CHAPITRE VI Le Giton fessé Mais l'histoire de l'Inquisition italienne n'est pas toute de drames noirs et de tragédies sanglantes. N'oublions pas que nous sommes au pays du Pantalon, de Pulcinella et d'Arlequin, personnages de la comédie italienne, bien représentatifs d'une certaine tournure d'esprit propre à la race péninsulaire croisée des Romains, des Dalmates, des Orientaux et des Grecs. Si l'on savait jouer merveilleusement du poignard, composer des poisons et rivaliser, par le bûcher, avec les Torquemada castillans, l'on n'était pas exclusivement sombres, comme au pays de Charles-Quint et de Philippe II. L'on savait rire et jouer la comédie, même aux dépens des terribles inquisiteurs. Les anecdotes sont nombreuses, animées de l'esprit comique italien. Une des plus caractéristiques, et d'ailleurs des moins connues, peut-être en raison de son caractère légèrement impudique, est celle que l'on peut dire : « Le Giton fessé. » A la fin du xve siècle, la chapelle Sixtine existait déjà, mais elle n'était pas encore le théâtre des chants merveilleux exécutés par les castrats, car les eunuques chanteurs, quoique employés dans les églises d'Orient depuis le XIIe siècle, n'avaient pas été encore introduits dans les églises occidentales et particulièrement à la Sixtine. Ils ne devaient y faire leur apparition qu'aux dernières années du xvIe siècle, c'està-dire cent ans après la mort d'Alexandre VI. Cependant, comme l'emploi des voix de femmes était interdit à l'Église romaine et qu'il fallait bien les remplacer autant que possible, on utilisait des chanteurs d'origine espagnole, nommés falsetti, dont le timbre est assez difficile à définir. Toutefois, d'après ce que l'on peut savoir, ces falsetti avaient des voix beaucoup plus semblables à celle de la femme qu'à celle de l'homme, même très jeune. D'où leur venait leur singularité ?... Peut-être d'une déformation physique dont les effets étaient analogues à ceux de la castration chirurgicale. Toujours est-il que ces falsetti, de figures et de corps efféminés, servaient très souvent de gitons, de mignons, de ganymèdes, aux potentats de l'aristocratie romaine. Il était de mode, chez les cardinaux, d'avoir son falsetto, comme l'on avait sa maîtresse en titre et comme l'on aurait plus tard son castrat. La chose eut lieu en 1535, la deuxième année du pontificat de Paul III. En raison de l'hérésie luthérienne, le Saint-Siège voulut, en Italie, où le pouvoir central n'existait pas pour lutter contre l'hérésie, réorganiser l'Inquisition défaillante depuis la mort d'Alexandre VI. Il chargea de cette œuvre le cardinal Caraffa, qui créa la « Sacrée Congrégation Cardinalice de l'Inquisition romaine et universelle ». La présidence de cette congrégation inquisitoriale était réservée au pape. Le « bureau » se composait de dix cardinaux, dont l'un était secrétaire, puis il y avait vingt-sept moines ou prêtres consulteurs, et trois qualificateurs, théologiens chargés de déterminer, par une épithète, l'orthodoxie ou les degrés divers de l'hétérodoxie des propositions incriminées. Cette congrégation, qui rajeunissait l'organisation primitive du Saint-Office, connaissait des accusations d'hérésie, de schisme, d'apostasie, de polygamie, d'abus des sacrements, de détention de livres prohibés, de magie et de maléfices, et de tous autres faits comportant suspicion d'hérésie. Mais cette congrégation n'eut, en fait, d'action qu'en Italie, et ce fut une action des plus restreintes, car l'hérésie protestante ne descendit guère plus bas que le Piémont. N'importe ! Le cardinal Caraffa usa de l'arme qu'il avait fait forger, et il en usa selon la tradition inquisitoriale et papale: emprisonner et faire mourir tous les gens qui, à quelque titre que ce fût, portaient ombrage à la papauté ou qui, par une fortune insuffisamment mise à l'abri d'une forte puissance civile, étaient aptes à légitimer une confiscation fructueuse. Or, un bâtard des Médicis, nommé Annibal de Carola, possédait aux portes de Rome un superbe domaine où il vivait en ami des arts et des plaisirs. C'était un homme d'une quarantaine d'années, sage et courageux tout à la fois, doué d'une intelligence littéraire et artistique et d'un caractère plutôt joyeux. Parfaitement athée et nullement hypocrite, il se tenait à l'écart du monde religieux aristocratique, c'est-à-dire du monde qui gravite autour des papes et des cardinaux. Un jour, Annibal de Carola reçut la visite d'un de ces familiers poètes et pauvres qui sont les commensaux naturels des Mécènes. Ce poète s'appelait Giacopo Gaddi. Seigneur, dit-il, je vous apporte un avis que je crois bon et que je tiens de la fille de la cuisinière du cardinal Caraffa. C'est une bonne enfant qui goûte les poésies rustiques et qui m'accorde parfois, tout au fond des jardins sombres de la villa cardinalice, des faveurs charmantes ! Mais elle est bavarde et elle me répète, entre deux baisers, tout ce qu'elle a entendu dire depuis notre précédente entrevue. A quoi nous mènera, par Vénus, ce galant préambule ? dit avec bonté Annibal de Carola tout riant. Mais le poète resta grave pour répondre : Monseigneur, le cardinal Caraffa, Grand-Inquisiteur, comme vous le savez, et secrétaire de la Sacrée Congrégation de l'Inquisition romaine et universelle, a confié à son ami, le cardinal Torrigiano, que votre fortune et votre villa seraient bonnes à prendre, et faciles, étant donné que votre manière de vivre ne vous a laissé, comme amis, que des poètes, des peintres, des sculpteurs, des musiciens, des courtisanes et des voyageurs, gens qui sont peu capables de former une bande armée propre à défendre votre liberté, votre fortune et votre vie ! Annibal de Carola ne riait plus. La chose était grave. Il connaissait Caraffa, et il savait bien qu'une fois germée dans l'esprit du Grand-Inquisiteur, l'idée ferait son chemin, si on n'y mettait tout de suite obstacle; et quel obstacle efficace opposer à la marche puissante de l'Inquisition? C'est bien, je te remercie! dit le Mécène au poète. Laisse-moi, je vais réfléchir, et je prendrai telle mesure que je jugerai bonne. Mais ne t'inquiète pas, Giacopo! je ne suis pas de ceux que l'on emprisonne, que l'on ruine et que l'on tue facilement. Certes! il m'est impossible d'assembler une armée assez forte pour faire échec aux Compagnons de la Foi et aux sbires du Vatican. Mais ces sculpteurs. ces poètes. ces musiciens, ces voyageurs, et même ces courtisanes, auxquels tu faisais allusion, sont tout de même assez forts et courageux pour m'être utiles et joindre à mon épée d'autres épées et quelques bons poignards. Certes! monseigneur ! s'écria Gaddi, tous, tant que nous sommes autour de vous, nous valons chacun notre homme ! et c'est bien dans la pensée que vous prendriez des mesures propres à votre sécurité, que je me suis empressé de vous rapporter, tout brûlants, les propos de ma nymphe ancillaire ! Et sur cette belle phrase, qui avait un fond des plus sérieux, le poète se retira. Annibal de Carola réfléchit une grande heure, et puis soudain une idée dut sortir, comme Minerve, toute armée de sa cervelle, car il éclata de rire, se leva, battit trois fois des mains et s'écria : Par Silène la chose sera plaisante, et s'il doit ensuite y avoir drame tragique, nous commencerons par une comédie burlesque quelque peu pimentée ! Or, depuis trois semaines, la chronique scandaleuse de Rome avait enregistré les rumeurs suivantes : Le cardinal Caraffa s'était violemment épris d'un falsetto, nouvellement arrivé d'Alicante et qui portait le nom très doux et symbolique de Baéza. Annibal avait des renseignements de première main, au sujet des relations du falsetto et du cardinal, car la mère, ou tout au moins la duègne du jeune chanteur espagnol, logeait, non loin de la villa cardinalice, dans une maison dont Annibal était propriétaire et où il avait installé une belle fille |