On va voir au surplus que la nouvelle interprétation de l'arrêté de l'an XII est à la fois contraire à son texte et aux principes qui ont toujours dominé cette matière. Le texte de l'art. 7, il suffit de le reproduire en son entier pour en montrer le véritable sens. «En cas de naufrage des » navires, le produit des débris, agrès et apparaux et le fret » sur les marchandises sauvées étant spécialement affectés aux »gages des équipages et aux frais de leur retour, les officiers, » mariniers, matelots et autres gens de mer seront traités pour » raison de la conduite dont ils auront besoin pour retourner » chez eux, conformément aux dispositions du présent arrêté, >> tant qu'il y aura des fonds provenant desdits navires; ce qui >> sera exactement vérifié par les officiers ou fonctionnaires >> publics qui auront fait procéder au sauvetage et réglé le compte des effets sauvés. »> N'est-il pas clair que lorsqu'on parle ici des fonds provenant du navire, on n'entend parler que du prix des débris et du fret des marchandises sauvées, mais nullement des frets antérieurs. L'arrêté de germinal an XII est la reproduction presque textuelle d'une ordonnance du 1" août 1743 qu'a expliquée Valin, et Valin à ce propos s'exprime ainsi : « En cas de naufrage des navires, le produit des débris et du fret des marchandises sauvées sera distribué entre les gens de l'équipage à proportion de ce qui leur sera dû pour leurs loyers et les frais de leur retour, et en cas d'insuffisance, ils toucheront par contribution au sol la livre. C'est le sens de l'art. 8. » (Comm. de l'Ord. de 1684, liv. 3, tit. 4, art 10). Il a toujours été de principe que les frais de rapatriement suivent le sort des loyers. C'est en partant de cette idée qu'on applique tous les jours aux frais de rapatriement des dispositions qui ne parlent cependant que des loyers, l'article 274 sur le privilège, ticle 433 sur la prescription. l'ar Cette pensée, elle a passé jusque dans le décret de 1860. L'article 14, qui prétend donner action pour les frais de ra patriement sur les frets antérieurs, reconnaît lui-même que les frais de rapatriement sont dus par l'armement, au même titre que les loyers, et il ne les impute sur les frets antérieurs que parce qu'il suppose qu'il en est ainsi pour les loyers.... de même que les loyers. Il est donc bien constant qu'en principe, les frais de rapatriement sont soumis aux mêmes règles que les loyers et qu'ils le sont spécialement en cas de naufrage. Or, pour les loyers, il n'y a plus de difficulté. En cas de naufrage, les loyers de la traversée ne peuvent être réclamés que sur le fret des marchandises sauvées, et il est aujourd'hui entendu qu'on ne peut comprendre sous cette expression les frets antérieurs, qu'il ne s'agit que du fret des marchandises existant à bord. Il est incontestable que, pour les loyers de la dernière traversée, on n'aurait aucune action sur les frets antérieurs. Pourquoi donc en serait-il autrement pour les frais de rapatriement? On reconnait que, pour les loyers, il n'y a plus qu'une action réelle. Pourquoi cette action réelle ne serait-elle pas renfermée dans les mêmes limites? L'armateur n'est obligé au rapatriement que par suite de l'engagement qu'il a contracté envers les matelots. N'est-il pas dès lors rationnel que quand, par l'effet du naufrage, l'engagement primordial se trouve en partie rompu, celui qui en dérive le soit dans la même mesure? A quel titre donnerait-on une action sur les frets antérieurement réalisés ? Qu'est-ce donc que cette action réelle qui subsiste seule, on le reconnaît, après le naufrage ? Ce n'est pas autre chose, comme l'explique Valin, que l'exercice du privilège accordé sur le navire et sur le fret par l'article 271. Or, ce privilège, évidemment, ne peut exister que sur le fret qui n'a pas été encaissé par l'armateur, qui ne s'est pas confondu avec ses autres biens, comme le dit avec raison la Cour de Paris dans un arrêt du 5 novembre 1866. (Dalloz, 1867, 2, 38.` Prétendrait-on qu'un fret ne doit pas être réputé définitive ment encaissé par l'armateur, et confondu avec sa fortune de terre, tant que le navire est encore en voyage et qu'il n'a pas été désarmé ? Cela n'est pas plus vrai én fait qu'en droit. En fait, voici un navire qui part avec un fret pour l'Inde et il doit ensuite rester plusieurs années à faire des voyages intermédiaires entre les divers ports de l'Inde ou de la Chine. Est-ce qu'on attendra le retour du navire en France pour régler et liquider le fret de l'aller? Objecterait-on du moins que, par une fiction de droit, tous les frets acquis depuis l'armement sont considérés comme faisant partie de la fortune de mer attachée au sort du navire ? Cette fiction serait tout-à-fait arbitraire et en dehors des principes généraux admis aujourd'hui par le droit maritime. Emérigon, sans doute, a soutenu contre Valin que tous les frets acquis constituaient la fortune du vaisseau et pouvaient en conséquence être réclamés par tous ceux qui avaient des droits sur le navire. (Assurances, ch. 17, sect. 9 et 14.) Mais cette idée d'Emérigon, elle a été répudiée à tous les points de vue. Elle l'a été, on l'a vu déjà, en ce qui concerne les loyers. Si les frets antérieurs étaient considérés comme la fortune de mer du navire, n'est-il pas évident que les loyers de la dernière traversée auraient pu être réclamés sur ces frets aussi bien que sur le fret des marchandises sauvées. S'ils ne peuvent l'être que sur ce fret, c'est donc que lui seul constitue, à proprement parler, la fortune du navire. Il en est de même par rapport aux assurances. D'après l'article 386, on n'est tenu de délaisser avec le navire que le fret des marchandises sauvées. Il y avait assurément de bonnes raisons pour comprendre dans le délaissement tous les frets. réalisés dans le cours de l'assurance, ces frets compensant l'amoindrissement de valeur qui avait pu se produire depuis. le commencement des risques. La loi, cependant, partant de l'idée qu'il n'y a lieu à délaissement du fret que comme dépendance et accessoire du navire, ne voit une dépendance, un 1870. 2. P. 7 accessoire du navire que dans le fret des marchandises sauvées. N'est-ce pas clairement démontrer que la loi, contrairement à l'idée d'Emérigon, n'entend pas considérer les frets déjà réalisés comme faisant partie de la fortune de mer attachée au navire? N'oublions pas, enfin, l'article 246. Il permet à l'armateur de se liberer des engagements du capitaine par l'abandon du navire et du fret. Cela s'applique-t-il au fret déjà réalisé ? — Non! (V. Jurisprudence de Nantes, 1862, 1, 285.) Où s'arrêteraît-on, en effet, si l'on entrait dans cette voie ? Ainsi les frets déjà réalisés ne sont pas en général considérés comme faisant partie de la fortune du navire; ils ne le sont ni vis-à-vis des matelots pour leurs loyers, ni vis-à-vis des assureurs dans le cas de délaissement, ni enfin vis-à-vis des créanciers du navire. Pourquoi donc en serait-il autrement par rapport aux frais de rapatriement? On voit, en résumé, que la disposition du décret de 1860 qui donne action pour les frais de rapatriement sur l'ensemble des frets réalisés depuis l'armement, 1° N'est nullement la conséquence des principes de l'inscription, ni l'interprétation de l'arrêté de l'an XII ; 2° Qu'elle est même contraire à l'idée constamment suivie de donner aux frais de rapatriement le même sort qu'aux loyers; 3o Contraire, enfin, aux principes généraux du droit maritime qui ne considère pas les frets déjà réalisés comme faisant partie de la fortune du navire. III. N'en faut-il pas conclure que la disposition du décret de 1860 est illégale ? Non, a-t-on dit, car, après tout, il s'agit ici d'une matière qui pouvait être souverainement réglée par un décret. Si les obligations des armateurs envers les matelots sont déterminées et régies par le Code de Commerce, celles des armateurs envers l'Etat ont toujours été régies par des décrets et ordonnances qui règlent, selon les besoins du service maritime, les conditions auxquelles la marine marchande peut utiliser pour son industrie les marins de l'Etat. Une pareille idée n'est pas admissible. Les marins, en effet, n'appartiennent pas à l'Etat, et quand ils s'engagent dans la marine marchande, on ne saurait dire que c'est en vertu d'une concession purement gracieuse de l'Etat, dont celui-ci a toujours le droit de déterminer les conditions. En principe, les matelots règlent librement leurs conventions avec l'armateur (article 250), et l'Etat n'a pas le droit d'y intervenir pour les modifier. C'est assez dire que l'Etat n'a pas ici de droits absolus; il n'en a pas plus vis-à-vis des armateurs que vis-à-vis des matelots. A la vérité, c'est surtout par des ordonnances, par des arrêtés et autres actes du pouvoir exécutif qu'a été réglé, en général, le rapatriement des matelots. Cela pourrait s'expliquer par la confusion qui existait autrefois entre le pouvoir législatif et le pouvoir réglementaire. Mais que voyons-nous, d'ailleurs, dans l'ordonnance de 1743, l'arrêté du 5 germinal an XII, l'ordonnance de 1838 ? Nous trouverons, d'une part, des dispositions sur le mode et le tarif du rapatriement, dispositions essentiellement variables qui restent toujours dans le pouvoir réglementaire ; d'autre part, des dispositions qui, prévoyant certains cas spéciaux, comme celui de naufrage, se bornent, par voie d'interprétation, à appliquer aux frais de rapatriement les principes du droit commun, les règles relatives aux loyers. Mais, jusqu'en 4860, on n'est pas allé plus loin et on ne le pouvait pas. Supposons que l'obligation de rapatriement n'existe pas. Pourrait-on, par décret, imposer aux armateurs cette obligation qui, vis-à-vis de l'Etat, a un caractère éminemment fiscal, le caractère d'un impôt ? Evidemment non. Et si un simple décret ne peut imposer une pareille obligation, comment pourrait-il l'aggraver et l'étendre. au-delà des limites assignées par une tradition constante, sans tenir compte des principes généraux qui ont limité les |