l'usage, qu'il n'y arrive jamais apprendra-t-il à se servir de sa volonté si vous l'empêchez de vouloir ? Sans liberté point d'énergie: cela est aussi vrai de nos forces morales que de nos forces corporelles; on estropie un esprit comme un bras ou une jambe, en le tenant trop longtemps au maillot : « Notre âme n'est rien tant |