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LE

SIÈGE DE MAYENCE

EN 1793

(Suite et fin)

Cet appui enhardit le génie allemand qui, après plusieurs jours d'une canonnade dont la place avait dû subir des dommages considérables, se décida à installer des parallèlles à meilleure portée de l'enceinte. Le 25 juin, on commença, sans être trop inquiété, des travaux à 800 pas, comme on avait déjà cherché à le faire. Une fois les retranchements construits, on les arma de pièces de fort calibre. Mais à peine les avait-on dressées qu'une sortie de la garnison envahit les batteries, encloua les canons, détruisant les travaux commencés. Il eùt fallu dès lors renoncer à ouvrir une parallèlle si les grosses pièces postées en arrière n'avaient pas concentré leurs feux sur ce point. Une masse énorme de projectiles s'abattit en quelques minutes sur l'emplacement des tranchées; les Français durent les évacuer précipitamment et le feu continua à être si violent en cet endroit que désormais la vaillante garnison dut s'interdire les sorties. Le 28 juin, les Prussiens purent s'installer dans Weissenau dont Merlin les avait chassés peu auparavant.

A partir de ce jour le bombardement ne fit que redoubler d'intensité; l'infortunée ville de Mayence fut littéralement accablée, sans relâche, sous une pluie meurtrière de bombes qui, dans ses rues étroites et tortueuses, causaient d'affreux ravages, effondrant les maisons, tuant femmes et enfants. Plus de 600 maisons furent détruites. Le 30 juin, l'église Notre-Dame, criblée depuis plusieurs jours, où tout était réduit en cendres, s'écroula avec fracas : déjà dans la nuit du 29, une tour de la cathédrale avait brulé avec 50 ou 60 maisons environnantes. La population civile compta de nombreuses victimes, mais les pertes de la garnison ne furent pas moins grandes. Le général Deblou (1) fut tué dans la rue aux côtés de Reubell. Celui-ci, non moins brave que Merlin, quoi qu'on en ait pu dire (2), était sans cesse sur pied, parcourant les rues de Mayence où il faillit être assassiné. Il résida au quartier général, tant qu'il ne fut pas brulé, et, loin de se cacher, se montrait sans cesse aux endroits périlleux. Son courage, sans être aussi éclatant que celui de Merlin, n'en était pas moins admirable. Chaque jour, il visitait dans les hôpitaux les malheureux blessés, méprisant la grêle de bombes qui tombait sans discontinuer et tuait du monde tout autour de lui. Un jour même, sous une nuée de boulets, il rattacha des bateaux mal amarrés qui fuyaient à la dérive avec quelques provisions. « Au bombardement de Mayence, les Prussiens furent féroces, comme l'avaient été à Lille les Autrichiens, et ils ne pouvaient pas se dire que du moins c'étaient des femmes, des enfants, des vieillards

(1) Le Moniteur l'appelle à tort Duplon; c'est le général Deblou. Il était au début de la campagne colonel du 3° d'infanterie, où il avait conquis tous ses grades, et était devenu général en mai 1792. Son fils, capitaine au 3o de ligne, et son neveu, le lieutenant Saralier, l'accompagnaient comme aides de camp. (2) La conduite de Reubell fut très vivement attaquée, non seulement comme celle de Merlin par Maribon-Montaut à cause de la capitulation, mais on alla jusqu'à contester son courage. Vérines, chef du génie, à Mayence, (que le Moniteur appelle Béril), le dénonça à la Convention dans la séance du 17 août 1793; il le représenta comme toujours caché et ne visitant jamais les soldats. Reubell n'eut pas de peine à se disculper.

français qu'ils tuaient ou estropiaient dans les rues de Mayence. C'étaient leur propre sang, leur propre ville, leurs propres monuments qu'ils traitaient avec cette barbarie. Ils bombardaient pour le plaisir de bombarder car ils devaient savoir que ce n'étaient pas des incendies qui feraient lâcher prise aux soldats de Kleber... Les habitants n'osaient plus éteindre les incendies les projectiles semblaient chercher et poursuivre les pompiers. Les belles tours gothiques des remparts s'écroulaient sous les bombes; les églises et les cloîtres brùlaient; la cathédrale avec ses deux dômes, « la sévère tiare de Grégoire VII et la tiare splendide de Boniface VIII,» s'enflamma. La bibliothèque du dòme, avec d'inappréciables trésors en livres et manuscrits périt comme plus tard à Strasbourg, on ne put rien sauver... Le 30 juin, le feu prit à l'église des Franciscains qui servait d'hôpital; on ne put sauver tous les blessés et malades: une quarantaine périrent sous les poutres embrasées; de loin, on entendait leurs cris désespérés, on sentait l'odeur des chairs brùlées. Un autre jour, une bombe tomba sur un atelier d'artillerie, mit le feu à plusieurs centaines d'obus et de bombes chargés et provoqua ainsi une épouvantable explosion (1). »

On dut transformer les caves en refuges, y établir des hôpitaux ; mais elles regorgeaient de blessés qui, presque tous, succombèrent. Sur les remparts, la position était intenable; on voyait couler sur les affuts de canon le sang et la chair de leurs servants mis en lambeaux. « Si l'on me prouve, disait plus tard Merlin à la Convention, qu'il y avait dans Mayence une place large comme mon chapeau où un homme ait pu être en sûreté pendant une heure, je porterai volontiers ma tète sur l'échafaud.» Goethe qui assistait en amateur aux travaux du siège, dans l'état-major du roi de Prusse et qui en a laissé une relation vive et animée plutôt qu'exacte, Goethe dit que «le

(1) Alfred Rambaud: Les Français sur le Rhin, pages 259–261.

spectacle était étrange; le ciel resplendissait d'étoiles, mais les bombes semblaient rivaliser avec elles; » et Kleber disait : << Pendant six semaines, nous avons vécu sous une voùte de feu ; chaque jour du siège devrait être compté pour une campagne. »

Pendant que ces sombres horreurs désolaient la malheureuse ville allemande, des Allemands, venus souvent de loin, attablés sur les côteaux voisins d'où l'on dominait la ville, assistaient à l'incendie comme à une gigantesque illumination, mangeant, buvant, chantant des refrains bachiques et saluant par des hourras les colonnes de feu qui jaillissaient des édifices écroulés. Les bons frères » allemands agirent de même à Strasbourg en 1870.

Mais dans la ville, sous cette averse meurtrière, personne ne bronchait, pas plus les habitants, sauf de rares exceptions, que la garnison; et bien mal venu eut été celui qui aurait parlé de se rendre.

La faim allait cependant s'ajouter bientôt aux effroyables souffrances du bombardement, mais sans parvenir à abattre les courages, ni à diminuer la confiance. Les batteries flottantes du Rhin avaient eu bien vite rasé et incendié les moulins et les magasins à fourrages; on avait dù moudre le grain dans des moulins à bras. Mais l'ennemi prévenu concentrait parfois tous ses feux sur le quartier où se trouvaient ces moulins, et il fallait requérir de force les ouvriers pour y travailler sous les bombes; il fallait les y maintenir sous la menace du sabre et encore ne réussissait-on pas.

L'approvisionnement de céréales était du reste fortement diminué; quant au bétail, il avait depuis longtemps complètement disparu; les petites sorties du début du siège d'où l'on ramenait quelques bestiaux étaient devenues impossibles, et d'ailleurs elles eussent été sans résultat. Les médicaments aussi manquaient dans les hôpitaux où se pressaient deux mille malades ou blessés.

L'ardeur des soldats ne se trouvait pas atteinte. On en vit se jeter à la nage et aller couper les câbles des bateaux où l'ennemi avait installé ses batteries flottantes. Un jour même, un seul soldat amena ainsi, à la nage, un bateau chargé de 80 Prussiens, qui furent faits prisonniers. Kleber avait organisé un corps de mariniers avec les habitants des environs. Le jour du carnaval, tandis que les officiers prussiens donnaient un bal à l'auberge du Cheval-Blanc, à Bingen, Kleber passa le Rhin à minuit, surprit les sentinelles, fit. prisonniers les officiers au nombre de dix, consola les dames et les laissa se retirer en leur offrant ses excuses d'avoir ainsi troublé leur fète (1).

La famine croissait. Les chevaux étaient devenus le seul aliment un peu nutritif, et encore en manquait-on souvent, ou du moins le rationnait-on sévèrement. Des soldats affamés allèrent repêcher dans le Rhin des cadavres de chevaux que le fleuve entraînait et s'en nourrirent; mais cette chair corrompue fut, comme on le comprend, nuisible et mème funeste à la plupart d'entre eux. On leur interdit formellement cette pèche nauséabonde, mais l'appétit était plus fort que la défense; le besoin d'augmenter une maigre portion fit souvent transgresser cet ordre et l'on dut mettre des factionnaires le long du Rhin pour en surveiller l'exécution.

Tous les historiens ont relaté les prix extraordinaires auxquels atteignirent les denrées pendant ce siège mémorable, prix que l'on devait revoir, hélas! presque les mêmes, au grand siège de Paris en 1870. Un chat valait 6 francs; la chair de cheval mort, 2 francs 25 centimes la livre. On connaît ce menu d'Aubert-Dubayet invitant à sa table les officiers de son étatmajor et leur faisant servir à dîner, comme plat de résistance, ce mets aussi rare que succulent un chat flanqué de douze

(1) Ce fait est consigné dans un écrit de Merlin reproduit par Jean Reynaud, à qui nous l'empruntons.

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