SUR LA VIE ET LES OUVRAGES DE LA BRUYÈRE. que CEUX qui n'ont jamais rien lu sur La Bruyère croiront difficilement la vie de l'auteur des Caractères est moins connue que celle des médiocres auteurs de son siècle dont les plus petits événemens ont été transmis à la postérité. Ce qui doit augmenter leur étonnement, c'est que La Bruyère a vécu à la cour, et que son ouvrage a produit les effets ordinaires des chefs-d'œuvre, c'est à-dire qu'il a excité de vives admirations et des critiques plus animées encore. Amis et ennemis ont dû tourner leurs regards vers l'auteur d'un livre aussi remarquable, et néanmoins aucun des écrivains de son temps ne dit l'avoir vu agir sur la scène du monde. On ne peut expliquer une circonstance si extraordinaire que par la supposition que La Bruyère, ami du repos et de la retraite, évitait avec soin et de recevoir en personne les hommages des nombreux admirateurs de son génie, et de rencontrer ses aveugles détracteurs. Ce que l'on sait de sa vie se réduit à ceci. Né à Dourdan en Normandie, l'an 1644, il chercha un emploi dans sa province natale, et acheta la charge de trésorier de France à Caen. Bossuet, à qui il avait vraisemblablement été recommandé, l'appela auprès du duc de Bourgogne, pour enseigner l'histoire à ce prince; La Bruyère eut pour récompense, de la cour, une pension de mille écus. Malgré la vive résistance de quelques académiciens ses ennemis, il fut reçu en 1693 à l'Académie Française; et trois ans après il mourut d'une apoplexie à Versailles, dans l'hôtel de Condé, où il avait son logement; mais aucun monument funèbre ne nous indique le lieu de sa sépulture. Quatre jours avant sa mort, se trouvant en société à Paris, il avait tout à coup perdu l'ouïe. L'historien de l'Académie Française, l'abbé d'Olivet ajoute qu'il sait, par tradition, que La Bruyère vivait en philosophe qui ne cherche qu'à vivre tranquillement avec des amis et des livres, faisant un bon choix des uns et des autres; ne cherchant ni ne fuyant le plaisir; toujours disposé à une joie modeste, et ingénieux à la faire naître; poli dans ses manières et sage dans ses discours; craignant toute sorte d'ambition, même celle de montrer de l'esprit. Voilà tout ce que la postérité sait de sa vie. On peut juger par son ouvrage, que malgré son goût pour la retraite il avait beaucoup observé la société, particulièrement la cour, et qu'étant très-pieux, son esprit n'osait point franchir les bornes posées par la foi; peut-être n'y songeait-il même pas du moins voit-on disparaître chez lui toute la pénétration habituelle, toute la supériorité de son esprit, lorsqu'il est question de matières qui touchent la foi de près ou de loin. Il trouve bon que l'on persécute les hérétiques; tout en admirant la vaste étendue des mondes, il n'ose admettre qu'ils soient habités comme notre terre ; en fait de magie et de sortiléges il veut qu'on tienne un milieu entre les âmes crédules et les esprits forts. Ainsi cet homme étonnant qui découvrait avec tant de sagacité les faiblesses du cœur humain, se La Bruyère. : a |